Ce titre est une allusion au livre intitulé Une vie pleine de trous qui eut un certain retentissement en 1965, faisant découvrir la vie d’un migrant intérieur venu de la campagne du Rif à Tanger. Un jeune Marocain, Driss ben Hamed Charhadi, raconte sa vie pleine de trous à Paul Bowles, le visiteur immobile du Sahara de la psyché qui, après l’avoir enregistré au magnétophone, a traduit ce récit en anglais. À travers la naïveté du discours de Charhadi apparaissent la misère de sa famille, les quelques jours heureux passés à l’orphelinat, la précarité des emplois et l’éternelle recherche de travail, le chômage, la prison, les aventures sentimentales … Tanger, gare de triage de tous les exils1, reste cette enclave internationale où les riches du Nord tentent de poursuivre la quête exotique2 de Paul Bowles3, tandis que les pauvres du monde veulent franchir le détroit qui sépare l’Afrique de l’Europe. Tanger est la proue du continent africain mais dissimule derrière son décor hybride d’arabisme post-colonial et de modernité industrielle les discontinuités, les béances et les dissidences de ses villes masquées.

Extensions africaines du domaine urbain

Été 2021  : le MUCEM, à côté de la collection Pinault qui expose Jeff Koons, s’attaque à la « Civilization » (sic) dont les pôles avancés seraient Dubaï, la cité monde, les réseaux routiers et digitaux, les ruptures et les data center. Beaucoup d’avions également mais point de villes ou de peaux noires, sinon celles délavées des zombies qui essaient de traverser la Méditerranée. Pourtant, une méga-conurbation est en train de joindre Abidjan, Accra, Lomé et Cotonou. Bientôt, la jonction entre cette dernière et Lagos installera sur l’Atlantique noir une totalité urbaine, encore invisible dans l’exposition Civilization, tant la verticalité de l’architecture des émirats et de l’Asie impressionne l’Occident, sans doute complexé du nanisme et de l’obsolescence de son bâti citadin. Le MUCEM, temple de la Méditerranée, n’ignore pas le gigantisme du Caire ni la dilatation de Casablanca. Mais cela ne suffirait pas, selon Meyer Schapiro, à établir la notion de style4. Celle-ci découle de la force des systèmes sociaux et de l’héritage de grandes époques comme l’Antiquité ou la Renaissance. Shapiro, braqué sur Cézanne ou Baudelaire, a manqué les ruines et l’éclipse de la ville éternelle5.

Bientôt, la jonction entre cette dernière et Lagos installera sur l’Atlantique noir une totalité urbaine, encore invisible dans l’exposition Civilization, tant la verticalité de l’architecture des émirats et de l’Asie impressionne l’Occident, sans doute complexé du nanisme et de l’obsolescence de son bâti citadin.

Olivier Vallée

Le continent africain se trouve disqualifié en tant que fait urbain du fait de sa subordination aux impérialismes qui ont défait son organisation spatiale en asservissant ses peuples. L’occupation de Madagascar, royaume qui résista longtemps à la pression française, illustre bien le bouleversement du projet urbain local qui découle de la stratégie militaire d’occupation. Galliéni, le conquérant de la grande île, ne se trouve pas confronté à un village de cases mais à ce qui est déjà un « métissage architectural »6, puisque les architectes européens présents à Tananarive à partir des années 1830 ont adapté, en le sophistiquant, le modèle local de la maison villageoise en pisé, jusqu’à transformer celle-ci en une élégante demeure patricienne, symbole de la réussite sociale : ils se sont inspirés à l’origine de la maison merina7  ».

Une maison missionnaire du XIXe siècle sur la ville haute, Tananarive. ©Catherine Fouret-Gérin, 2000.

La pacification française de la capitale du royaume passe par l’œuvre d’assainissement qui commence avec l’éviction des porcs qui remplissaient les rues, et la destruction des maisons qui dérangent la perspective de la Résidence de France où le général domine le lac au cœur de la ville des mille collines. En quelques années, elle est percée de larges avenues et les bâtiments en ferrociment se dressent au milieu de la brique traditionnelle et du chaume.

