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En octobre 2020, le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty était tragiquement assassiné par un réfugié dans le Val d’Oise. Il avait, lors d’un cours sur la liberté d’expression, montré à ses élèves des caricatures de Mohamed publiées dans le journal satirique Charlie Hebdo. Ces publications dépassent l’échelle nationale, puisqu’un professeur les a utilisées dans la banlieue de Leeds au Royaume-Uni et a depuis été mis en congé. Ailleurs, en Turquie, en Iran ou au Pakistan, les caricatures ont provoqué d’importantes manifestations, clamant une opposition ferme au principe de laïcité française.
L’assassinat de Samuel Paty a également révélé la difficulté colossale qu’avaient les Français – et notamment les professeurs français – à comprendre la laïcité, ce qui a poussé Patrick Weil à publier, en avril 2021, De la laïcité en France 1. L’auteur opère un retour à la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Il étudie tant les origines (étrangères, notamment) de la loi et le travail de la commission parlementaire présidée par Aristide Briand, que ses conséquences, avec un accent particulier mis sur l’organisation d’une police des cultes chargée de faire respecter la laïcité. Il montre que si la laïcité est la liberté de croire et de ne pas croire sans pression, elle est aussi et surtout une question de souveraineté de l’État.
Dans cet entretien, Patrick Weil propose de revenir sur la définition de la laïcité pour la rendre intelligible, tant dans son rapport à l’Histoire que dans ses comparaisons avec d’autres régimes étrangers, européens ou non. Son ambition : mêler à l’analyse géopolitique de la laïcité un travail pédagogique.
La laïcité, exception française remise dans son contexte
Dans votre livre De la laïcité en France, vous revenez sur la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État et vous expliquez qu’au-delà des débats philosophiques, sociologiques et politiques sur le sujet, il est tout à fait possible de définir clairement la laïcité en tant que notion juridique. Quelle définition en retenez-vous ?
Effectivement, la loi de 1905 est un texte de droit et doit se lire et s’interpréter comme tel. Il y a eu des débats philosophiques, historiques, des comparaisons internationales, mais le texte a été fixé et conçu avec une extrême finesse. Il ne peut en outre être compris sans mesurer l’importance que sa mise en œuvre et son inscription dans l’histoire ont été effectués par ceux-là mêmes qui l’ont rédigée. Aristide Briand rapporteur de la loi à la Chambre des députés a été ensuite pendant cinq ans, de 1906 à 1911, ministre chargé des Cultes.
Les articles de principe 1 et 2, les plus connus, ne peuvent ainsi être lus indépendamment de ceux qui suivent, et notamment ceux qui concernent la police des cultes. L’article 1 2 assure la liberté de conscience et “garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public”. On croit parfois que le libre exercice des cultes est le fait d’aller dans un lieu de culte pour prier, à l’église, au temple, à la synagogue ou à la mosquée. Mais ce n’est pas cela. D’une part, il y a la liberté de conscience, le for intérieur – ce que l’on ressent et pense en soi-même – et cette liberté est absolue et n’a aucune limite d’ordre public. D’autre part, il y a le for extérieur – la manifestation extérieure de la foi, qui peut être le port d’une croix, d’un voile ou d’une kippa dans la rue. Toute manifestation individuelle est un exercice du culte. Cela est libre, sous réserve des dispositions d’ordre public.
L’article 2 3 institue la séparation des Églises et de l’État. Auparavant, il y avait les cultes reconnus dont la base était le Concordat de 1801 4 signé avec le Vatican. Il permettait le financement de ces cultes par l’État qui nommait les ministres de chaque culte. La séparation implique la cessation de la reconnaissance et du financement des cultes, ainsi que l’organisation d’une liberté des cultes dans le cadre d’associations dédiées. La séparation ne distingue plus entre les Français selon qu’ils adhèrent à des cultes reconnus ou non reconnus ou qu’ils ne sont pas croyants. Par la loi de 1905, le lien spirituel avec le catholicisme est aussi rompu, l’État se déclarant areligieux.
