Abonnez-vous à nos Lettres Restez informés des actualités du Grand Continent

Une erreur s’est produite, merci d’essayer à nouveau.
Votre inscription a réussi.

Version mise à jour le 3 juin 2021.

Les événements qui se sont déroulés au Proche-Orient durant le premier semestre 2021 s’inscrivent dans la continuité des bouleversements de l’année précédente, et leur élucidation même n’est possible que si l’on revient aux mutations structurelles qui sont advenues durant celle-ci.

Pour prendre l’exemple le plus spectaculaire, on peut analyser assez aisément le contexte de la déflagration qui s’est produite du 10 au 20 mai entre Israël et les Palestiniens – de Gaza à la Cisjordanie en passant par les citoyens arabes de l’État juif – en se reportant à la carte de Fabrice Balanche « Israël : la coopération régionale ne supprime pas les menaces » (voir infra). Achevée six mois plus tôt après que quatre traités de paix eurent été signés entre Jérusalem, Abou Dhabi, Manama, Khartoum et Rabat, cette représentation géographique de la situation en Terre Sainte apparaît prémonitoire, avec le recul.

Au Moyen-Orient, l’administration Biden, centrée dans un premier temps sur la réintégration de l’Iran dans le jeu régional, a considéré pour acquis le Pacte d’Abraham, jusqu’à la déflagration de mai. À tel point qu’aucun responsable américain de haut niveau chargé de ce dossier – dont la nomination nécessitât un vote de confirmation du Congrès – n’était en fonctions lors de celle-ci. Les leçons complexes de 2020 n’avaient peut-être pas été assez méditées à la Maison-Blanche.

Fabrice Balanche / Gallimard

Prélude

La nouvelle administration américaine qui prend ses fonctions le 20 janvier 2021 se trouve d’emblée confrontée à un dilemme qu’elle ne semble pas avoir pleinement mesuré. 

D’une part, elle choisit de prendre le contre-pied de celle qui l’a précédée : elle revient ainsi aux principes du JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action) signé par les États-Unis de Barack Obama avec l’ensemble des membres permanents du Conseil de Sécurité, l’Allemagne et l’Iran à Vienne le 14 juillet 2015 – au moment où le terrorisme de Daesh était perçu comme la principale menace planétaire émanant de la région. Le traité réintégrait la République Islamique au sein de la communauté internationale en échange de sa renonciation à enrichir l’uranium pour accéder à l’arme nucléaire. Donald Trump s’en retira en mai 2018, considérant que l’Iran en avait obtenu un bénéfice financier, politique et militaire considérable pour son offensive antioccidentale, et il adopta au contraire des sanctions drastiques contre le régime des mollahs, dans l’espoir de faire plier celui-ci.

Mais en même temps, la nouvelle administration entérine les accords « d’Abraham » entre l’État juif, les É.A.U, Bahreïn, le Soudan et le Maroc, conclus sous l’égide du 45ème président américain – lesquels ont notamment pour but d’accroître l’isolement de l’Iran par une alliance inédite contre la République Islamique entre adversaires d’antan. Ceux-ci donnent en outre l’illusion à l’État hébreu que le « boulevard » arabe qui lui est désormais ouvert lui permet de contourner  « l’impasse » palestinienne, et que les Palestiniens sont si divisés et affaiblis que l’antagonisme israélo-arabe, autrefois ligne de faille structurante du Moyen-Orient, a perdu sa pertinence – au profit d’autres affrontements, entre chiites et sunnites, voire entre sunnites partisans et adversaires de l’islamisme politique des Frères musulmans.

