Dans les jours qui ont suivi l’élection de Mario Draghi au poste de Président du Conseil italien, un meme bien connu a circulé, adapté à cette crise politique inattendue1. On y voit le YouTubeur Stephen Morris déclencher un effet domino avec des briques de plus en plus grandes. Sur le plus petit de ces dominos il est écrit « Quelqu’un mange de la soupe de chauve-souris en Chine », tandis que le plus grand affiche « Matteo Salvini devient pro-européen ». Le meme dépeint la chaîne complexe d’événements qui, depuis le début de la pandémie dans un marché de Wuhan, a conduit en Italie à l’affaiblissement du gouvernement PD-M5S, à la chute du gouvernement, et à la création d’un gouvernement d’unité nationale, soutenu par la Ligue eurosceptique et dirigé par l’ancien Président de la banque centrale européenne

D’une certaine manière, cette simple image résume toute la crise de la pensée stratégique contemporaine. La planification, l’élaboration d’une stratégie, la construction d’une perspective à long terme semblent des exercices futiles face au cours inattendu des événements. Foreign Affairs, le magazine phare qui accueille depuis quatre-vingts ans les plus brillants représentants de la pensée stratégique américaine, est même allé jusqu’à publier un long essai sur la fin de la « Grand Strategy », ou plutôt de cette branche intellectuelle dédiée à la planification d’une approche systématique pour faire avancer les intérêts d’un État (et pas seulement)2.

Ulrich Beck avait déjà eu l’intuition que la politique moderne ne pouvait être comprise qu’en termes d’équilibre des risques. La complexité des sociétés humaines postindustrielles, qui ont le terrible pouvoir de modifier même les équilibres planétaires, ne permet plus d’effectuer des calculs clairs de type coût-bénéfice. La question n’est pas tant que « tout se tient », mais plutôt que les actions visant à minimiser les risques sont celles-là mêmes qui les génèrent. Il suffit de penser au danger des bactéries immunorésistantes, une menace catastrophique causée par l’utilisation massive d’antibiotiques, à laquelle on doit l’explosion des décès dus aux maladies infectieuses.

La complexité des sociétés humaines postindustrielles, qui ont le terrible pouvoir de modifier même les équilibres planétaires, ne permet plus d’effectuer des calculs clairs de type coût-bénéfice. La question n’est pas tant que « tout se tient », mais plutôt que les actions visant à minimiser les risques sont celles-là mêmes qui les génèrent.

Michelangelo Freyrie et Eugenio Dacrema

Le problème est encore plus grand dans le secteur financier. Il s’agit en effet d’une organisation des ressources entièrement basée sur l’arbitrage entre le profit potentiel et le risque spéculatif, ce qui présuppose la capacité d’estimer le danger de perdre son investissement initial en raison de facteurs inattendus. Ce risque est cependant souvent illusoire : en effet, il n’est pas possible de calculer une distribution de probabilité pour des événements uniques qui ne peuvent être répétés x fois.

Que faire face à cette incertitude généralisée ? Tout d’abord, il faut comprendre que le problème n’est pas tant ce que nous sommes « capable de savoir » en tant qu’analystes. Le problème sous-jacent concerne plutôt une organisation et un accès à l’information qui ne correspondent plus à la situation historique. En 2014, la possibilité d’un conflit gelé en Ukraine était inimaginable – les éléments qui ont contribué à la décision russe de réitérer l’aventure menée en Géorgie quelques années plus tôt étaient cependant déjà connus des observateurs occidentaux.

De même, avant 2020, il existait déjà de nombreuses études et plans mettant en garde contre les risques liés à la propagation d’une pandémie mondiale. Mais si nos sociétés disposaient de (presque) toutes les informations nécessaires pour se préparer à des crises jugées soudaines et imprévisibles, pourquoi avons-nous si souvent été pris au dépourvu ? 

Pour paraphraser Percy Shelley, les organisations modernes « manquent souvent d’imagination pour imaginer les choses que nous savons déjà ». La prospective (ou, en anglais, le foresight) est une approche de l’élaboration des politiques publiques qui tente d’accéder à ce que nous « savons déjà ». L’objectif est de mobiliser les ressources analytiques d’une organisation, selon des schémas qui lui permettent d’identifier les tendances existantes qui pourront, un jour, être déterminantes pour le succès d’une stratégie. 

La prospective est une approche de l’élaboration des politiques publiques qui tente d’accéder à ce que nous « savons déjà ».

Michelangelo Freyrie et Eugenio Dacrema

Parmi les différentes méthodes qualitatives existantes, la construction de scénarios est sans doute la plus utilisée. Un scénario est la description d’une situation future possible, assemblée à partir de diverses tendances économiques, sociales et politiques. Un scénario décrit une chaîne plausible d’événements pouvant conduire à une situation spécifique, obligeant les participants à revoir systématiquement leur approche et leurs idées préconçues sur un certain sujet. En élaborant différents scénarios sur l’évolution future d’un domaine, qu’il s’agisse de l’ordre géopolitique européen ou du marché des jeux vidéo, nous sommes en mesure d’examiner une question sous différents angles, ce qui nous permet de développer des stratégies résilientes face à d’éventuels événements imprévus. 