La loi de 1905 est donc une loi de libertés, mais elles sont toutes protégées par des dispositions pénales, inscrites dans une police des cultes, jusqu’ici quasiment oubliée par ceux qui réfléchissent sur cette loi. Comme l’a dit en 1905, Paul Grunebaum-Ballin, l’un des deux conseillers d’État qui ont travaillé sur le projet de loi, la proclamation du droit de propriété implique de prévoir des protections de ce droit, dans le Code pénal. C’est la même chose pour la laïcité. En liaison avec l’article 1, la loi protège chaque citoyen contre les pressions qui viennent d’autrui pour le forcer à marquer leur exercice d’un culte ou pour les en empêcher (article 31 5). En liaison avec l’article 2 (la séparation), un article dispose que si quelqu’un trouble une manifestation collective du culte, celui-ci peut être condamné à l’amende ou à la prison. 6 Mais si un ministre du culte s’attaque à des fonctionnaires 7 ou appelle les citoyens à se soulever contre d’autres, celui-ci peut aussi être condamné à l’amende ou à la prison 8. C’est donc une protection de la société et de l’État d’une éventuelle sortie de son cadre religieux d’une personne qui a l’autorité religieuse.
La garantie des dispositions de la loi de 1905 engage donc l’État à travers la séparation. L’État organise ainsi ses relations avec les cultes en France, mais aussi par rapport à d’autres États, et notamment le Vatican. Vous dites que la loi s’inscrit dans un contexte d’affirmation de la souveraineté de la France. Quels liens y a-t-il entre la laïcité et la souveraineté ?
Les textes de loi s’inscrivent dans une histoire. Il y avait une importante intrusion de l’Église catholique dans les affaires de la France. L’Église avait combattu l’institution de la République et s’était mêlée, par certains de ses organes, de l’affaire Dreyfus. C’est le cléricalisme, c’est-à-dire l’intervention du religieux dans les affaires publiques. Les Français en avaient assez. Le moment de renversement de l’opinion est survenu lorsque le président français Émile Loubet s’est rendu en Italie sur invitation du roi d’Italie en 1904. Le pape a envoyé une lettre d’admonestation du président français aux autres souverains catholiques soulignant que Loubet devait, en tant que catholique, obéissance au pape. La lettre a fuité par le prince de Monaco, qui l’a donnée à Jaurès. La France a basculé. Le travail entamé à la Chambre des députés par Briand a trouvé un débouché politique, et la loi a été soutenue jusqu’à son aboutissement. La loi de 1905 résulte donc bien de l’affirmation de la souveraineté de la France par rapport à un État étranger.
Mais elle marque aussi la souveraineté de la République sur les cultes. L’approche des concepteurs des lois était bien celle de Raoul Allier, l’un des penseurs de la loi : « l’Église religieusement libre dans l’État politiquement à l’abri de ses menaces », d’où la nécessité de la police des cultes. L’État a le droit de se protéger du cléricalisme. L’homme religieux est un citoyen et peut participer à l’élaboration des lois en tant que citoyen, mais il doit obéir aux lois. 9
L’État opère donc un acte de souveraineté à travers cette loi. Pour autant, comme vous le détaillez, le travail du législateur ne se fait pas par fracas, en réponse à un incident diplomatique avec le Vatican, mais au fil d’études de longue haleine, notamment de comparaisons étrangères. À quelle échelle s’effectue ce travail et en quoi la France s’inscrit-elle dans un contexte qui dépasse sa propre histoire ?
Le travail de comparaison internationale est impressionnant. De très nombreux pays sont étudiés, notamment en Europe. Il y a d’abord une inspiration proche, italienne. Comme l’Italie s’est un peu constituée contre le pape, le rapport de Briand note avec intérêt l’existence d’une police des cultes qui punit de peines supérieures au droit commun toute incitation par des ecclésiastiques au non-respect des lois. Le mot de Cavour est cité (« l’Église libre dans l’État libre »), pour noter cependant que la séparation n’est pas aboutie.
Car l’inspiration la plus forte reste l’Amérique du Nord, à travers les États-Unis et aussi le Mexique. Au sujet des États-Unis, la commission parlementaire note que « le principe de la laïcité et de la neutralité de l’État est consacré dans la constitution fédérale » 10. La commission ajoute : “La neutralité de l’État ne comporte en Amérique ni hostilité ni même indifférence à l’égard des religions.” C’est une neutralité “bienveillante dont l’utilité est généralement reconnue”. Il y a donc une séparation juridique mais aussi une union morale entre l’Église et les États. Il y a aussi une police des cultes mais celle-ci est organisée presque en faveur des religions. On punit le blasphème, on interdit le travail du dimanche, etc. 11
Le cas mexicain est différent car on ne peut pas parler d’union morale entre Église et État. Le Mexique a dû affronter dans une guerre civile une Église conservatrice. La séparation est donc complète de même que l’autorité de l’État sur les religions en matière d’ordre public. Pas de cérémonie religieuse en dehors des lieux de culte. Le Mexique inspire la république française.