À la manœuvre, on trouve Hubert Lyautey, un ancien d’Indochine comme Gallieni. Il s’attaque à la conception et la réalisation du camp militaire d’Ankazobé qui existe encore aujourd’hui et abrite l’État-major. Après son ouvrage de rénovation de la ville et des camps militaires, Lyautey est affecté à la pacification du grand Sud. La continuité entre la planification urbaine et la prise de contrôle d’une lointaine région insoumise du pays semble forte. En 1918, la modernisation de Tananarive se poursuit sous la conduite de Georges Cassaigne, diplômé de l’École des Beaux-Arts de Paris. Il est question alors d’adapter les artères à la croissance du trafic automobile et, par ce biais, d’introduire une ségrégation raciale dans l’espace urbain8. Cela n’est pas formulé ouvertement, mais les caractéristiques techniques et hygiénistes des bâtiments dans les aires retenues définissent des quartiers européens sans jamais que l’on ne parle de discrimination. 

À partir de 1928, le gouverneur général établit des périmètres où seules les constructions européennes sont autorisées. Cassaigne, son frère Albert, et le paysagiste Gustave François parviennent à réaliser leur projet ségrégationniste et urbain avec la ville thermale et de repos d’Antsirabe, où Mohammed V vécut en exil dans une villa attenante à un grand hôtel du type de ceux que l’on pouvait retrouver sur la côte normande à cette époque. L’argument pour exclure les Malgaches de la zone centrale était d’attirer les Britanniques et les hommes d’affaires sud-africains. Mais, derrière ce « pré-texte » à la ségrégation, il s’agit dans une colonie de peuplement de protéger les Européens de la promiscuité avec les indigènes dont la nature s’améliorera au vu des normes de la civilisation en matière d’habitat, de rite social et de ludisme. Antsirabe est dotée d’un hippodrome, d’aménagements nautiques, et on y voit dès 1929 des concours de beauté féminine blanche et habillée à côté de rutilants véhicules. Un golf est construit par la suite, et la ville de villégiature est reliée à la capitale par une des premières « Micheline ». L’entreprise coloniale s’impose par un vaste remaniement de la cité africaine, et l’inclusion au cœur des cités de places fortes de l’armée d’occupation qui subsistent encore aujourd’hui, de Bamako à Brazzaville. Toutefois, au-delà de l’hygiène et de la séparation sécuritaire des quartiers noirs et européens, l’empire produit les signes iconiques qui manifestent sa négation de l’esthétique autochtone.

L’entreprise coloniale s’impose par un vaste remaniement de la cité africaine, et l’inclusion au cœur des cités de places fortes de l’armée d’occupation qui subsistent encore aujourd’hui, de Bamako à Brazzaville.

Olivier Vallée

Le béton et l’importation topographique

Cela est d’autant plus manifeste en terre algérienne conçue comme une colonie de peuplement. On y voit assez tôt le modernisme des techniques s’allier aux formes du design arabe réinventé. Hennebique, une entreprise qui connaissait une période florissante en métropole et notamment à Paris, s’installe alors à Alger. Elle diffuse même une revue sur un procédé nouveau de construction, le « béton armé ». Comme en métropole, beaucoup d’architectes locaux sont conquis par cette nouveauté, et notamment Petit et Garnier qui construisent en 1921 les grands magasins du Bon Marché, rue d’Isly, inaugurés en 1923. D’autre part les architectes associés Régnier et Guion sont les concepteurs des immeubles Lafont sur le boulevard Saint-Saëns, et du grand garage Vinson rue Sadi-Carnot. Puis, avec l’architecte Lugan, Hennebique construit l’hôtel d’Angleterre et les immeubles des rues Denfert-Rochereau et Clauzel, ceux des boulevards Victor-Hugo et Edgar-Quinet où l’architecte élabore un habitat original sur cour. En même temps, le « style Jonnart » ou « néo-mauresque » conserve ses adeptes. C’est ainsi qu’en 1925, M. Titre, architecte de la commune d’El-Biar, adopte ce style pour la mairie. Dix ans plus tard, son confrère Charles Henri Montaland complète l’ensemble néo-mauresque de la place du village avec la poste et l’école maternelle qu’il construit avec l’entreprise Vidal.

La guerre dans l’orbite de l’urbanisme

Après la Grande Guerre, Alger se dote d’un plan d’aménagement, d’extension et d’embellissement de la ville, ainsi que la rénovation du règlement des voiries. Cela n’empêche pas l’isolement de la Casbah et l’accroissement des bidonvilles à la limite de la capitale de l’Algérie. La Seconde Guerre mondiale est vite suivie d’une contestation de l’injustice coloniale et de la pauvreté qui en résulte pour les natifs. La reconnaissance de la commune d’Alger permet à son maire, Jacques Chevallier, de créer, au second semestre 1954, un bureau d’urbanisme au sein de la mairie chargé de le conseiller dans son action municipale. Pendant que l’action de l’armée française commence à entraîner l’exode des ruraux qui fuient les combats, Jacques Chevallier lance de nouvelles opérations de logements à caractère social qu’il avait fait étudier par Fernand Pouillon, un architecte métropolitain aux ambitions affirmées qui n’allait pas hésiter à concevoir ses projets, et à réaliser ces opérations en utilisant la pierre d’une carrière des environs de Marseille, que l’OPHLM fit venir par bateaux. Ces nouveaux logements ont allié une réelle réussite architecturale et ont été construits en un temps record. 