Or l’Iran, avec ses deux alliés turc et qatari au sein de la « Triplice fréro-chiite », a fait de Hamas le fer de lance de sa stratégie opposée à l’« Entente d’Abraham », en lui fournissant l’important soutien politique, militaire et financier qui a permis une offensive d’une ampleur inédite contre le territoire israélien, avec 4360 missiles tirés en une dizaine de jours, causant douze morts, et contraignant la population juive à se réfugier dans les abris, une session de la Knesset étant même interrompue pour cette raison. Plus encore, le mouvement islamiste au pouvoir à Gaza est parvenu à accroître significativement sa popularité non seulement parmi les Palestiniens de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, mais même chez les « Palestiniens de 1948 » ou « citoyens arabes d’Israël ». En effet, les premiers tirs de missiles depuis Gaza ont lieu dans la soirée du 10 mai 2021 commémorant le « Jour de Jérusalem » – soit la date anniversaire d’annexion de la partie arabe de la ville lors de la Guerre des Six jours en juin 1967 – célébrée le 28 Ayar 5727 selon le calendrier luni-solaire hébraïque. Elle coïncide cette année avec la fin du Ramadan (le surlendemain), une période de ferveur majeure qui culmine par l’Aïd al Fitr ou Fête de la Rupture du Jeûne.

Les premiers tirs de missiles depuis Gaza ont lieu dans la soirée du 10 mai 2021 commémorant le « Jour de Jérusalem » – soit la date anniversaire d’annexion de la partie arabe de la ville lors de la Guerre des Six jours en juin 1967 – célébrée le 28 Ayar 5727 selon le calendrier luni-solaire hébraïque. Elle coïncide cette année avec la fin du Ramadan (le surlendemain).

Gilles Kepel

Embrasement

Ce jour-là en effet, culminent trois jours de manifestations palestiniennes sur l’esplanade de la mosquée Al-Aqsa (troisième Lieu Saint de l’Islam – mais également le « Mont du Temple » des juifs), qui ont causé 205 blessés parmi les protestataires et 17 parmi la police. Les échauffourées sont traduites par Hamas en « désacralisation de ce sanctuaire musulman par l’entité sioniste ». Simultanément, une procédure judiciaire visant à expulser six familles palestiniennes du quartier arabe de Cheikh Jarrah, jouxtant la vieille ville, et à les remplacer par des habitants juifs, exacerbe les tensions : le député d’extrême-droite Itamar Ben Gvir, fraîchement élu à la Knesset, est autorisé à établir sur place une tente lui tenant lieu de « local parlementaire » face aux « tables de Ramadan » disposées sur la chaussée par les musulmans, chaque camp marquant ainsi le territoire. 

Dans ce contexte ultra-sensible, Hamas lance un ultimatum à Israël de retirer ses forces de police de l’esplanade et du quartier avant 18h00 – et tire ponctuellement six roquettes sur Jérusalem, qui seront suivies d’un déluge jamais vu, très supérieur à la pluie de missiles du dernier affrontement d’ampleur en date, qui dura pourtant sept semaines en juillet-août 2014.

Les étincelles qui mettent le feu aux poudres viennent simultanément de plusieurs des antagonistes. Côté israélien, la vigueur de la répression à Jérusalem est imputable à une décision de M. Netanyahou. Au moment des faits, il est Premier Ministre expédiant les affaires courantes après que son parti, le Likoud, arrivé en tête aux élections de la 43ème  Knesset le 23 mars, n’a pas réussi à agréger les 61 députés sur 120 nécessaires à la formation d’un gouvernement, au terme du délai requis de 28 jours. Le président de l’État a confié à son rival Yaïr Lapid, dirigeant du parti de centre gauche Yesh Atid, la tâche de mener des consultations pour former un improbable « bloc du changement » dont le seul ciment est l’hostilité au Premier Ministre, et où se retrouvent des dissidents du Likoud, des représentants des colons de Cisjordanie, ainsi que des travaillistes et le député arabe islamiste Mansour Abbas, qui dispose des quatre députés nécessaires à l’obtention de la majorité fatidique de 61 voix.

Dans la préparation à la campagne pour les élections (les membres arabes de la Knesset, élus sur une liste unique dite Coalition Arabe, étaient quinze lors de la mandature précédente pour une population arabe de 20 % des Israéliens environ, ils seront dix au soir du 23 mars 2021, après être allés à la bataille en ordre dispersé) un changement majeur advient : alors que ces derniers refusent toujours de soutenir quelque gouvernement que ce soit dans une logique antisioniste, M. Abbas, rompant la Coalition, présente une liste islamiste d’obédience Frères musulmans, et se déclare du même souffle prêt à soutenir M. Netanyahou. Sa stratégie s’apparente à la logique transactionnelle des partis religieux orthodoxes juifs, qui marchandent leur voix au parlement en échange de services et subventions à leur communauté : il pourrait ainsi négocier des subsides pour améliorer la situation, généralement difficile, des quartiers et villes arabes israéliennes. Elle est également parallèle à celle des Frères musulmans citoyens des États d’Europe, pratiquant l’entrisme dans les assemblées élues et exerçant leur pression sur les instances et institutions politiques, administratives, éducatives, hospitalières etc. afin de favoriser l’islamisation croissante des quartiers populaires.

