L’ascension, la chute… et l’éclatement de la nation britannique ?

À travers son livre The Rise and Fall of the British Nation publié en 2018, l'historien David Edgerton propose une histoire renouvelée de la Grande-Bretagne du XXe siècle qui remet en cause les orthodoxies établies sur la place du libre-échange dans l'histoire britannique, l'importance de l'État-providence et la continuité de l'idéologie impérialiste. Nous avons ainsi demandé à ce critique du Brexit comment l'histoire du XXe siècle pouvait éclairer l'état actuel de la politique britannique.

David Edgerton, The Rise and Fall of the British Nation. A Twentieth-Century History, Londres, Allen Lane, 2018, 720 pages, ISBN 9781846147753, URL https://www.penguin.co.uk/books/192/192782/the-rise-and-fall-of-the-british-nation/9780141975979.html

Votre livre The Rise and Fall of the British Nation se présente comme une histoire révisionniste de la Grande-Bretagne du XXe siècle. Qu’est-ce qui vous a amené à penser que les travaux historiques portant sur cette période devaient être réévalués ?

J’en suis venu à penser qu’il était temps d’écrire sur la Grande-Bretagne le genre d’histoire du XXème siècle que les historiens britanniques ont su écrire sur l’Allemagne ou l’Union soviétique. C’est-à-dire une histoire neutre, détachée de la politique quotidienne, qui cherche à répondre à de grandes questions portant sur la répartition du pouvoir dans la société et sur les forces dynamiques du changement.

Cela impliquait de remettre en question les orthodoxies historiographiques établies pour la plupart dans les années 1960. La première de ces orthodoxies consiste à faire de l’essor et de la chute de l’État-providence la clé d’interprétation de l’histoire britannique au XXème siècle. Ceci suppose à tort que l’État-providence était inexistant avant 1945, qu’il constituait la préoccupation centrale de l’État britannique après la guerre et qu’il aurait disparu suite aux réformes de Margaret Thatcher. La seconde orthodoxie est l’interprétation de l’histoire britannique du XXe siècle en termes de « déclin », qui s’expliquerait par les défaillances de la Grande-Bretagne, ce qui a conduit à une interprétation erronée de la nature de ses élites. La troisième, plus récente, considère que l’impérialisme a profondément affecté la nature de la Grande-Bretagne. Nous le voyons dans le contexte du Brexit, qui est considéré par de nombreux remainers comme une survivance impériale.

Concernant le rôle de l’impérialisme dans l’histoire britannique, vous soulignez la discontinuité historique qui s’est produite en 1945

Je soutiens que, entre les années 1880 et 1945, du moins pour la plupart des élites, il n’y avait pas de nation britannique, il y avait un empire britannique : ce n’était pas quelque chose que la Grande-Bretagne possédait, mais quelque chose dont la Grande-Bretagne faisait partie. Après 1945, mon argument est que cette idéologie impériale s’est perdue extrêmement rapidement et que la Grande-Bretagne a commencé à se considérer comme une nation. Ainsi, la Grande-Bretagne peut être envisagée comme l’une des nations postcoloniales nées de l’effondrement de l’Empire après 1945.

Je soutiens que, entre les années 1880 et 1945, du moins pour la plupart des élites, il n’y avait pas de nation britannique, il y avait un empire britannique : ce n’était pas quelque chose que la Grande-Bretagne possédait, mais quelque chose dont la Grande-Bretagne faisait partie.

David Edgerton

Quelles preuves y a-t-il de ce cadre idéologique impérial avant 1945 ?

Il est présent partout dans les noms des institutions et dans le discours politique. Il y avait un Empire Marketing Board, un Imperial Defence Committee, un Imperial Stadium, rebaptisé Wembley depuis, et de nombreuses expositions impériales. Pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, dans la propagande britannique, c’est l’Empire qui se bat. En 1940 ou 1941, il aurait été impossible pour un leader conservateur de dire que « la Grande-Bretagne se tient seule ». Et si le parti conservateur était le parti impérialiste par excellence, comme en témoigne son soutien à une protection douanière impériale, les partis libéral et travailliste y étaient également favorables, bien que le souhaitant plus ouvert sur le reste du monde.