Le culte solaire paraît garantir le bonheur dans ces opérations d’habitat social inspirées comme Diar-es-Saâda (la Cité du bonheur), que l’OPHLM lança en août 1953 pour 732 logements sur un terrain de 8 hectares à l’est de la ville. Sa sœur jumelle, Diar-el-Mahçoul (la Cité de la promesse tenue), que l’OPHLM lançait pour 1550 logements, s’achève en octobre 1955. La troisième opération, la plus importante du couple Pouillon-Chevallier, devait être « Climat de France », étalée sur 30 hectares pour 4500 logements, dont son agora-marché des « deux cents colonnes » et son groupe scolaire. Ces constructions étaient destinées au recasement des habitants de la Casbah et du quartier de La Marine. En réalité, elles demandaient aux ménages de quitter le centre de la ville et de renoncer à leur mode de vie élargi au réseau social du quartier. L’offre de logements modernes apparut rapidement insuffisante face à l’afflux démographique. La rencontre d’un politique libéral et d’un architecte innovateur incitèrent De gaulle lui-même à visiter les villes du bonheur en plein drame algérien, sans jamais accorder les ressources et la marge de manœuvre nécessaires aux pionniers d’une nouvelle planification urbaine.

Celle-ci, pour Samia Henni, semble articuler, comme le fit Gallieni à Madagascar, la guerre contre le peuple et le contrôle de la ville par la réduction des îlots qui autorisent la résistance9. Ainsi, entre 1954 et 1962, les autorités civiles et militaires françaises ont profondément réorganisé le territoire urbain et rural de l’Algérie, drastiquement transformé son environnement bâti, construit de nouvelles infrastructures en un temps record et implanté de manière stratégique de nouveaux centres de population afin de maintenir l’Algérie sous domination française. Sans chercher à dresser un panorama exhaustif des 94 mois de destruction et de construction qui caractérisèrent la guerre menée par la France en Algérie, l’autrice enquête sur les pratiques coloniales de la France telles qu’elles s’incarnent dans des instruments juridiques, des opérations militaires et des projets architecturaux. Ainsi, la ville africaine sous l’emprise impériale obéit aux impulsions d’une série d’officiers, de technocrates, d’architectes, de planificateurs et d’ethnologues dans la création architecturale tout au long de cette sanglante guerre d’indépendance.

Ainsi, la ville africaine sous l’emprise impériale obéit aux impulsions d’une série d’officiers, de technocrates, d’architectes, de planificateurs et d’ethnologues dans la création architecturale tout au long de cette sanglante guerre d’indépendance.   

Olivier Vallée

Architecture de la contre-révolution reconstitue la généalogie des différentes politiques du logement dans l’Algérie en guerre, analysant les orientations et les nuances qui les caractérisèrent, ainsi que leurs coïncidences avec la succession de différents gouvernements en France et de différents administrateurs civils et militaires en Algérie entre 1954 et 1962 (Jacques Soustelle, Robert Lacoste, Raoul Salan, Paul Delouvrier et Jean Morin). Le livre aborde les initiatives d’assainissement et de reconstruction des bidonvilles, menées sous l’égide de l’armée, qui conduisirent à l’élaboration par les techniciens coloniaux de typologies spécifiques (comme le logement semi-urbain, habitat horizontal de très faible qualité). Les grands ensembles du plan dit de Constantine du général de Gaulle — plan quinquennal inspiré de la planification soviétique — devaient ensuite « pacifier et administrer, mais en même temps transformer », avec pour ambition la construction de logements pour un million de personnes »10. Stéphane Gaessler, à partir du livre de Samia Henni, rappelle de quelle manière l’urbanisme déroule la poursuite de la guerre par d’autres moyens. En métropole française, la guerre sociale s’inscrit dans l’expulsion des Français des classes dangereuses vers les banlieues où les HLM se bâtissent comme en Algérie. Dans ce département colonial, il est plus facile d’isoler les fonctionnaires et les élites blanches du terrorisme du FLN d’une part, et d’autre part d’enfermer les Algériens dans des camps de regroupement. 

