Depuis un mois, le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez s’active pour faire avancer le geste sans précédent d’accorder la grâce aux politiciens du mouvement indépendantiste catalan, jugés pour la déclaration unilatérale d’indépendance d’octobre 2017, et qui purgent maintenant une peine de prison. Cette manœuvre s’inscrit dans un contexte particulier : d’une part, Sánchez a attendu que l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) prenne ses fonctions au sein du gouvernement catalan, avec Pere Aragonès comme président par intérim ; d’autre part, elle a coïncidé avec l’attribution du fonds de relance, destiné à faciliter la transition économique dans un scénario post-Covid 19. Saisissant l’opportunité d’une nouvelle phase politique qui ne coïncide pas avec le calendrier électoral national, ce pari de Sánchez marque le début de ce qui sera certainement un chemin long et difficile pour trouver une solution politique à la « question catalane », qui a été au cours de la dernière décennie l’un des principaux facteurs de déstabilisation, de fragmentation politique, et de polarisation de la société espagnole. Bien que l’opinion publique, les analystes politiques et les personnalités de son propre parti restent très divisés quant au geste audacieux de M. Sánchez, il ne fait aucun doute qu’il n’avait guère d’autre choix que de dégeler les relations entre Madrid et Barcelone. Cinq points au moins méritent d’être pris en considération afin d’établir une analyse plus complète et approfondie du scénario actuel, jusqu’à la publication officielle de la grâce.

Oriol Junqueras abandonne la stratégie unilatérale

  • Oriol Junqueras – ancien vice-président du gouvernement catalan lors des événements du 1er octobre 2017 – et qui, au lendemain de son procès, s’est moqué de la possibilité d’un potentiel pardon de la Moncloa, a écrit ce lundi une lettre dans laquelle il critique pour la première fois directement la position indépendantiste la plus radicale, tout en affirmant que la stratégie d’une déclaration “unilatérale” d’une république indépendante catalane est une solution aussi irréaliste qu’indésirable1. En accord avec la position également partagée par les partis politiques de centre-gauche (Podemos, Más País, PSOE), Junqueras a soutenu qu’une voie de désescalade du conflit doit passer par la reconnaissance du caractère politique de la crise, qui a été réaffirmé par un large soutien électoral aux partis indépendantistes. En appelant à un dialogue bilatéral avec le gouvernement central de Madrid, la lettre publique de Junqueras a envoyé des messages directs à la fois à Sánchez, et à l’aile la plus radicale des partis du mouvement indépendantiste, peut-être mieux représentée par Carles Puigdemont, aujourd’hui à la tête du Conseil pour la République catalane. En d’autres termes, en ouvrant la porte à une collaboration mutuelle, Junqueras s’éloigne aussi radicalement de la position de Puigdemont, qui insiste sur le caractère antidémocratique de l’État espagnol, et sur la nécessité d’une République catalane. La lettre de Junqueras n’invite pas seulement au dialogue avec Sanchez – ce qui a déjà eu lieu avec Quim Torra à l’été 2018 dans les jardins de la Moncloa – mais laisse plutôt entendre que la seule option pour une Catalogne plus robuste et démocratique dépend de la collaboration avec l’État espagnol en tant que représentant légitime de la nation espagnole.

Sánchez visite le Foment del Treball

  • Le jour même de la lettre publique de Junqueras, Pedro Sánchez a visité la plus ancienne institution catalane, le Foment del Treball, la fédération catalane de l’industrie qui remonte au début du XVIIIe siècle. Montrant des signes de respect et de collaboration au nouveau président catalan, Pere Aragonès, le discours de Sánchez a souligné l’importance d’une vision politique pragmatique à long terme, combinant les intérêts nationaux et régionaux2. Comme s’il répondait à la lettre de Junqueras, Sánchez a souligné l’importance de trouver une solution politique à la crise, tout en faisant allusion aux plans de relance de l’UE, qui exigent une collaboration étroite entre les différents niveaux de gouvernance, afin de progresser vers un bien-être économique stable. Le discours s’inscrivait dans le cadre du programme national de M. Sánchez, « Espagne 2050 », qui plaide en faveur d’un profond réajustement des infrastructures et du développement, afin de faire de l’Espagne un acteur économique central de la zone euro. Conscient des stratégies géopolitiques du mouvement indépendantiste catalan, l’appel de Sánchez pour des relations plus collaboratives entre la région catalane et l’État espagnol avait pour but de déplacer le cadre vers une collaboration plus large avec l’Union européenne, dans le sillage de la crise du Covid-19. Cependant, les détails d’une éventuelle modification fiscale ou statutaire des institutions administratives catalanes restent pour l’instant inconnus.