Il s’agit essentiellement de mener des conversations structurées entre experts – pas seulement des analystes et des professeurs, mais toute personne susceptible d’avoir un point de vue approfondi sur le sujet en question. Les scénarios sur la mobilité urbaine à Paris en 2040 peuvent par exemple impliquer des urbanistes, des entrepreneurs, des experts en logistique, mais aussi des chauffeurs de taxi, des livreurs Deliveroo, des voyageurs qui font la navette de leur travail à leur domicile : bref, tous ceux qui peuvent aider à démonter un problème en ses composants de base. Quelles sont les évolutions technologiques qui influenceront la mobilité de masse ? Quel sera l’impact d’une économie désintermédiée sur l’heure de pointe de 9 heures du matin ? Qu’arrive-t-il à un réseau de métro lorsque la pauvreté urbaine augmente ? 

Il est essentiel que la prospective ne tente pas d’anticiper en détail ce qui se passera dans le futur. Comme son nom le suggère, elle cherche à alterner entre différents points de vue sur la question analysée, en faisant ressortir les facteurs d’influence déjà présents dans le milieu analysé. 

Les obstacles les plus évidents à un exercice efficace de prospective sont donc certainement ceux, en apparence seulement, de la grande quantité d’informations et de points de vue à prendre en compte et, en même temps, de la grande quantité d’informations potentiellement décisives qui ne sont pas en notre possession. Cependant, il en est une troisième, moins évidente, qui est peut-être encore plus déterminante de nos jours : l’art de l’être humain de se tromper lui-même. Les biais heuristiques, les préjugés, les simplifications sont présents dans l’esprit humain depuis son origine, souvent pour de très bonnes raisons. La capacité de réduire des problèmes complexes à des questions simples et à un traitement rapide a toujours permis à l’homo sapiens de réagir rapidement face à des situations dangereuses, en se concentrant instinctivement sur les éléments les plus saillants du problème pour lui et en ignorant les autres ; la recherche continue de la confirmation de nos valeurs et de nos croyances par rapport à la réalité nous a toujours permis de soutenir notre quête de sens, et d’atténuer les sentiments découlant de la conscience de notre mortalité. Enfin, la simplification et les classifications, souvent basées sur des concepts mentaux et éphémères tels que la « nationalité », la « classe sociale » ou l' »appartenance ethnique », nous ont permis de percevoir un sentiment d’appartenance commune et de collaborer avec un grand nombre d’autres êtres humains, pour la plupart inconnus de nous, rendant possible la création de grandes sociétés complexes, capables de dépasser largement le cercle réduit du clan et de la tribu. 

La recherche continue de la confirmation de nos valeurs et de nos croyances par rapport à la réalité nous a toujours permis de soutenir notre quête de sens, et d’atténuer les sentiments découlant de la conscience de notre mortalité.

Michelangelo Freyrie et Eugenio Dacrema

Toutefois, si cette longue liste de « raccourcis mentaux » qui nous caractérisent a eu jusqu’à présent une solide fonction évolutive, ils peuvent s’avérer très dangereux lorsqu’il s’agit de faire des analyses objectives de notre présent et, surtout, de notre avenir. Cela est devenu particulièrement évident au cours des dernières décennies, lorsque l’avènement mondial de l’Internet et des réseaux sociaux a exacerbé ces traits de notre espèce. Si dans de nombreux cas elle favorise les échanges et l’accès à l’information, dans d’autres, la structure technologique de ces nouveaux outils a en fait accentué les instincts identitaires et les « bulles d’opinion », amplifiant les heuristiques et les biais de confirmation au détriment d’échanges basés sur des informations objectives et partagées. « Polarisation » est un terme qui convient très bien aujourd’hui à la description du climat politique de presque toutes les démocraties avancées, certes favorisé par les transformations technologiques du système médiatique, mais aussi par l’utilisation cynique par les classes politiques des leviers identitaires, et les craintes croissantes d’une partie de nos sociétés face aux changements de plus en plus rapides auxquels elles sont soumises. 

C’est peut-être l’un des défis les plus difficiles à relever pour l’application des méthodes deprospective aujourd’hui. Si ces techniques apparaissent comme de plus en plus essentielles à la survie et à la prospérité de nos sociétés dans un avenir rapide, complexe et imprévisible, elles ne peuvent être véritablement efficaces que si elles sont appliquées par l’exercice du doute et la remise en question permanente de ses propres certitudes et opinions. Il est important de se poser ces questions, surtout en cette période de popularité de la pratique : la prospective a été adoptée par des institutions aussi diverses que l’OCDE, le SEAE, la Commission européenne, les ministères des Affaires étrangères et les entreprises, et peut jouer un rôle central dans les politiques de résilience que de nombreux États semblent vouloir adopter dans le monde post-pandémique. Cependant, il nous faut prendre conscience de ce qui est nécessaire pour que la prospective fonctionne.

Ce n’est que par la légitimation mutuelle des différents points de vue et par l’admission de la partialité absolue de notre savoir que nous pourrons surmonter ce que les sociologues Steven Sloman et Philip Fernbach ont appelé « l’illusion du savoir » et ainsi accéder à ce qu’ils définissent comme le « savoir collectif » de l’humanité : cette héroïne silencieuse du progrès humain depuis des millénaires, peut-être jamais autant qu’aujourd’hui mise en péril par notre soif de confirmation, et d’affirmation de soi.