Cette démarche est, paradoxalement, bien accueillie par les dirigeants des partis juifs, eux-mêmes engagés dans une compétition acharnée pour tout bulletin de vote possible. La plupart commencent une campagne d’affiches en langue arabe pour capter les votes de cet électorat – la plus fameuse proclamant, sous l’image de Bibi Netanyahou, le slogan : « On est tous avec toi, ô Abou Yaïr » [mot-à-mot « ô père de Yaïr » (prénom du fils du premier Ministre) : l’expression « Abou x » est une manière respectueuse, selon les codes langagiers arabes, pour s’adresser à un membre de la communauté], du jamais-vu dans l’histoire du Likoud. Or après les résultats, Mansour Abbas formule de telles exigences que la coalition avec « Abou Yaïr » ne peut avoir lieu, et le dirigeant islamiste, désormais faiseur de rois de l’État juif, marchande son soutien dans des conditions encore plus favorables pour lui au « bloc du changement ».

L’accord de gouvernement devait être finalisé le 10 mai dans l’après-midi : à la suite de la spirale des violences et à l’ultimatum de Hamas, Mansour Abbas décide de reporter la rencontre et le 13 mai, après que des Arabes israéliens eurent mis le feu à une synagogue dans la ville mixte et pauvre de Lod, Naftali Bennett récuse toute alliance avec ce dernier, car « un gouvernement d’état d’urgence ne saurait dépendre de Mansour Abbas ». Sa base électorale, constituée en grande partie de colons, ne peut l’accepter, et M. Netanyahou est ainsi dans un premier temps remis en selle.

Pourtant, le 30 mai, dans un de ces coups de théâtre dont la scène politique hiérosolymitaine est faite, M. Bennet annonce que l’abcès de cristallisation de tous les problèmes se nomme Netanyahou. Non seulement il renoue les tractations avec M. Lapid, rassemble tous les dissidents du Likoud, auxquelles s’adjoignent les travaillistes, mais Mansour Abbas lui-même est accueilli en fanfare dans la coalition, ses quatre sièges jouant le rôle décisif pour atteindre la majorité absolue à la Knesset. Ce dernier négocie pied-à-pied jusqu’au 2 juin à minuit, date limite pour former le gouvernement. Celui-ci devra passer le 14 juin le test du vote au parlement. Si rien ne réunit sur le fond les membres de cette alliance de la carpe et du lapin sinon l’exécration du Premier ministre sortant, faisant planer de sérieux doutes sur sa pérennité, l’arrivée des islamistes comme faiseurs de rois de «  l’entité sioniste  » fait événement. Il n’est pas prévu – à ce stade – qu’ils auront des ministres, mais le chef du parti Ra’am (cet acronyme – hébreu – pour «  Liste Arabe Unie  » signifie «  Élevé  ») a marchandé, selon des modalités comparables à ses collègues juifs orthodoxes, des transferts financiers importants pour les villes arabes, la régularisation de villages bédouins illégaux sédentarisés dans la Néguev, et le gel de la «  loi Kaminitz  » (2017) qui pénalisait durement les constructions illégales. Les permis de construire étant accordés chichement aux non-juifs, celle-ci impactait principalement les habitations des Arabes et Druzes. Il est prévu que cet «  homme du mouvement islamiste  » – comme il se définit au lendemain des élections du 23 mars, avant de faire état de sa citoyenneté israélienne et de sa nationalité palestinienne – devienne porte-parole adjoint de la Knesset et président de son Comité Intérieur et environnemental. Pourtant certains élus de Yamina, issus des colons, ont menacé de faire défection – et dans ce cas la «  coalition du changement  » n’obtiendrait de justesse les 61 sièges  requis qu’en étant compensée par le ralliement d’un autre parti arabe, disposant de deux sièges, le Ta’al du Dr Ahmad Tibi, indécis au 3 juin.