Pouvoir judiciaire et retenue politique

  • Face à la volonté de Sanchez d’accorder la grâce aux politiciens indépendantistes catalans emprisonnés à Lledoners, la plus haute juridiction espagnole, le Tribunal Supremo, a publié un document non contraignant conseillant la retenue dans l’exercice du droit de grâce, dans ce cas précis3. Le Tribunal Suprême espagnol ne s’inquiète pas tant de la politisation du pouvoir de grâce de l’exécutif – une thèse partagée par les partis de centre-droit, qui interprètent ce geste comme un simple opportunisme de l’administration Sanchez, en échange de sa coopération politique – mais plutôt d’une soudaine détérioration de la légitimité de l’indépendance du Tribunal dans le traitement des questions de souveraineté et de rébellion contre l’État de droit. Dans ce document, les juges rappellent également à l’exécutif que l’affaire contre les prisonniers ne tournait pas autour de la nature politique du « procès » catalan ; il s’agissait plutôt d’une affaire de désobéissance à un avis de la Cour, et de l’utilisation abusive de fonds publics fédéraux pour le vote qui a eu lieu pendant les événements de la déclaration unilatérale de 2017. Aussi, il faut souligner que la Cour est vigilante à l’opinion publique sur cette question, puisque environ 60 % de la société civile espagnole n’est pas d’accord avec le pouvoir de grâce de Sánchez, qui est en capacité de réduire les peines de prison pour les personnes impliquées dans l’événement de la déclaration unilatérale. Ainsi, aux yeux de la Cour, un tel geste politique audacieux de la part de l’exécutif pourrait finalement mettre en danger la neutralité du pouvoir judiciaire aux yeux du grand public.

Le facteur Puigdemont

  • Bien que le message d’Oriel Junqueras s’oppose à la stratégie de l’ancien président Carles Puigdemont, il reste à voir quelles seront les réactions et les changements potentiels au sein de la coalition indépendantiste la plus ardente, comme Junts per Catalunya (JxC). Dans quelle mesure les conditions d’une solution bilatérale Madrid-Catalogne peuvent-elles être capables de générer une nouvelle phase historique, excluant Puigdemont de la table des négociations ? Dans ce sens, il est important de prendre en considération ce que Jordi Puigneró (un conseiller politique du gouvernement catalan, et proche allié de Puigdemont) a déclaré cette semaine, à savoir que l’ancien président n’est pas « le problème », mais un acteur central dans la voie vers une solution politique durable pour sortir de l’impasse4. En d’autres termes, si Puigdemont et sa plateforme sont exclus, cela ne pourra conduire qu’à un gouvernement souterrain et parallèle, qui se considérant comme le gouvernement légitime par procuration, continuera d’exister et bloquera toute tentative de normalisation des relations entre le gouvernement central et le gouvernement catalan. Les politiciens indépendantistes les plus radicaux, comme Elsa Artadi, ont déjà exprimé leur désaccord avec la lettre publique de Junqueras, abandonnant leur engagement envers la stratégie unilatérale5.

Pardon ou amnistie ?

  • Enfin, ce pardon exécutif peut-il générer un terrain d’entente stable pour entrer dans une nouvelle phase dans les relations entre le gouvernement catalan et l’État espagnol ? Le fait est que le pari de Sáchez attire des détracteurs de tous bords, ce qui doit être lu comme une faiblesse politique à court terme : le Tribunal Suprême, plusieurs représentants régionaux du PSOE, les partis de droite (PP, Vox, et Ciudadanos), ainsi que les factions indépendantistes critiquent fortement son initiative. Pour les indépendantistes, l’amnistie, et non le pardon exécutif, est la véritable condition de toute normalisation concrète entre les deux parties. Dans les années qui ont suivi la mort de Francisco Franco et la transition de l’Espagne vers la démocratie, le juriste allemand Carl Schmitt a écrit dans les pages d’El País une défense juridique de l’amnistie, afin de laisser derrière lui le spectre effrayant de la guerre civile espagnole6. Il y a ici une grande ironie historique : aujourd’hui, c’est la position indépendantiste catalane qui demande l’amnistie, dans un contexte où aucune guerre civile n’a jamais eu lieu, et où il n’y a eu qu’une conduite déloyale spécifique contre l’état de droit, exercée de manière univoque par le pouvoir judiciaire. Mais cela pourrait aussi être la limite du pari de la grâce lancé par Sánchez ; c’est-à-dire que, précisément parce que la grâce n’est pas à la hauteur des normes de l’amnistie, cela ouvre la possibilité de faire traîner le « procès ». Aussi, il peut être difficile de penser à l’amnistie comme à une expurgation totale des blessures des affrontements du passé, dans un contexte où la mémoire est constamment renouvelée et mobilisée comme le principal vecteur de la stratégie indépendantiste pour dynamiser le « procès ».
Crédits
Andreu Dalmau/EFE/SIPA