Si on se focalise sur les cas étasunien et mexicain, on aurait presque l’impression que la laïcité est une notion révolutionnaire, l’héritage d’une révolution. Lorsque les États-Unis inscrivent dans le premier amendement les principes de la laïcité, il s’agit notamment de prémunir les individus de l’intrusion de l’État, puisque leur histoire est celle d’un État qui s’est constitué contre l’intrusion des Britanniques.
Cela n’est pas toujours le cas. En Italie, c’est la Cour constitutionnelle qui a décidé en 1988 que la laïcité était un “principe suprême de l’ordre juridique italien”, à l’occasion d’une question de constitutionnalité. “En raison de son caractère suprême, ce principe ne peut faire l’objet d’une révision constitutionnelle.” C’est l’une des “pierres angulaires de l’État”. C’est un processus juridictionnel. C’est une version de la laïcité qui n’est pas nécessairement l’affirmation d’une séparation ferme et d’une souveraineté absolue de l’État, comme c’est le cas de la laïcité française.
Formes de laïcité et sensibilités nationales
Au sujet des formes de la laïcité, l’historienne Valentine Zuber écrit “La laïcité d’un État se mesure en effet moins à son organisation socio-religieuse ou à sa forme politique qu’au respect de plusieurs critères constitutifs de l’État de droit.” 12 Souscrivez-vous à ce constat de la laïcité comme notion juridique ?
Oui, la laïcité est une notion juridique… dont il faut cependant bien connaître toutes les dimensions.
Dans ce cas, qu’est-ce qui définit les formes de laïcité ? S’agit-il de degrés d’application des règles de l’État de droit ?
L’écriture de chaque texte va marquer une sensibilité.
Il y a des marques qui reflètent des sensibilités différentes. Les États-Unis sont très attachés au fait qu’il n’y ait pas un dollar de l’argent fédéral versé directement aux cultes. Alors qu’en France, les contribuables paient l’entretien des Églises. En revanche, en France on refuse toute manifestation publique de la foi de la part d’un fonctionnaire – pas de signe religieux, et les prières publiques sont interdites. Aux États-Unis, la Cour suprême distingue les adultes des enfants. Elle a rendu inconstitutionnelles les prières à l’école publique dans les années 1960, générant un traumatisme énorme. Mais elle a considéré que la conscience des enfants devait être protégée. Pour ce qui concerne les adultes, par exemple une prière au Congrès, la Cour considère que ce n’est pas gênant : un adulte doit être capable de faire face à des activités religieuses qui ne lui plaisent pas. S’il n’est pas content, il peut quitter la salle ou lire son journal en attendant que la prière s’achève.
Pour la France, il y a aussi le fait que la police des cultes se préoccupe en particulier de l’intrusion de la religion dans la sphère politique, signalant les préoccupations de l’époque. Après l’adoption de la loi de 1905, le pape Pie X appelle d’ailleurs l’ensemble des catholiques de France à la rejeter. Cardinaux et évêques évoquent sérieusement une guerre civile. 13 Briand et Clemenceau entrent au gouvernement et décident d’une stratégie : protéger la masse des croyants catholiques, et de ne s’en prendre directement qu’aux ecclésiastiques fauteurs de trouble. lls poursuivent cardinaux, archevêques, évêques ou curés qui, du haut de leurs chaires, abusent de leur autorité morale, en menaçant des enfants de les priver de première communion s’ils étudiaient certains livres d’histoire mis à l’index, des parents de leur refuser les sacrements s’ils laissaient leurs enfants aller à l’école publique. Pour Briand, les peines de la police des cultes doivent être plus sévères que le droit commun. Il n’est pas possible, dit-il, de traiter de la même manière le prêtre dans sa chaire et le simple citoyen dans une tribune publique. 14 L’autorité morale et la portée de ses paroles impliquent des devoirs particuliers. Des centaines d’ecclésiastiques sont ainsi condamnés. Briand et Clemenceau gagnent la guerre civile contre le pape, sans qu’il n’y ait d’affrontement. Clemenceau a été deux fois président du conseil et à chaque fois le chef de deux guerres, la guerre civile religieuse, qui n’a donc pas eu lieu, et la Grande Guerre.