Ces événements inouïs se produisent au moment où les traumatismes causés par les violences dans les villes mixtes ont trouvé un certain écho notamment dans le judaïsme américain. Cela commence à induire chez certains de ses représentants les plus éminents une réflexion sur le devenir-même du sionisme, au moment où les États-Unis sont marqués par l’explosion des enjeux ethniques et raciaux cristallisés par l’affaire Black Lives Matter à l’été 2020, et où des voix se font entendre, parmi certains élus démocrates du Congrès notamment, pour rééquilibrer l’engagement en faveur des Palestiniens, sur le thème «  Palestinian Lives Matter  », une pression dont M. Biden, qui dispose d’une majorité étroite dans ces instances, est contraint de tenir compte. Dans ce contexte, on peut raisonnablement estimer que le Premier Ministre était devenu un obstacle à toute perspective d’évolution au Moyen-Orient, tant sur le plan intérieur que dans le cadre des négociations avec l’Iran, et que des pressions se sont exercées outre-Atlantique pour convaincre ses adversaires de le pousser vers la sortie. À noter également que dans ce contexte, Isaac Hertzog est élu Président de l’État le 2 juin par la  43ème  Knesset en remplacement de Reuven Rivlin (entrant en fonctions le 19 juillet). Cet ancien ministre travailliste, dont le père a déjà été président de l’État de 1983 à 1993, et qui appartient à l’aristocratie ashkénaze venue d’Irlande à l’époque du mandat britannique, a récolté les voix d’un parlement pourtant très ancré à droite – un signe concomitant de la fin de l’ère Netanyahou, qui avait fait prudemment campagne pour son adversaire (le Président dispose du droit de grâce). Dans une conjoncture de coalition instable à la Knesset, la fonction du Président dépasse sa dimension protocolaire.

Ce traumatisme trouve un certain écho notamment dans le judaïsme américain, qui commence à induire chez certains de ses représentants les plus éminents une réflexion sur le devenir-même du sionisme, au moment où les États-Unis sont marqués par l’explosion des enjeux ethniques et raciaux cristallisés par l’affaire Black Lives Matter à l’été 2020, et où des voix se font entendre, parmi certains élus démocrates du Congrès notamment, pour rééquilibrer l’engagement en faveur des Palestiniens, sur le thème «  Palestinian Lives Matter  », une pression dont M. Biden, qui dispose d’une majorité étroite dans ces instances, est contraint de tenir compte.

Gilles Kepel

Si le rôle-clef de M. Mansour Abbas devait se confirmer, ce serait, par-delà le cas israélien, un extraordinaire blanc-seing de légitimité politique accordé à la mouvance islamiste des Frères musulmans. On ne peut douter que tant Qatar que la Turquie – chacun maintenant des relations avec l’État hébreu – voient là un fort atout dans leurs négociations et leurs affrontements avec l’Occident pour faire de la «  Fraternité  » des barbus un partenaire acceptable, une position qui avait déjà été quasiment entérinée par Washington sous Barack Obama, mais révoquée par son successeur. Cela ferait date également en Europe, où les islamistes politiques ont fait, directement ou indirectement,  leur entrée dans certaines arènes électorales des circonscriptions populaires où la population musulmane détient la citoyenneté de son pays d’accueil ou de naissance.

Internationalisation

Côté arabe, la déflagration du 10 mai se produit dans une conjoncture plutôt favorable à la mouvance islamiste, sous ses deux espèces de Hamas comme du parti Ra’ad de Mansour Abbas. Le président de l’Autorité palestinienne et homonyme de ce dernier, Mahmoud Abbas (sans lien de parenté), a en effet renié, le 29 avril, les engagements pris en septembre précédent à Istanbul, en accord avec Hamas, pour organiser des élections générales libres dans les six mois tant en Cisjordanie qu’à Gaza. Il se trouvait confronté à des listes dissidentes de son parti le Fatah – dirigées tant par Mohammed Dahlan, soutenu par Abou Dhabi où il demeure, que par l’universitaire internationalement reconnu Sari Nusseibeh, résident de Cheikh Jarrah – ainsi qu’à la popularité de Hamas couplée avec le contrôle totalitaire exercé par le mouvement islamiste sur les deux millions d’habitants de l’enclave jugée « invivable » par l’ONU en 2020. Le leader octogénaire, qui n’a jamais réussi à bénéficier du charisme d’Arafat,  prend ainsi précaution contre sa défaite annoncée, mais parachève par là-même son discrédit à incarner la cause palestinienne.