Machines à habiter et sensorialité de la Casbah

La discrimination spatiale et la peur de la contamination caractérisent le dessin des villes coloniales, où « l’autre » indigène est d’emblée inquiétant. L’ambition d’un style moderne mais puisé au sein d’un vocabulaire vernaculaire se heurte vite aux contraintes du temps et de la transformation, sans mesure des modes de vie. L’assimilation des évolués passait par des expériences-modèles qui ne peuvent échapper au schéma des villages Potemkine. Pouillon, dans une veine néo-classique11 et Prouvé12, pour sa part, marqué par des machines à habiter métalliques exportables comme les ponts d’Eiffel, se démarquent de la dimension holistique et autoritaire du plan de Constantine du général De Gaulle. Mais Le Corbusier, critiqué comme un architecte totalitaire, a pourtant témoigné d’une manière radicale de la leçon d’architecture que lui avait fourni la médina. Après avoir admirablement décrit cette Casbah comme détenant « le secret des dimensions humaines », il conclut : « Tout est encore debout dans la Casbah d’Alger engorgée ; tous les éléments d’une architecture infiniment sensible aux besoins et aux goûts de l’homme. La ville européenne peut tirer un enseignement décisif, non qu’il s’agisse d’ânonner un glossaire d’ornements arabes, mais bien de discerner l’essence même d’une architecture et d’un urbanisme alternatifs. D’autres problèmes sont alors posés, se référant à des coutumes différentes et devant satisfaire à d’autres besoins. Une base fondamentale est commune : le soleil d’Afrique »13. On peut émettre des réserves quant à l’héliocentrisme de Le Corbusier, tout en reconnaissant qu’il manifeste une farouche compréhension de la grande culture urbaine de l’Orient à nos portes, mais dévaluée. Celui qui fut décrié pour la proposition de « commune verticale » a reconnu, du Brésil à l’Algérie, avant beaucoup, que « L’urbanisme est une clef ».

Couverture du livre Architecture du bonheur. L’Urbanisme est une clef paru en 1955.

Le récit inversé

L’Afrique accueille et révèle le rythme accéléré de la sédimentation de la ville. Son ossature primitive, empruntée et dévaluée, inspiratrice et refoulée, se dissout. De même, les modèles modernistes, importés à la fois comme expériences et comme transferts, finissent par se fondre dans la décomposition matérielle, dans la prolétarisation spirituelle et dans la revanche des masses, à l’instar de l’effet Beaubourg de Jean Baudrillard14. Ainsi va l’immeuble rouge conçu à Brazzaville en 1952 par Hébrard, Lefebvre, Letu et Bienvenu, disciples de Le Corbusier, sur le modèle de la Cité radieuse de Marseille. « Brise-soleil déglingués, arbres poussant à même la façade, terrasse servant de potager à manioc, pataugeoires transformées en poubelles, cheminées d’aération obstruées par des nids d’abeilles, égouts à ciel ouvert, l’immeuble n’a gardé de sa splendeur d’antan que le beau rouge du grès que l’on extrait près du Djoué, proche affluent du fleuve Congo. Construit pour le personnel européen local d’Air France à l’époque où Brazzaville était la capitale de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) et servait d’escale aux vols long-courriers entre Paris et l’Afrique du Sud, nationalisé, occupé par des militaires durant la guerre, l’immeuble rouge entouré de manguiers et de bananiers demeure un exemple exceptionnel d’architecture pensée pour un milieu tropical »15. Cet immeuble n’était bien entendu pas inclusif dans les Brazzavilles noires de la colonisation, étranger aux cités quartiers et maisons de poto-poto, à l’écart de la débrouillardise et de l’esthétique intangible de la SAPE. Le mobilier était signé de grands noms du design : Jean Prouvé et Charlotte Perriand. La table de salle à manger « Tropique 506 » réalisée en 1952 par Jean Prouvé pour l’unité d’habitation Air France est vendue chez Christie’s Paris, le 21 novembre 2012, pour la somme de 217 000 euros. Foin du bonheur et du système des objets, l’an 2000 et l’espace Schengen (nom qu’affectionnent les cyber café de Brazzaville) sont les nouvelles icônes urbaines du Congo.

©Sébastien Godret.