Vous parlez beaucoup de l’école. Vous avez écrit votre ouvrage à l’issue de la mort tragique de Samuel Paty, assassiné pour avoir montré à des élèves des caricatures de Mohamed par Charlie Hebdo, qui a obtenu par la suite la Légion d’honneur et à la mémoire duquel des hommages nationaux ont été rendus. Quelques mois plus tard, au Royaume-Uni, un professeur de la banlieue de Leeds a montré les mêmes caricatures à ses élèves. Les oppositions de nombreux parents d’élèves musulmans (incluant des menaces de mort) ont abouti à la mise en congé de l’enseignant le temps d’une commission d’enquête. Comment expliquer des traitements aussi différents d’une même pratique pédagogique dans ces deux États ?
Même s’il y a un lien entre laïcité et liberté d’expression – elles participent du procès de sécularisation du droit et de l’État – il faut les distinguer.
En France, la liberté d’expression, y compris en matière religieuse, date des débuts de la Révolution. Elle est l’héritière d’une affaire qui a marqué l’époque et des générations successives, celle du chevalier de la Barre. C’était un jeune de 19 ans condamné à être décapité après le supplice de la torture – on lui a brisé les os après lui avoir transpercé le corps avec une épée qui embrochait le Dictionnaire philosophique de Voltaire – simplement parce que des rumeurs disaient qu’il avait sali un crucifix dans un cimetière, et ne s’était pas découvert devant une procession. L’évêque d’Amiens a alors demandé la grâce du chevalier, mais le roi l’a refusée. Le fait que la loi de l’État se mêle de juger les critiques de la religion et puisse mener à la décapitation d’un jeune homme a suscité une émotion nationale. Une partie de la France catholique a basculé et exigé qu’on ne doive pas mourir pour rire ou se moquer de la religion.
Le régime de la liberté d’expression intervient donc bien avant la laïcité. Il est fondé sur le laisser faire, sur le droit à l’irrespect, même à l’égard de la religion. Alors que la laïcité organise le droit au respect de toutes les options spirituelles. Ce n’est donc pas le même régime juridique.
L’Angleterre a eu une histoire tout à fait différente à l’égard du blasphème. Jusqu’à récemment, le blasphème était interdit à l’égard seulement de l’Église anglicane. Tony Blair a voulu généraliser cette interdiction à l’égard de toutes les religions, mais a été battu au Parlement. Pour garantir l’égalité, le droit au blasphème a donc été généralisé. Mais c’est récent et c’est du droit. D’un point de vue culturel et historique, il y a une tradition tout à fait opposée au Royaume-Uni, qui se traduit dans les relations sociales.
Le droit peut être décalé par rapport à la société. Je donne toujours un exemple à mes étudiants américains : aux États-Unis, le blasphème est légal, constitutionnel, plus qu’en France même. Mais si vous émettez le moindre doute sur l’existence de Dieu, vous n’avez aucune chance d’être élu à une élection nationale. Une masse de citoyens américains ne vous fait pas confiance si vous n’êtes pas croyant. Les Anglais viennent de changer leur droit, mais leur éducation et leurs traditions continuent de condamner le blasphème.
Laïcité et liberté d’expression, histoire de deux notions mal comprises souvent confondues
Laïcité et liberté d’expression ont donc des histoires et des sources juridiques différentes. Peut-on comprendre les polémiques qui ont eu lieu récemment dans des pays à dominance musulmane, notamment en Turquie et au Pakistan 15, à l’issue de la republication des caricatures de Charlie Hebdo, à l’aune d’une confusion entre laïcité et liberté d’expression ?
Oui, clairement. La confusion existe déjà en France… Le cas turc est très intéressant. Les Turcs ont le mot laiklil pour dire laïcité, parce qu’Atatürk aimait dans la laïcité française la souveraineté de la République sur la religion. Le régime de laïcité turc est toutefois différent, puisque les imams sont nommés par l’État. Les prêches et la prière du vendredi sont écrits par le gouvernement. Les Turcs savent donc très bien qu’il y a une différence entre l’organisation de la religion et la liberté d’expression. Il faut expliquer cela. On doit raconter l’histoire du chevalier de la Barre en turc et dans beaucoup d’autres langues !
