Au moment où nous commençons cette interview, le canal de Suez est bloqué depuis 48 heures par un énorme porte-conteneurs, qui bloque de facto 12 % du commerce mondial. Est-ce une simple anecdote ? Ou est-ce un symptôme de ce que vous analysez comme la crise de la mondialisation ?

Ce n’est pas la première fois qu’un porte-conteneurs est au cœur d’un accident, ce qui ne devrait pas être une surprise puisque ces navires ont joué un rôle très important dans le processus de mondialisation. En tant que tels, ils ont participé au passage à l’Anthropocène en modifiant notre environnement à grande échelle. Pour qu’un porte-conteneurs s’équilibre, il doit absorber d’énormes quantités d’eau, qu’il transporte d’une région du monde à l’autre. Cela signifie qu’ils déracinent des espèces marines d’une partie du monde et les transportent vers une autre, introduisant ainsi des espèces invasives. La structure de ces navires, ainsi que l’intensification de la mondialisation qu’ils incarnent, ont joué un rôle déterminant dans la manière dont la mondialisation modifie la nature et l’environnement, faisant d’eux une partie intégrante de la crise environnementale.

Vous êtes l’un des membres fondateurs du Subaltern Studies Collective. Pouvez-vous nous parler de ses fondements théoriques ?

C’est aujourd’hui bien connu que nous avons emprunté le terme Subaltern à Gramsci. Sous le régime de Mussolini, Gramsci utilisait souvent des mots que la police ne percevait pas comme manifestement politiques. D’après ce que nous avions compris,  en italien, subalterno est un mot ordinaire qui est utilisé tous les jours alors que ce mot a un sens militaire très spécifique en anglais. Le fait que nous ayons utilisé ce mot dans son sens italien et non dans son sens anglais a entraîné quelques confusions amusantes au début : dans le monde anglophone, certaines personnes pensaient que nous faisions des études militaires ! L’emploi de ce concept faisait également écho à l’utilisation du terme par Aristote, où la «  subalterne » est la partie mineure d’un argument logique. Quoi qu’il en soit, nous avons utilisé ce concept pour parler des paysans et des ouvriers. 

Nous avons fondé le collectif à la fin des années 1970 et le premier volume, Subaltern Studies : Writings on South Asian History and Society, fut publié en 1982. Notre travail a été profondément marqué par les révolutions chinoise et vietnamienne et les deux décennies de la guerre du Vietnam. Nous avons tous — à l’exception de notre mentor, Ranajit Guha — grandi dans les années 1960, lorsque Mao était très populaire, de même que sa révolution culturelle. Je remarque que le maoïsme avait un écho similaire en France, où un intellectuel comme Althusser pouvait, étrangement, soutenir que Mao était un meilleur philosophe que Hegel.

Au cours de notre adolescence, nous espérions que les paysans seraient capables de mener une révolution moderne, qu’ils pourraient devenir des citoyens politisés du jour au lendemain. Cela était en contradiction avec le récit que se donne l’Europe occidentale de l’émancipation ouvrière, où les paysans vont d’abord à l’usine, y meurent en tant que paysans et y renaissent en tant qu’ouvriers pouvant agir comme des agents révolutionnaires. Dans les pays asiatiques — en Chine sous Mao, ou même en Inde sous l’impulsion de Gandhi —, nous pensions que la paysannerie avait un énorme potentiel révolutionnaire. Et nous étions donc très intéressés par la possibilité d’une révolution de type socialiste basée sur la paysannerie. 

Les Subaltern Studies était un projet qui tentait de comprendre pourquoi cela ne s’était pas produit. Nous essayions d’expliquer notre propre frustration, notre propre déception. Nous étions tous maoïstes dans les années 1960, espérant que le peuple indien serait libre en 1975. Au lieu de cela, nous avons eu l’État d’urgence1.

Les Subaltern Studies était un projet qui tentait de comprendre pourquoi une révolution socialiste basée sur la paysannerie ne s’était pas produite.