Cependant, dans le domaine économique, l’Empire était moins important que le peuple britannique ne semble s’en souvenir. Dans la première moitié du XXe siècle, l’économie britannique était hautement industrialisée par rapport aux normes contemporaines et avait tissé des liens très étroits avec le reste du monde dans les domaines de la finance, du commerce, des investissements. Le Royaume-Uni commerçait plus avec le reste du monde, et notamment ses voisins européens, qu’avec l’Empire.

En exposant la nature impériale et mondiale de l’économie et de la politique britanniques jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, vous soulignez la rupture radicale qui s’est produite en 1945. Comment se manifeste la « Rise of the British Nation » de 1945 aux années 1970 ?

Après 1945, le Royaume-Uni s’est mis à ressembler plus fortement aux nations continentales en construisant une économie moins ouverte, plus nationale et autosuffisante. L’exemple le plus frappant de cette évolution se trouve être le secteur agricole : alors que seuls cinquante pour cent des aliments consommés au Royaume-Uni sont produits localement dans les années 1930, dans les années 1970 le Royaume-Uni est devenu presque autosuffisant. De grands projets d’infrastructure ont également été menés à bien. Le système postal, les trains, les mines de charbon utilisent de très vieilles machines à la fin des années 40. Trente ans plus tard, vous avez une industrie charbonnière moderne, un système ferroviaire efficace et le tri des lettres est mécanisé. Cette transformation massive est en grande partie une réaction aux événements : à la guerre, qui a entraîné une réduction des exportations britanniques et aux difficultés rencontrées lors de l’après-guerre. Une réponse, au moins partielle, a été la réduction des importations. La grande économie libre-échangiste s’est alors tournée vers le protectionnisme, non seulement dans l’agriculture mais dans bien d’autres domaines. C’est une transformation étonnante, que les histoires du Royaume-Uni notent à peine. De même, le passage d’un imaginaire impérial à un imaginaire national constitue une caractéristique frappante et à bien des égards méconnue des années d’après-guerre. Bien que l’idée d’une « fin d’empire » soit un cliché, on n’a pas bien compris à quel point ce changement était profond. Ainsi, l’idée s’est imposée que la formule « la Grande-Bretagne se tient seule » pouvait décrire la manière dont les britanniques se représentaient leur situation en 1940. L’histoire de la guerre a ainsi été profondément nationalisée : l’Empire en a été effacé et l’idée s’est imposée qu’une nouvelle nation avait alors été créée, à partir de 1940, autour des principes de l’Etat providence.

Si toute les acteurs politiques ont été affectés par ces transformations, c’est le Parti travailliste qui est devenu le plus économiquement nationaliste. Classiquement, pour les historiens, le Labour est un parti social-démocrate, bien qu’imparfait, dont l’État-providence constitue la politique phare. Je soutiens que tel n’est pas le cas, j’insiste sur le nationalisme du Parti après 1945, et je montre que sa mesure phare était la promotion de la production nationale. Si on regarde le manifeste de 1945, c’est un programme de reconstruction de la Nation plutôt qu’un programme centré sur l’Etat Providence ou l’Empire, deux termes qui figurent à peine. L’accent est mis sur le développement économique planifié, les nationalisations et l’intérêt national. C’est sous le gouvernement Attlee que, pour la première fois, le Royaume-Uni a conservé la conscription en temps de paix, et qu’a été décidé le développement d’une dissuasion nucléaire nationale autonome. De plus, si nous examinons la rhétorique du Parti, nous voyons que ses ennemis n’étaient pas la bourgeoisie, mais ces éléments des couches dirigeantes accusés d’avoir placé leurs propres intérêts au-dessus de l’intérêt national.