Dans ce cas, quelles sont les notions juridiques qui permettent de comprendre que le fait de montrer des caricatures du prophète en France ne constitue pas une action contre les musulmans, comme cela a été répété dans les pays où les manifestations ont eu lieu ?
C’est simple : il y a une différence entre le droit de critique des religions, dont l’islam, et l’attaque contre les musulmans. L’attaque contre les musulmans, le racisme antimusulman, l’appel à la violence ou à la discrimination contre les musulmans ont été condamnés car relevant de l’injure, par exemple dans les cas de Brigitte Bardot ou Éric Zemmour. Mais toute mise en scène qui rirait du Christ ou d’un prophète de telle ou telle religion fait partie de la liberté d’expression. Ça n’est pas la même chose que le droit de pratique religieuse qui est organisé par la laïcité, qui permet aux croyants et bien sûr à tous les musulmans de pratiquer leur culte en France.
La laïcité ne peut-elle donc être comprise qu’en relation à l’intensité de la pratique religieuse en général dans la société ?
La laïcité est un régime juridique qui fonctionne en temps de forte – c’était le cas en 1905 – ou de faible pratique religieuse. Et elle est à expliquer par exemple aux enfants des écoles. Je la présente en général comme cela : “Vos parents vous ont transmis leurs opinions sur l’existence ou la non-existence de Dieu. Maintenant, vous avez le droit de faire votre propre chemin en toute liberté de conscience, sans pression. Si quelqu’un fait pression sur vous, cette personne peut aller en prison. Si vous faites pression sur quelqu’un, vous pouvez aller en prison. Si votre professeur n’a pas de signe religieux, s’il est croyant, c’est par respect pour vous. C’est le cas de tous les fonctionnaires.” En général, ils écoutent et comprennent.
Si la laïcité peut s’expliquer aussi facilement puisque c’est une notion juridique clairement définie, ne reste-t-elle pas tributaire de ses interprétations politiques ?
La laïcité n’est jamais détachée de batailles d’interprétations, politiques ou religieuses. Aux États-Unis aussi, le premier amendement est soumis à des batailles et à des interprétations différentes selon les périodes. Ce sont les tribunaux qui décident. Le Congrès intervient rarement. Aujourd’hui, au nom de la religion il y a des demandes d’exemption d’application de la loi fédérale – pour le mariage homosexuel – voire sa remise en cause, pour le droit à l’avortement. Cette mobilisation a des sources religieuses, mais la Cour Suprême tranchera. En France on a tendance à mélanger la laïcité avec beaucoup d’autres domaines. Par exemple quel est le lien entre laïcité et égalité femmes-hommes ? La loi de 1905 oblige les religions et les religieux à respecter les lois de la République. En 1905, l’inégalité hommes-femmes prévalait dans nos lois. Mais les lois ont évolué. Aujourd’hui, les autorités religieuses doivent respecter l’égalité hommes-femmes comme toutes les autres lois.
Peut-on expliquer la laïcité et la rendre intelligible aussi aux États-Unis ?
J’ai été amené à le faire de nombreuses fois devant un public américain, choqué par exemple par l’interdiction du voile dans les établissements scolaires publics en 2004. J’explique notamment que la loi de 2004 n’est pas une loi anti-voile, mais une loi anti-pression religieuse. 16 Dans des lycées français, des garçons s’attaquaient aux filles qui ne portaient pas le voile pour les obliger à se voiler. La liberté des jeunes filles de culture musulmane était violée par des groupes religieux – en l’occurrence les Frères musulmans – qui organisaient une pression sur elles. D’où l’interdiction de tout signe religieux ostensible. Le droit des jeunes filles portant le voile ou de garçons portant la kippa était en cause : mais nous avons des écoles privées financées par l’État qui, devant accepter des enfants de toute confession, accueillent le plus souvent ces enfants. Ce n’est pas parfait au plan des principes, mais pragmatiquement cela a ramené la paix dans les établissements. Quand on présente la loi ainsi aux Américains, pour ce qu’elle est, ils n’approuvent pas toujours, mais ils comprennent : ils protègent eux-mêmes leurs enfants scolarisés contre tout un tas de pressions.