Dans les mégalopoles africaines, les chefs-d’œuvre consacrés de l’architecture importée se retrouvent phagocytés par la créativité comme entreprise et critique du quotidien, anonyme, vernaculaire, informelle, pauvre mais vitaliste qui, elle aussi, fait partie intégrante du paysage urbain. L’aberration des villas somptuaires des nouveaux riches de Bamako ou de Niamey illustre la défaillance de l’État à poursuivre l’exploitation du domaine public, hérité du maître français des concessions, terme passé dans la langue et qui se substitue à la propriété. Même l’apartheid qui sépare les peaux, les corps et les cœurs finit par se fissurer à Johannesburg. L’exemple type en est le « Hillbrow vernacular », avec la ligne moderniste des appartements, parfois réussis, souvent banals, du quartier Hillbrow, qui avait déjà frappé Nicolas Pevsner lors de son passage en 1952. Aujourd’hui, ce quartier est devenu un bidonville dans le centre-ville avec des immeubles, pour la plupart délabrés, occupés par une population africaine hétérogène. Chipkin décrit ce phénomène comme caractéristique des villes dont le centre-ville commercial original s’est vidé au profit de l’émergence d’espaces résidentiels et d’enclaves commerciales sécurisés, situés en périphérie16.

Dans les mégalopoles africaines, les chefs-d’œuvre consacrés de l’architecture importée se retrouvent phagocytés par la créativité comme entreprise et critique du quotidien, anonyme, vernaculaire, informelle, pauvre mais vitaliste qui, elle aussi, fait partie intégrante du paysage urbain.

Olivier Vallée

Dynamiques subordonnées de l’urbain indigène

Une grande partie de la production architecturale du XXe siècle en Afrique a vu le jour pendant le colonialisme, sans qu’il ne parvienne cependant à laminer le style du pouvoir des puissances locales. C’est ce que montre Dominique Malaquais au Cameroun  : « l’auteur propose une relecture originale des dynamiques locales en phase avec les courants mondialisés de la décolonisation et de la guerre froide : des élites crispées sur leurs privilèges, hostiles aux missions chrétiennes et à l’espace alternatif ouvert par les bâtiments de la ville et de la mission. Un colonisateur qui ménage les uns et les autres, et se méfie des rares rois modernisateurs. Des cadets et des femmes qui voient s’ouvrir les portes de la ville et de la mission mais qui continuent d’y fonctionner selon des registres de subjectivation acquis à l’intérieur du royaume. Une puissance coloniale aveuglée par son ignorance des dynamiques locales et son déchiffrement simpliste de la révolte de l’Union des Populations du Cameroun »17.

Dès le début des années 1990, plusieurs auteurs ont avancé la thèse — largement acceptée aujourd’hui — que le contexte colonial générait la condition idéale d’une expérimentation architecturale et urbanistique. Le cas du Maroc dans les années 1910 et 1920, quand Henri Prost concevait, en étroite collaboration avec le Maréchal Lyautey18, les villes de Casablanca et Rabat en s’inspirant d’idées théoriques novatrices qui eurent ensuite un impact considérable sur la pratique des urbanistes en France, est ainsi bien connu. Dans son analyse, Avermaete démontre comment des concepts et des techniques d’infrastructure, mis en œuvre au Maroc et en Algérie dans les années 1950, ont servi ensuite pour le développement des régions périphériques en France19. L’évolution de l’urbanisme en France dans les années 1960, quittant l’art urbain pour une pratique plus multidisciplinaire, ajoute-t-il, trouve son origine dans les expériences nord-africaines. Mais l’espace africain francophone — à l’exception du plateau d’Abidjan — se caractérise par l’absence du « manhattanisme » original des colonies de peuplement anglo-saxonnes comme le Zimbabwe. À Johannesburg, ville coloniale capitaliste, le boom de l’or en 1965-1977 produisit plus de soixante immeubles-tours dans le centre-ville, effaçant ainsi une grande partie des « gratte-ciels » emblématiques des années 193020. En Côte d’Ivoire, hommes politiques et équipements urbains fournissent monumentalité et itinéraires  : l’échangeur du boulevard Valéry Giscard d’Estaing est présenté comme un ouvrage essentiel, véritable rampe d’accès au pont Henri Konan Bédié.

Une afro-urbanité ?

Est-ce que la ségrégation, la résistance, la migration, le surcodage de l’énergie sociale dans les cités africaines auraient suscité un style noir du cosmopolitisme comme urbanisme unitaire, cher au Potlatch situationniste21 : un afropolitanisme  ? « Afropolitanism, as Achille Mbembe defines it here, is an « aesthetic and a particular poetics of the world » practiced by a growing population of increasingly mobile and worldly Africans »22. Ce que dessine ainsi Achille Mbembe ressemble à un « Tout monde » à la Glissant où, à travers le continent, l’énergie créatrice du monde urbain ouvre à la « Multitude »23

