Le gouvernement américain prend des mesures pour sauver les compagnies aériennes, Boeing, et d’autres entreprises touchées de la même manière par la crise sanitaire1. Bien que nous insistions clairement sur le fait que ces entreprises doivent être sauvées, des problèmes éthiques, économiques et structurels peuvent être soulevés par la manière choisie pour le faire. Si on étudie l’histoire des sauvetages en matière de faillite économique, il est même certain que de tels problèmes apparaîtront.

Au cours de la crise de 2008-2009, les sauvetages des banques (et surtout de leurs banquiers) ont surtout pu avoir lieu grâce à Timothy Geithner, alors secrétaire au Trésor, qui s’est battu pour leurs dirigeants contre le Congrès et certains autres membres de l’administration Obama. Les banquiers, qui n’avaient jamais perdu autant d’argent dans l’histoire du secteur bancaire, ont le plus gros bonus de celle-ci moins de deux ans plus tard, en 2010. De manière suspecte, Geithner a hérité d’un poste très bien payé dans le secteur de la finance seulement quelques années plus tard.

Ce sauvetage constitue un cas flagrant de socialisme d’entreprise (corporate socialism), et une récompense pour une industrie dont les dirigeants sont arrêtés par le contribuable. L’asymétrie (aléa moral), et ce que nous appelons « l’optionalité » pour les banquiers, peuvent s’exprimer ainsi : face et les banquiers gagnent, pile et le contribuable perd. Cela ne tient en outre pas compte de la politique d’assouplissement quantitatif qui a servi à gonfler la valeur des actifs et à accroître les inégalités en profitant aux super riches. N’oublions pas que les renflouements de banques s’accompagnent d’impression monétaire, ce qui a pour effet de faire diminuer les salaires de la classe moyenne par rapport à la valeur des actifs – comme les appartements de luxe à New York.

L’asymétrie (aléa moral), et ce que nous appelons « l’optionalité » pour les banquiers, peuvent s’exprimer ainsi : face et les banquiers gagnent, pile et le contribuable perd.

Mark Spitznagel et Nassim Nicholas Taleb

Si c’est renfloué, c’est un service d’utilité publique

Premièrement, il ne faut pas confondre les compagnies aériennes en tant que société physique avec la structure financière afférente. Il ne faut pas non plus confondre le sort des employés des compagnies aériennes avec le chômage de nos concitoyens, qui peut être compensé directement plutôt qu’indirectement avec ce qu’il reste des subventions aux entreprises. L’épisode Geithner devrait nous apprendre que renflouer des individus en fonction de leurs besoins n’est pas la même chose que de renflouer des entreprises en fonction de nos besoins.

Sauver une compagnie aérienne ne devrait donc pas être équivalent à subventionner ses actionnaires et ses dirigeants hautement rémunérés, et à promouvoir un risque moral supplémentaire dans la société ; car le fait même que nous sauvions les compagnies aériennes indique l’utilité de leur rôle. Si elles sont nécessaires à la société en tant que telles, pourquoi leurs gestionnaires ont-ils le choix ? Les fonctionnaires bénéficient-ils d’un système de primes ? Le même argument doit par extension être avancé contre le renflouement indirect des réserves de capitaux, comme les fonds spéculatifs et les stratégies d’investissement sans fin, qui sont si exposées à ces actifs. Ils n’ont aucune stratégie honnête d’atténuation des risques, si ce n’est une dépendance naïve et formée aux renflouements ou à ce qu’on appelle dans l’industrie « ce qu’a mis le Gouvernement » (Government put).

Deuxièmement, ces entreprises font pression pour obtenir des renflouements, finalement obtenus des gouvernements par l’intermédiaire de leurs équipes de lobbying. Mais qu’en est-il du petit restaurant du coin ? Du guide touristique indépendant ? Du coach personnel ? Du masseur ? Du barbier ? Du vendeur de hot-dogs vivant du tourisme en bas des marches du Met ? Ces groupes de personnes n’ont pas les moyens de s’offrir des lobbyistes et resteront ignorés.

Il ne faut pas confondre le sort des employés des compagnies aériennes avec le chômage de nos concitoyens, qui peut être compensé directement plutôt qu’indirectement avec ce qu’il reste des subventions aux entreprises.

Mark Spitznagel et Nassim Nicholas Taleb

Des tampons, pas des dettes

Troisièmement, comme nous le disons depuis 2006, les entreprises ont besoin de tampons pour faire face à l’incertitude ; non pas de dettes (c’est-à-dire d’amortisseurs inversés), mais de tampons. Dame nature nous a donné deux reins alors que nous n’avions besoin que d’un seul. Pourquoi ? En raison de l’imprévu. Nous n’avons pas besoin de prévoir des événements indésirables spécifiques pour savoir qu’un tampon est indispensable pour amortir les chocs. Ce qui nous amène au problème du rachat. Pourquoi devrions-nous dépenser l’argent des contribuables pour renflouer des entreprises qui ont dépensé leur argent (et souvent même emprunté afin de générer cet argent) pour acheter leurs propres actions (afin que le ou la PDG ait le choix), au lieu de constituer une réserve pour les mauvais jours ? De tels renflouements punissent ceux qui ont agi de manière conservatrice et leur nuisent à long terme, favorisant l’imbécile et celui qui ne recherche que la rente.

Ce n’est pas un cygne noir

Certains prétendent de plus que la pandémie est un « cygne noir », donc inattendue et dont l’impréparation pour y faire face peut être excusable. Le livre qu’ils citent couramment est Le cygne noir (écrit par l’un d’entre nous). S’ils avaient lu ce livre, ils auraient su qu’une telle pandémie mondiale y est explicitement présentée comme un cygne blanc  : quelque chose qui finirait par se produire, avec une grande certitude. Qu’une telle pandémie aiguë est inévitable, qu’elle est le résultat de la structure du monde moderne, et que ses conséquences économiques seraient aggravées en raison de la connectivité accrue et de la suroptimisation. Dans les faits, le gouvernement de Singapour – que nous avons conseillé dans le passé – était préparé à une telle éventualité avec un plan précis élaboré dès 2010.

Sources
  1. Cet article a initialement été publié sur le blog de Nassim Nicholas Taleb, Incerto, en mars 2020.