Fabrice Balanche / Gallimard

Cela représente pour Hamas – et ses sponsors de la Triplice fréro-chiite – un remarquable créneau d’opportunité pour en reprendre le flambeau, se substituant au Fatah en défenseur par excellence de Jérusalem et de la mosquée Al Aqsa désacralisée par la police israélienne en cette fin de Ramadan. En formulant son ultimatum, en attestant son sérieux par le lancer de six premiers missiles à l’heure dite, suivis de plus de quatre mille autres dans la dizaine de jours suivants, Hamas du même coup s’empare du leadership médiatique palestinien et incarne le héros et le héraut de l’islam offensé aux yeux des masses musulmanes internationales. Sa démarche s’inscrit dans celle d’Erdogan réislamisant Sainte-Sophie le 24 juillet 2020 et la complète, utilisant deux mosquées hautement symboliques édifiées respectivement sur les vestiges de la plus fameuse basilique chrétienne orthodoxe et du Temple juif d’avant l’Exil, pour prendre le leadership d’un islam vindicatif porté par la triplice fréro-chiite. Celle-ci dame ainsi le pion à l’Arabie Saoudite, gardienne des Lieux Saints de La Mecque et Médine, contraignant par là le prince Faisal bin Farhan, ministre des Affaires Étrangères, à une condamnation catégorique, le 16 mai, des violations commises par Israël.

Le lendemain, le représentant de Hamas à Téhéran se félicite, dans un entretien à Al Monitor, du soutien iranien tant par l’approvisionnement direct en missiles que pour la formation de spécialistes palestiniens à la fabrication et à l’assemblage de ceux-ci. Des estimations convergentes provenant de divers services de renseignement évaluent à 30 000 roquettes le stock présent à Gaza à la veille du conflit. En soustrayant les 4360 lancées sur l’État hébreu (dont 680 sont retombées sur Gaza, et 90 % ont été interceptées par le système de défense anti-missiles dit « Dôme de Fer » édifié avec le soutien américain) et celles qui ont été détruites dans les tunnels par les frappes israéliennes, il en resterait au moins 8000 disponibles pour une nouvelle offensive. L’inédite et importante capacité locale de fabrication – accélérée par la désorganisation des filières d’approvisionnement en provenance d’Iran et dont le Soudan fournissait le relais, depuis la chute du dictateur pro-frériste de Khartoum Omar al Bachir – a été identifiée par Israël. Ses frappes ont visé en priorité ces « ingénieurs », réfugiés dans les souterrains (surnommés le « métro » de Gaza) à la suite de la fausse annonce délibérée, à cette fin, d’une invasion terrestre. Hamas comme son acolyte le Jihad Islamique (une organisation beaucoup plus liée intrinsèquement aux Gardiens de la Révolution iraniens) ont du reste reconnu l’ampleur des pertes, et justifié au nom de la vengeance de ces « martyrs » l’accélération des tirs de missile, qui ont causé douze morts et 352 blessés en Israël, tandis que 242 personnes étaient tuées à Gaza ainsi que 1948 blessées par suite des bombardements de Tsahal, et 77 000 déplacées. La perte de revenus pour l’industrie israélienne se monte à 368 millions de dollars, et l’aide humanitaire pour Gaza déclenchée par l’ONU à 22,5 millions de dollars. 53 écoles et 17 hôpitaux ont été endommagés ou détruits dans l’enclave, où moins de 4 % de la population a été vaccinée contre la COVID-19 – dont les conditions de propagation ont été favorisées par la promiscuité accrue à l’occasion du refuge dans les abris et tunnels. Ceux-ci, principalement creusés pour déplacer discrètement armes et combattants, ont été estimés à une longueur de 400 km par l’armée israélienne, qui déclare en avoir détruit un tiers 1.