À la différence du « peuple », des « masses », et de la « classe ouvrière », la multitude ne désigne pas une nouvelle subjectivité politique : elle forme un réseau qui traverse les nations et les continents, et permet de travailler et de vivre en commun ainsi que de préserver nos différences. Cette dilatation de la cité africaine embraye des expériences et des références artistiques et imaginaires transcontinentales : « it is a passage that can open out onto a more continent-wide multiplicity of attempts to shift experiences and visions in imagining cities amid globalization, from Johannesburg detective stories to Nollywood videos from Lagos, from diasporic narrations of Nigeria to Senegalese nostalgia for home« 24. Sur un mode plus urbanistique, les villes africaines, sont devenues, différemment mais au même titre que les « villes mondiales » décrites par ailleurs, les prototypes du concept récent de « métropolisation », qui décrit le processus de l’étalement urbain englobant désormais, dans une seule entité, ville, frontières, banlieues et périphéries, parallèlement à l’instauration d’un marché du travail sur la même échelle25. On parle désormais d’aire urbaine, de région urbaine sans encore maîtriser que Bangui regarde plus vers Kinshasa que Paris, et qu’Abidjan se tourne vers Le Cap. Ces phénomènes sont réservés à une frange déterritorialisée de la citadinité. Ainsi qu’à Nairobi, le groupe de managers et de créateurs rassemblés autour de « The Nest »  : « On vit ici, c’est chez nous. On est nairobien parce qu’on est cosmopolite et d’une certaine façon capitaliste. Notre expression n’est pas traditionnelle, alors que le reste du pays est très ancré dans le langage, la tradition. « The Nest » se fait ainsi le défenseur d’une identité citadine assumée qui sert de fil directeur à l’organisation du lieu et de ses activités »26.

Sur un mode plus urbanistique, les villes africaines, sont devenues, différemment mais au même titre que les « villes mondiales » décrites par ailleurs, les prototypes du concept récent de « métropolisation », qui décrit le processus de l’étalement urbain englobant désormais, dans une seule entité, ville, frontières, banlieues et périphéries, parallèlement à l’instauration d’un marché du travail sur la même échelle.

Olivier Vallée

Dignité et lignes de front

Cela ne veut pas dire qu’il y a un postcolonialisme qui aurait le même goût et la même signification que l’ancien colonialisme. Il ne s’agit pas de mimer les élites occidentales, et la recherche urbaine africaine est parvenue à se séparer de la vision occidentale. Comme dit Multitude : « Parler de postcolonialisme aujourd’hui, c’est parler d’une situation qui est profondément transformée, dans laquelle une partie des anciens pays coloniaux participent de l’empire, et d’autres en sont exclus ou au moins jouent un rôle dans cette nouvelle division internationale du travail qui comprend normalement au centre de l’empire même les élites des pays plus excentrés ». Cet ajustement matérialiste dans l’Empire du monde cohabite assez bien avec l’enthousiasme du « starchitect » Rem Koolhaas qui, célébrant la ligne de front de la modernité globale à travers la ville de Lagos, n’est pas exempt de romantisme, voire d’une vision culturaliste de la créativité de l’Africain. 

©Sammy Baloji.

La robustesse de ce décentrement peut être jugée dépolitisée par les nostalgiques occidentaux qui veulent transvaser à l’Afrique leur démission, en responsabilisant les intellectuels africains dont la mission historique resterait l’extinction de la pauvreté. Il nous apparaît que la vision tropicaliste d’une fusion entre les langages architecturaux du marché des styles mène à une impasse en matière de réflexion sur la ville et ses béances. Le geste de la construction et l’africanisation du building sont la dernière contre-attaque de l’empire colonial. Ainsi s’exprime le modernisme tropical, en 2016, dans sa description de la construction d’un théâtre au Congo belge. « Le théâtre de Lubumbashi est l’illustration parfaite d’une « africanisation » de l’architecture moderniste au Congo Belge. Là où Costa avait réussi à « tropicaliser » l’architecture moderne pour donner naissance au modernisme brésilien, Laurens a trouvé les moyens d’appliquer cette manière de construire au Congo belge. Le groupe Yenga a, semble-t-il, permis de franchir un pas de plus vers la naissance d’une réelle architecture moderne africaine »27. Au commencement était une ville de trous, et en restant dans ce Congo belge devenu la RDC, la notion de vide s’avère le concept organisateur des contours de la ligne de fuite qu’assume la modernité spatiale africaine. L’horizon de Kinshasa, la géante au bord du roi-fleuve, le Congo, ne réside pas dans les fétiches d’un tropicalisme désuet. C’est la profondeur de la disparition qui inscrit les limites auxquelles est confronté le décentrement de la mégalopole noire et chaotique. Le créateur Sammy Baloji et le chercheur Filip de Boeck extraient du théâtre cruel de Sony Labou Tansi la question du trou. Cette notion contient un paradoxe que ce dernier explicite dans le prologue de la pièce Le Trou : « Mais voici le « trou » : pour ne pas y tomber, il faut y aller. Le trou de la vie. Le trou des autres. Le trou du monde. Le trou des espérances. Le trou de la réalité — et celui des rêves. Le trou des religions et celui que fait en vous votre propre viande »28.