Ailleurs, dans d’autres espaces, on peut combattre le voile philosophiquement, politiquement, intellectuellement, socialement – on a le droit de dire que son retour est le résultat de l’arrivée au pouvoir de Khomeiny puis de campagnes menées par l’Arabie saoudite ou les Frères musulmans – mais la loi elle-même ne peut intervenir que s’il y a une pression pour le porter. Sinon, il faut respecter les espaces qu’elle a créés : dans l’espace de l’État, il y a neutralité ; dans l’espace public civil, le principe est celui de la liberté d’exprimer sa foi par des signes. Mais s’il y a des pressions, la loi permet d’intervenir.
La laïcité et ses défis contemporains
Vous dites que la notion est simple à comprendre, pourtant le débat sur la laïcité est toujours ravivé. Est-ce un débat franco-français ou ce débat se pose-t-il dans tous les États de droit ?
Il y a intrinsèquement une compétition de souverainetés entre les groupes religieux – pas entre les croyants – et les États. La France a expérimenté de façon précise cette compétition avec une intensité extrêmement forte, peut-être parce que l’Église française était organisée comme l’État français.
Aujourd’hui, face au défi qui vient d’une politisation de certaines franges de la religion musulmane, la laïcité a les instruments qu’elle avait oubliés pour répondre en protégeant la masse des croyants de ces petits groupes qui veulent instrumentaliser la religion à ses fins. Cette masse n’a pas la volonté d’imposer une loi religieuse sur la loi de l’État dont ils sont citoyens. La laïcité française est donc un modèle très moderne car elle avait prévu un siècle plus tôt de répondre à ce défi. Elle a aussi l’avantage de respecter l’égalité entre les croyants et les non croyants, ce qui n’est pas toujours le cas dans les autres régimes d’organisation des religions.
Si l’on vous suit, la laïcité française serait presque un modèle moderne à suivre à l’échelle européenne pour répondre aux défis du siècle. Vous citez dans votre ouvrage une décision du Conseil constitutionnel de 2006 qui affirme que le principe de laïcité française peut constituer une limite fondamentale à la retranscription en droit français des directives européennes car il s’agit d’un « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ». Si la laïcité permet de réfléchir à une réponse potentiellement européenne à cette compétition de souverainetés, doit-elle rester une spécificité française ?
Tous les États membres garantissent le respect de la liberté de conscience et la liberté de culte ou de religion. La principale différence en France est bien la séparation organisée, avec une police des cultes plus tournée vers la protection de la société civile et politique par rapport à des pressions de groupes religieux que dans l’autre sens. Au contraire, beaucoup d’États membres de l’Union ont des religions officielles, qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Espagne ou de la Pologne. C’est encore une fois ce qui rapproche paradoxalement la France des États-Unis plus que de nombre d’États membres.
C’est donc la police des cultes qui est centrale dans la spécificité française de la laïcité. Celle-ci distingue quatre espaces comme vous l’expliquiez : l’espace privé, l’espace de l’État, l’espace du culte et l’espace public. C’est dans celui-ci que se posent les plus grandes questions. Or aujourd’hui le numérique redéfinit les frontières de l’espace public, et l’étend notamment en dehors du territoire. Une police des cultes seulement nationale peut-elle vraiment être efficace ?
La loi est déjà très souple : le lieu de culte peut très bien être la rue ; si des fidèles se regroupent autour d’une personne, celle-ci est bel et bien un ministre du culte. Si ses propos appellent à des attaques contre des citoyens alors cette personne peut donc être condamnée par l’article 35 même si c’est au moyen des nouvelles techniques de communication. La loi actuellement en discussion 17 peut préciser cet élargissement et réviser l’échelle des peines qui n’a pas été touchée depuis des décennies.
L’important est que l’esprit de 1905 soit préservé : la séparation a eu pour conséquence de faire disparaître l’administration des cultes par l’État qui prévalait auparavant, au bénéfice de la seule police des cultes qui garantit les libertés proclamées par la laïcité 18.
Sources
- Patrick Weil, 2021, De la laïcité en France, Grasset.
- Article 1 : “La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.”
- Article 2 : “La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3. »
- Le Concordat de 1801 a été signé par Napoléon Bonaparte, alors Premier consul de la République, et le pape Pie VII. Il a régi les relations entre la l’État français et les religions en France jusqu’à la loi de 1905, mais reste encore en vigueur aujourd’hui en Alsace-Moselle (qui était allemande en 1905).
- Article 31 : “Sont punis de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la 5ème classe et d’un emprisonnement de six jours à deux mois ou de l’une de ces deux peines seulement ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte.”