La perte de revenus pour l’industrie israélienne se monte à 368 millions de dollars, et l’aide humanitaire pour Gaza déclenchée par l’ONU à 22,5 millions de dollars. 53 écoles et 17 hôpitaux ont été endommagés ou détruits dans l’enclave, où moins de 4 % de la population a été vaccinée contre la COVID-19 – dont les conditions de propagation ont été favorisées par la promiscuité accrue à l’occasion du refuge dans les abris et tunnels.

Gilles Kepel

Plusieurs auteurs ont noté que les moyens financiers nécessaires à la rémunération de ces spécialistes, de leur protection, comme à la maintenance de cet arsenal balistique ont été facilités par la manne de 30 millions de dollars mensuels provenant du Qatar, et transitant par l’aéroport de Tel-Aviv/Lod, avec la bénédiction du Shin Bet et sous son contrôle, afin d’acheter la paix sociale dans l’enclave misérable et surpeuplée.

Cessez-le-feu

L’accord de cessez-le-feu, effectif le 21 mai, s’inscrit dans les logiques ouvertes pendant l’année 2020, tout en renforçant certains acteurs régionaux et internationaux, et en affaiblissant d’autres.

Parmi ces derniers, la Turquie –  confrontée à l’aggravation de sa crise économique sanctionnée par le dévissage constant de la Livre (TL) tandis que se succèdent à un rythme accéléré des gouverneurs de la banque centrale alternant politique de rigueur et utilisation de la planche à billets à des fins électorales – pâtit des accès d’hubris de M. Erdogan. Alors que ce dernier avait dû patienter trois mois pour recevoir, le 23 avril, son premier appel du Président Biden qui ne lui témoignait en rien la même mansuétude que son prédécesseur à la Maison-Blanche, ce coup de téléphone, qui annonçait au reis d’Ankara que les États-Unis reconnaîtraient le génocide arménien dans la foulée, ne fut pas particulièrement chaleureux. Cette décision – en phase avec l’attitude de la plupart des États européens – n’avait jamais été prise auparavant car le Pentagone souhaitait ménager un membre de l’OTAN doté de la deuxième armée de l’alliance en nombre d’hommes sous les drapeaux, et considéré comme un rempart contre l’expansion soviétique, puis russe. Or les achats à M. Poutine de missiles sol-air S-400 en 2017, activés en 2020, suivis par rétorsion dans un premier temps de l’exclusion de la Turquie des programmes de développement du chasseur bombardier furtif américain F-35, ont été sanctionnés solennellement par cette reconnaissance du génocide avec d’autant plus d’acuité que M. Erdogan avait trompété à l’automne précédent son soutien total à l’offensive azérie contre l’Arménie au Nagorno-Karabakh, y dépêchant même des supplétifs syriens en provenance de l’enclave d’Afrin sous occupation turque.

Dans le contexte calamiteux des relations turco-américaines, la déclaration de M. Erdogan le 18 mai en réaction aux bombardements de Gaza selon laquelle le « terrorisme » était « dans la nature » des Israéliens, « meurtriers à tel point qu’ils tuent des enfants de cinq ou six ans : ils ne sont satisfaits que quand ils ont sucé leur sang », lui vaut lendemain un communiqué du Département d’État selon lequel « les États-Unis condamnent fermement les propos antisémites du Président Erdogan à l’encontre du peuple juif ». Si les termes émotionnels de ce dernier s’inscrivaient dans la droite ligne de ses convictions islamistes remontant à l’enfance et pouvaient renforcer son aura dans l’axe fréro-chiite et au-delà dans le monde musulman, ils l’écartent de toute participation à une solution négociée au cessez-le-feu de la « guerre des onze jours » et accroissent son isolement envers l’Occident – au moment où il lui faudrait renégocier sa dette et affronter une sévère crise économique.