La robustesse de ce décentrement peut être jugée dépolitisée par les nostalgiques occidentaux qui veulent transvaser à l’Afrique leur démission, en responsabilisant les intellectuels africains dont la mission historique resterait l’extinction de la pauvreté.

Olivier Vallée

L’anthropologue De Boeck et Baloji abordent Kinshasa comme un trou noir de l’hyperespace, repéré à travers « Positing the Polis : Topography as a Way to De-centre Urban Thinking ». La Babel à la tour échafaudage (voir photo ci-dessus) génère le topos du trou à partir duquel édifier une épistémologie de la rupture, en contraste avec la perception ordinaire de l’habiter citadin. Heidegger a subverti l’habitation par l’habiter : « L’espace n’existe pas en tant que tel — géographiquement si vous voulez —, il advient. Comment ? Par le ménagement des lieux. Il s’agit là d’une action existentielle, d’un « pour ceci ou cela, c’est dire « habiter » ne dépend pas seulement de l’habitabilité d’un logement ou de la qualité architecturale d’un bâtiment. Ce sont certainement des conditions favorables mais l’essentiel est ailleurs. Cet ailleurs consiste à vivre au plus près de soi avec et parmi les choses et les humains ». La ville africaine, dans son décentrement moderne, renvoie à la corrosion de toutes formes, à la fuite de la notion de ville dans Kinshasa, forme et site instable d’une existence imprévisible. Un écrivain suggérait la possibilité d’une île ; Baloji et de Boeck, pour leur part, explorent l’impossibilité moderne de la ville comme style de leur « psychogéographie »29.

Sources
  1. Patrick Hubner, « The Tangerine Dream : la Cité de l’entre deux mondes », Babel. Littératures plurielles, n° 29, 2014, p. 211-229.
  2. Ibid  : «  Est ici évoqué le mirage de Tanger, cette ville portuaire du Maroc maritime à la situation privilégiée sur le détroit de Gibraltar, entre Atlantique et Méditerranée, et qui a connu un engouement particulier durant le dernier demi-siècle, lorsque les trois apôtres de la Beat Generation, Burroughs, Ginsberg et Kerouac vinrent y séjourner, précédés par l’Américain Paul Bowles, compositeur, écrivain et voyageur qui fait figure de précurseur en venant s’installer définitivement à Tanger au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale.

    De ces rencontres artistiques, littéraires et psychédéliques entre expatriés à Tanger naîtront à la fois le chef d’œuvre avant-gardiste de Burroughs, Le Festin nu, où Tanger se dissout dans une expérience intérieure et, parallèlement, une grande œuvre de la littérature marocaine classique, Le Pain nu, de Mohamed Choukri, traduit en anglais par Paul Bowles, et qui restitue la cité portuaire avec le réalisme d’un récit autobiographique traditionnel. Deux œuvres frappées par la censure dans leur pays d’origine, qui illustrent différemment l’envers du décor tangérois fait de transgressions, d’expériences qui ne sont pas étrangères aux démons de la contre-culture américaine comme de la misère du Maroc illustrée par le roman de Choukri, qui a été traduit par Ben Jelloun.  »