- Article 32 : “Seront punis des mêmes peines ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d’un culte par des troubles ou désordres causés dans le local servant à ces exercices.”
- Article 34 : “Tout ministre d’un culte qui, dans les lieux où s’exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d’un service public, sera puni d’une amende de 3750 euros. et d’un emprisonnement d’un an, ou de l’une de ces deux peines seulement. La vérité du fait diffamatoire, mais seulement s’il est relatif aux fonctions, pourra être établi devant le tribunal correctionnel dans les formes prévues par l’article 52 de la loi du 29 juillet 1881. Les prescriptions édictées par l’article 65 de la même loi s’appliquent aux délits du présent article et de l’article qui suit.”
- Article 35 : “Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile.”
- Aristide Briand le déclare : « Quand l’État voit l’Église en face de lui, il doit l’examiner sous deux aspects […] il lui appartient en effet de s’opposer à ce que l’Église sortant de son domaine religieux en intervenant sur le terrain politique mette en péril la prédominance de l’État, mais si l’Église reste chez elle, si les fidèles se contentent de manifester sous la forme du culte leur sentiment religieux, l’État est tenu de s’arrêter devant ce domaine sacré. »
- Les citations de ce paragraphe, du suivant ainsi que de la réponse à la question suivante proviennent des travaux de la commission parlementaire présidée par Briand, dans la section « IV – Législations étrangères ».
- La commission écrit au sujet des États-Unis : “Si les interventions des Églises dans les affaires politiques devenaient plus fréquentes et moins discrètes, si les efforts d’ailleurs couronnés de succès qu’a faits l’Église catholique en vue de constituer un enseignement primaire strictement professionnel apparaissaient comme dangereux à certains égards […] peut-être que les Américains connaîtraient-ils alors à leur tour cette question cléricale qu’ils considèrent avec un dédain un peu superficiel et avec la confiance d’un peuple jeune n’ayant point encore fait certaines expériences comme occupant une trop grande place dans les préoccupations politiques du vieux monde.”
- Valentine Zuber, “La laïcité française, une exception historique, des principes partagés”, Revue du droit des religions [En ligne], 7 | 2019, mis en ligne le 09 octobre 2019, consulté le 31 mai 2021.
- Le pape au cardinal Richard le 4 mars 1906 : “Nous sommes nés pour la guerre : non veni pacem mittere, sed gladium” (Maurice Larkin, 2004, L’Église et l’État en France, Privat, p. 216), cité par P. Weil (2021) p. 47.
- Pour Briand (1905), dans le rapport de la commission, il est “impossible de traiter sur le pied d’égalité, quand il s’agit de l’exercice du droit de la parole, le prêtre dans sa chaire et le simple citoyen dans une tribune de réunion publique.” (cité par P. Weil, 2021, p. 59.
- En Turquie, Erdogan a parlé en octobre 2020 du “racisme culturel” du journal satirique Charlie Hebdo, qui a publié une caricature de sa propre personne. Le principal conseiller pour la presse d’Erdogan a évoqué le “programme antimusulman du président français Macron”. Au Pakistan, la republication des caricatures de Mohamed par Charlie Hebdo, journal soutenu par le président français notamment à l’issue de l’assassinat de Samuel Paty, a amené le Premier ministre pakistanais Imran Khan à parler d’un “choix de l’islamophobie”. La ministre pakistanaise des droits de l’homme Shireen Mazari a déclaré : “Macron fait aux musulmans ce que les nazis infligeaient aux juifs”. En parallèle, le petit parti islamiste extrémiste Tehreek-e-Labbaik Pakistan (TLP) a largement condamné Charlie Hebdo mais aussi la France entière, provoquant de violentes manifestations anti-France et appelant au renvoi de l’ambassadeur de France, Paris étant accusé de blasphème antimusulman.
- Il s’agit de la Loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises, qui est issue des travaux de la commission Stasi, dont Patrick Weil a fait partie. En conséquence de la loi, l’article L141-5-1 du Code de l’éducation dispose que : “Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.”
- Rappelons cet entretien a été réalisé alors qu’a lieu le débat parlementaire est en cours sur le Projet de loi confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme, qui a notamment vocation à “apporter des réponses au repli communautaire et au développement de l’islamisme radical, en renforçant le respect des principes républicains et en modifiant les lois sur les cultes.”
- Grunebaum-Ballin, p. 91.