En revanche, Le Caire, autre capitale maintenue sur la « no call list » du président Biden du fait de la situation des droits de l’homme dans ce pays depuis le renversement du président Frère musulman Mohammed Morsi en juillet 2013, est gratifiée d’un appel de Washington beaucoup plus aimable le 16 mai. Le maréchal Sissi, par ailleurs en déplacement les 17 et 18 mai à Paris où il entretient une relation étroite avec Emmanuel Macron, dispose de contacts privilégiés avec Hamas. Il contrôle en effet les approvisionnements de toute nature passant par la frontière entre Gaza et le Sinaï, et a une relation diplomatique avec l’État juif depuis 1979. L’Égypte a émergé de la « guerre des onze jours » comme l’indispensable courtier, seul garant possible de la mise en œuvre du cessez-le-feu par le mouvement islamiste – lequel a été parfaitement appliqué. Cela apparaît d’autant plus crucial pour la fin des hostilités que les États-Unis, pris au dépourvu par le déclenchement de celles-ci, n’avaient nommé ni responsable de haut niveau du dossier israélo-palestinien, ni même d’ambassadeur dans l’État juif pour occuper les nouveaux locaux de la chancellerie désormais installée à Jérusalem par la volonté de Donald Trump – inchangée par son successeur. Le maréchal Sissi reçoit un second appel plus chaleureux encore le 24 mai, le remerciant pour « sa diplomatie couronnée de succès et sa coordination avec les États-Unis afin de mettre un terme aux récentes hostilités en Israël et à Gaza, et de s’assurer que la violence n’y recommence pas ». Dans la foulée, le raïs capitalise sa victoire diplomatique par un soutien de son homologue dans le conflit l’opposant à l’Éthiopie sur les eaux du Nil, à la Turquie en Libye, s’entend réaffirmer l’accord mutuel pour appuyer les efforts du gouvernement irakien afin de « renforcer la pleine souveraineté et l’indépendance » de cet État – face à l’Iran, dans le cadre de la « réaffirmation d’un partenariat américano-égyptien fort et productif ». Seul bémol à ce Canossa téléphonique de la Maison-Blanche, le président « souligne l’importance d’un dialogue constructif sur les droits de l’homme en Égypte »…

L’administration Biden, dont la première impulsion diplomatique consista à relativiser la place du Moyen-Orient sur son agenda de politique étrangère au profit des enjeux chinois et russe, et à faire prévaloir dans la région la réactivation du JCPOA par rapport à l’antagonisme israélo-palestinien dont on pensait que les accords d’Abraham avaient gommé les aspérités, se trouve ainsi contrainte à jouer en arrière de la main lors des affrontements de mai 2021. Elle a dû bloquer par quatre fois des résolutions du conseil de sécurité de l’ONU jugées trop hostiles à Israël – la dernière en date étant du 18 mai – jusqu’à ce qu’une cinquième, présentée le lendemain par la France en coordination avec l’Égypte et la Jordanie, et relayée par une déclaration de 27 des 28 membres de l’UE (à l’exception de la Hongrie de Viktor Orban) permette la fin des affrontements le 21 mai. Envoyé en urgence sur place le 25 mai par le Président, le nouveau Secrétaire d’État Anthony Blinken, dont c’est la première visite dans la région quatre mois après sa prise de fonctions, rencontre M. Netanyahou et réitère le droit d’Israël à se défendre (annonçant que les États-Unis remplaceraient les anti-missiles du Dôme de Fer utilisés durant la Guerre des Onze Jours), mais poursuivit sur Ramallah pour y retrouver Mahmoud Abbas, à qui il annonça la réouverture d’un consulat américain chargé des Palestiniens (supprimé par Donald Trump, qui avait installé à sa place, à Jérusalem, les locaux de l’ambassade en Israël), tandis que Washington s’engageait à contribuer significativement à la reconstruction de Gaza. Outre les effets de rééquilibrage régionaux qui reviennent, au moins dans le domaine des symboles, sur la politique mise en œuvre par son prédécesseur Mike Pompeo, M. Blinken n’a pu se montrer insensible aux pressions en ce sens qui s’exercent au Congrès dans les rangs démocrates.