  3. Stuart Schaar, «  Tanger à l’heure du cocktail chez Paul Bowles  », La pensée de midi, vol. 23, n°1, 2008, p. 37-39.
  4. Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Éditions Gallimard, Paris, 1982, p. 35-85.
  5. Susan Stewart, The Ruins Lessons : Meanings And Materials In Western Culture, The University of Chicago Press, 2020.
  6. Catherine Fournet-Guérin, «  Héritage reconnu, patrimoine menacé  : la maison traditionnelle à Tananarive  », Autrepart, vol. 33, n° 1, 2005, p. 51-69.
  7. L’architecte anglais James Cameron lance le modèle de la maison en briques à six pièces à Faravohitra, un quartier patricien de Tananarive, qui connaît un tel succès qu’elle est reproduite quasiment à l’identique à des centaines d’exemplaires, couvrant notamment le côté occidental des collines et créant ainsi un paysage urbain unique de par son homogénéité et son originalité (photo ci-dessous).
  8. Ambe J. Njoh, « Colonial Philosophies, Urban Space, and Racial Segregation in British and French Colonial Africa », Journal of Black Studies, Vol. 38, n° 4, 2008, p. 579-599.
  9. Samia Henni, Architecture de la contre-révolution. L’armée française dans le nord de l’Algérie, Éditions B42, Paris, 2019.
  10. Stéphane Gaessler, « L’architecture de la guerre d’Algérie », En attendant Nadeau, n°99, 2020, p. 39-41.
  11. C’est avec la réalisation du stade municipal d’Aix-en-Provence en 1946 qu’un vocabulaire véritablement personnel émerge : une modernité en ligne directe et continue de l’histoire de l’architecture et de l’ingénierie, la « mise à jour » de procédés ancestraux de construction, la mise en valeur de chaque matériau par la juste combinaison de tous les matériaux entre eux, la juste adéquation d’une forme à son usage. Le mariage de tradition et de modernité et la maîtrise de l’ingénierie au service du « sensible » qui se manifestent à partir de ce projet architectural ne quitteront jamais l’esprit de Fernand Pouillon.
  12. Olivier Cinqualbre et Robert Rubin, Jean Prouvé : la maison tropicale ; the Tropical House, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2009.
  13. Dans Aleth Picard, «  Architecture et urbanisme en Algérie. D’une rive à l’autre (1830-1962)  », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, Vol. 73, n° 1, p. 121-136.
  14. « Beaubourg – carcasse de flux et de signes, de réseaux et de circuits. Beaubourg – monument aux jeux de simulation de masse, trou noir dévorateur d’énergie culturelle, là où tous les contenus viennent se matérialiser, s’absorber et s’anéantir. Beaubourg, machine à produire de la culture, mais qui produit de la masse, et la masse, au lieu d’absorber de la culture, absorbe la machine. Ainsi fonctionne le cycle d’une implosion irréversible. Beaubourg livré à la ventilation superficielle, mais où s’élabore quelque chose comme une violence nouvelle, violence implosive de la violence explosive traditionnelle, et qui menace aujourd’hui toutes les institutions, la culture, le pouvoir, et le social lui-même. » Jean Baudrillard.
  15. Nicolas Michel, « Congo : «  L’immeuble rouge  », l’autre Cité radieuse de Brazzaville », Jeune Afrique, 17 avril 2013.
  16. Clive M. Chipkin, Johannesburg Transition : Architecture & Society from 1950, Johannesburg, STE Publishers, 2008.
  17. Jean-Pierre Warnier, «  Malaquais, Dominique. — Architecture, pouvoir et dissidence au Cameroun. Paris, Karthala  ; Yaoundé, Presses de l’UCAC, 2002, 395 p., glossaire, photos, index, bibl. («  Recherches internationales  », collection du CERI)  », Cahiers d’études africaines, n° 177, 2005.
  18. Actif à Madagascar dans ce domaine également.
  19. Tom Avermaete, Serhat Karakayali, Marion von Osten éd., Colonial Modern : Aesthetics of the Past, Rebellions for the Future, Londres, Black Dog Publishing, 2010.
  20. Johan Lagae, « Discipline autonome ou pratique instrumentale ? L’architecture d’après-guerre en Afrique », Perspective. Actualité en histoire de l’art, n° 1, 2011, p. 580-586.
  21. Guy Debord présente Potlatch, (1954-1957), Éditions Gérard Lebovici, Paris, 1985.
  22. Anna von Rath, « Afropolitanism as ethico-political stance : Achille Mbembe », Pocolit, 22 juin 2020.
  23. Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude, Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, Paris, 2004.
  24. Garth Meyers, African Cities : Alternative visions of urban theory and practice, Zed Books, 2011.
  25. Catherine Coquery-Vidrovitch, «  De la ville en Afrique noire  », Annales. Histoire, Sciences Sociales, Vol. 61, n° 5, 2006, p. 1087-1119.
  26. Eric Mugendi, Nest Nairobi’s March #WhatsNext event asks what the future holds for Kenya’s music industry, Techcabal, 23 mars 2016.
  27. Jean-Baptiste de Boisséson, « Mémoire – Le « Modernisme tropical ». Essai de définition : Regard croisé entre Congo Belge et Brésil. »
  28. Sony Labou Tansi, « Le Trou », dans Théâtre 3 : Monologue d’or et noces d’argent, suivi de Le Trou, Éditions Lansman, 1998, p.61.
  29. Voir Guy Debord, op.cit.