Classiquement, pour les historiens, le Labour est un parti social-démocrate, bien qu’imparfait, dont l’État-providence constitue la politique phare. Je soutiens que tel n’est pas le cas, j’insiste sur le nationalisme du Parti après 1945, et je montre que sa mesure phare était la promotion de la production nationale.

David Edgerton

Après cet âge national vint la « chute de la nation britannique ». Qu’est-ce qui selon vous a mis fin à cette période ?

Je pense que c’est surtout l’échec perçu du programme national. A partir des années 1960, le sentiment de déclin britannique est omniprésent, on considère que l’on est face à un échec général de l’État et des industries britanniques.

Ce sentiment de déclin a été interprété selon une grille de lecture libérale par les conservateurs, avec succès. Ils considèrent que seule une plus grande concurrence serait capable d’y mettre fin et c’est la raison pour laquelle ils ont demandé de rejoindre la Communauté économique européenne en 1961. Ce point n’est pas toujours compris, surtout parmi les Brexiters qui souhaitent une « Global free-trading Britain », en raison de l’hypothèse profondément ancrée selon laquelle l’économie britannique était particulièrement libérale, et que l’entrée dans la CEE devait donc constituer une démarche protectionniste.

Après l’entrée dans la CEE en 1973, les contrôles et les taxes douanières se sont réduits, ce qui constitue une première rupture avec l’économie nationale d’après-guerre. Mais c’est le gouvernement Thatcher qui cherche à européaniser et internationaliser l’économie britannique, même au prix de la désindustrialisation. Cette orientation a été rendue possible parce que la Grande-Bretagne n’avait plus besoin d’exporter autant de produits manufacturés pour financer ses importations, grâce à la découverte du gaz de la mer du Nord et à l’autosuffisance agricole.

Comment votre livre a-t-il été reçu ? La perte d’une économie nationale, progressiste et égalitaire due notamment à la construction européenne semble fournir un bon récit politique aux Brexiters, en particulier aux Lexiters

À la suite du vote sur le Brexit, beaucoup plus de gens se sont demandé ce qu’est la Grande-Bretagne ? Quelle est son histoire ? Que signifie être britannique ? Cela a été très bénéfique pour la réception de mon livre, car les gens étaient réceptifs aux nouveaux arguments.

Certains Brexiters ont certainement compris que mon argument en faveur d’une discontinuité radicale dans l’histoire britannique pouvait être utile pour leur discours. Mais cela n’a pas été la réponse dominante, le récit adopté par la plupart des Brexiters est celui de « Global free-trading nation » insistant sur une profonde continuité du libre-échange britannique interrompue uniquement par l’adhésion à la CEE, une thèse qui est radicalement remise en question par le livre.

Vous êtes vous-même un critique acerbe du Brexit. Mais celui-ci ne constitue-t-il pas un préalable pour construire une économie nationale britannique renouvelée et mettre fin à 40 ans de néolibéralisme ?

En raison des racines idéologiques du Brexit, je ne pense pas qu’il puisse aboutir à une poussée vers une économie plus nationale et progressiste. Il s’agit d’un projet de libéralisation supplémentaire de la Grande-Bretagne, soutenu par l’aile droite dure du thatchérisme, qui souhaite une économie plus ouverte et plus libre-échangiste. 

En outre, il y avait beaucoup plus de marge de manœuvre pour des politiques non néolibérales dans l’UE que ce dont les gouvernements britanniques successifs ont fait usage. Le Royaume-Uni s’est distingué comme uniquement néolibéral dans l’UE si l’on considère la flexibilité du travail et le pouvoir des employeurs, la part des capitaux étrangers dans les infrastructures et le secteur industriel ou la faible générosité de l’État-providence.

En outre, il y avait beaucoup plus de marge de manœuvre pour des politiques non néolibérales dans l’UE que ce dont les gouvernements britanniques successifs ont fait usage.

David Edgerton

Même si les motivations idéologiques des Brexiters étaient opposées à une telle évolution, n’observons nous tout de même pas depuis le Brexit un gouvernement plus disposé à accorder des aides aux zones et aux industries en difficulté ?