Un autre État devant gérer dans cette affaire l’imbrication complexe des enjeux de politique intérieure et étrangère est – paradoxalement – la République islamique. Principal soutien militaire de Hamas (même si le Qatar exerce désormais le premier rôle dans l’appui financier au mouvement islamiste de Gaza), Téhéran fait preuve d’une surprenante « retenue » durant la Guerre des Onze Jours. Le front nord d’Israël, où le Hezbollah dispose dans le Sud-Liban d’un arsenal de missiles incommensurablement plus important que le Hamas et le Jihad Islamique à Gaza, est resté d’un calme quasi total, à l’exception de quatre lancers de roquettes purement symboliques dans la semaine du 15 mai. La situation aurait été tout autre si ce front avait été activé.

L’Égypte a émergé de la « guerre des onze jours » comme l’indispensable courtier, seul garant possible de la mise en œuvre du cessez-le-feu par le mouvement islamiste – lequel a été parfaitement appliqué. Cela apparaît d’autant plus crucial pour la fin des hostilités que les États-Unis, pris au dépourvu par le déclenchement de celles-ci, n’avaient nommé ni responsable de haut niveau du dossier israélo-palestinien, ni même d’ambassadeur dans l’État juif pour occuper les nouveaux locaux de la chancellerie désormais installée à Jérusalem par la volonté de Donald Trump – inchangée par son successeur.

Gilles Kepel

Les déclarations des principaux dirigeants de Téhéran durant le conflit ont réitéré le soutien aux Palestiniens et l’exécration d’Israël comme le « mal absolu », selon les termes du président du Majliss (parlement), M. Ghalibaf, mais les ont incités à rechercher le soutien de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI), voire de l’ONU, sans prendre aucun engagement militaire pour lancer le Hezbollah dans la bataille. Cette prudence, pour autant qu’on puisse l’interpréter à chaud, s’inscrit dans un double registre, mondial et national. L’Iran est engagé dans des négociations avec la communauté internationale à Vienne dans le cadre d’une nouvelle version du JCPOA voulue par l’administration Biden, et s’efforce d’en tirer le bénéfice maximal après avoir été ruiné par les sanctions de Donald Trump et ravagé par la COVID-19 – alors que la mise en oeuvre de la force de frappe du Hezbollah par Téhéran aurait instantanément sapé cette stratégie.

De plus, l’élection présidentielle du 18 juin se présente sous d’assez mauvais auspices : le 25 mai en effet, le « Comité des Experts » chargé de ne retenir que les candidats « islamiquement corrects » a éliminé tous les « modérés », y compris l’ancien président du Parlement, pourtant membre du bureau du Guide Khameneï, M. Larijani. Les électeurs n’auront le choix qu’entre sept ultra-conservateurs, dont la plupart sont inconnus, à l’exception de M. Ebrahim Raïssi, chef de l’autorité judiciaire, un clerc dépourvu de tout charisme, et qui avait obtenu un score dérisoire lors du précédent scrutin présidentiel. La théocratie a ainsi désigné un candidat destiné à être « élu » sans vrai rival, éliminant l’exutoire politique, même limité, qui maintenait un semblant d’espace d’expression pour une société civile forte. L’abstention massive qui devrait en résulter risque de polariser les antagonismes entre celle-ci et un pouvoir militaro-religieux ayant conduit le pays dans l’impasse et l’ayant affaibli régionalement – comme le montrent l’émancipation graduelle de l’Irak de la tutelle de son voisin depuis que M. Kadhemi a accédé à la primature à Bagdad au printemps 2020, le piétinement des forces iraniennes et de leurs supplétifs chiites en Syrie où les relations avec la Russie sont tendues, ainsi que l’effondrement du Liban où le Hezbollah est maître du jeu. La République Islamique, tandis que le général Soleymani, patron de la force Qods et prétorien en chef du régime, n’a pas trouvé de remplaçant à sa mesure depuis son élimination à Bagdad par un drone américain le 3 janvier 2020, et au moment où chancelle la santé du Guide Khamenei sur les épaules duquel repose tout le système, est confrontée – comme les États-Unis – à une nécessaire réévaluation de son engagement dans le dossier israélo-palestinien.

Sources
  1. Source : Al-Monitor, au 25 mai 2021