Il y a certainement une emphase rhétorique sur l’interventionnisme, et la dimension nationale de l’économie, le soi-disant « programme de nivellement par le haut ». Mais si vous regardez attentivement, rien de véritablement significatif n’est prévu. Ils vont continuer les politiques précédentes : investir dans la high-tech, dans les infrastructures et sinon bricoler.

Et dans le même temps, le gouvernement poursuit des politiques qui réduiront les performances économiques des régions les plus pauvres du Royaume-Uni : la réduction des échanges avec l’UE va affecter de manière disproportionnée les villes industrielles, la libéralisation de l’agriculture britannique par rapport au reste de la monde va toucher les zones agricoles, et le retrait du marché européen risque de détruire en grande partie l’industrie de la pêche.

Il n’y avait aucune planification pour une nouvelle Grande-Bretagne post-Brexit — à un niveau fondamental, les Brexiters pensaient que rien ne changerait — ils nient maintenant que le Brexit signifie le Brexit.

Et sur le plan politique, quelles pourraient être les conséquences du Brexit sur l’unité du Royaume-Uni ?

Le vote du Brexit et sa gestion par le gouvernement ont renforcé des tendances préexistantes. Une caractéristique importante du Brexit est que seuls l’Angleterre et le Pays de Galles ont voté pour le Brexit, tandis que l’Écosse et l’Irlande du Nord ont voté contre. En ignorant l’opinion de deux nations constitutives du Royaume-Uni, le gouvernement central a sapé la politique de décentralisation qui a conduit à une réaction furieuse de l’Irlande du Nord, de l’Écosse et même du Pays de Galles. De plus, l’UE aidait à maintenir l’unité du pays. Ce fut très certainement le cas en Irlande du Nord, où l’accord du vendredi saint et les institutions qui en ont découlé reposaient sur l’absence de frontière. Dans le cas de l’Écosse, le fait d’appartenir à l’UE rendait l’appartenance au Royaume-Uni plus acceptable, car les Écossais pouvaient se sentir à la fois européens et britanniques.

Ces tendances séparatistes préexistantes sont en quelque sorte un sous-produit de la « Chute de la nation britannique ». Pendant la période nationale, la politique était dominée par deux partis, qui étaient tous deux des partis d’échelle nationale, présentant des candidats dans presque toutes les circonscriptions. Les partis nationalistes étaient alors presque inexistants, à l’exception de quelques sièges en Irlande du Nord. Mais, tandis que l’État britannique perdait une certaine légitimité et que l’économie britannique devenait moins une réalité partagée, les partis nationalistes ont commencé à gagner du terrain politique. En particulier, le thatchérisme a été un facteur important dans la montée du Parti nationaliste écossais.

Vous avez expliqué dans une interview au New York Times que l’éclatement du Royaume-Uni pourrait être une évolution positive. Pourquoi ?

Je pense que la politique britannique souffre d’illusions sur la Grande-Bretagne et la puissance britannique qui ont un effet corrupteur. Je pense notamment à l’idée que la nation s’est reconstruite depuis Thatcher, qu’elle est une superpuissance d’innovation, qu’elle est dotée par le destin de la mission mission d’apporter le libre-échange au monde et de forcer les autres États à se comporter correctement. De là viennent le Brexit, la décision d’envahir l’Irak, d’intervenir en Afghanistan et en Libye. 

Il s’agit principalement d’un problème anglais, car l’Angleterre se considère comme une puissance exceptionnelle et mondiale alors que l’Ecosse s’est débarrassée de cette illusion et veut se voir comme une nation européenne normale.

Si l’Ecosse quittait l’Union, je pense que ce serait bénéfique pour l’Ecosse mais aussi pour l’Angleterre. Car il serait plus difficile de croire aux fantasmes sur la puissance britannique si l’Ecosse n’avait aucune envie de faire partie de l’Union. Cela permettrait de réfléchir à ce que doit faire un pays relativement petit pour améliorer la vie de sa population. La politique progressiste exige la modestie et non la vaine gloire.

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