Dipesh Chakrabarty

La première étape de la théorisation des études subalternes a été marquée par un mélange éclectique de Marx, Hegel, Gramsci, Mao et du structuralisme. Nous étions un petit groupe d’historiens, principalement de ma génération, mais notre gourou était Ranajit Guha, qui avait vingt-cinq ans de plus. C’était un vieux communiste qui a écrit un livre très intéressant, dont le titre faisait écho à Durkheim et Levi-Strauss : Elementary Structure of Peasant Insurgency in Colonial India. Guha était très profondément influencé par les structuralistes français. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois en 1979, il me lisait des chapitres du manuscrit, et je pouvais voir qu’il utilisait le structuralisme pour expliquer quelque chose qui faisait partie du quotidien des pays asiatiques. Certaines de ses sources étaient des textes très anciens, qu’il utilisait pour analyser des pratiques que nous considérerions autrement comme modernes (l’oppression physique des paysans par les propriétaires terriens, par exemple). C’est avec lui que j’ai compris que l’on peut lire un texte très ancien et trouver ensuite que le texte ne semble pas si ancien, et que l’on semble le connaître déjà par notre expérience de la vie. Il a expliqué cette apparente contradiction en soutenant, à l’aide de la pensée structuraliste, que la culture se transmet à travers les générations et les siècles comme autant de codes. Sa rencontre m’a determiné à lire Durkheim, Levi-Strauss, Roland Barthes, Roman Jakobson et d’autres.

Vous évoquez beaucoup d’influences, mais aucune d’entre elles n’est historienne.

Non, et je pense que notre pas de côté structuraliste était une façon de dire : «  voilà quelque chose que l’histoire n’aborde pas correctement ». Mais le problème dans un endroit comme l’Inde, c’est que les choses semblent toujours anciennes et nouvelles en même temps. L’adage du Prince de Salina, «  plus les choses changent, plus elles restent les mêmes », est un problème profondément indien. Et les historiens ne le prenaient pas en compte.

C’est pourquoi nous avons essayé de comprendre comment l’ancien se retrouve dans le moderne. Si vous voyagez en Inde en taxi ou en bus, vous trouverez inévitablement que le chauffeur a l’image d’un dieu ou d’une déesse particulier ou d’un objet sacré islamique assis devant lui sur le tableau de bord. La fonction de ces objets est de protéger leurs propriétaires et les passagers du bus d’un accident mortel. Nous avons essayé de comprendre cette persistance de la « superstition » dans la vie moderne, et le simple fait de faire de l’histoire narrative ne nous aurait pas aidés. Nous devions aller au-delà de l’histoire. Nous retracions donc le cheminement de ce récit, mais nous allions aussi au-delà de l’histoire pour comprendre comment le récit avait été structuré. 

Guha était fasciné par Roland Barthes, et il l’a utilisé pour expliquer comment nous devions lire nos sources et analyser les documents coloniaux pour détecter la voix des paysans dans une source où leur voix n’était pas directement présente : un paysan indien normal aurait expliqué ce qui se passait dans sa propre langue à l’officier britannique, qui aurait été aidé par un autre Indien parlant un anglais approximatif. Il existait au moins trois niveaux de traduction. 

Dans un essai, Roland Barthes a eu une autre idée très intéressante en disant comment, dans le discours d’un professeur, l’étudiant est toujours présent. Il suffit de décoder le discours de l’enseignant. Dans la première phase des Subaltern Studies, nous avons essayé de décoder les pratiques culturelles pour expliquer les problèmes de l’Inde coloniale et post-coloniale. Mais nous avons également vu le problème de la lutte des classes, de la conscience de classe comme faisant partie de la révolution que nous voulions.

Que notre pas de côté structuraliste était une façon de dire : «  voilà quelque chose que l’histoire n’aborde pas correctement ».

Dipesh Chakrabarty

Et pourtant, vous n’avez pas utilisé le terme «  classe » mais «  subalterne ».

Cette hétérodoxie se justifiait car parler de classe dans un sens marxiste suppose l’existence du travail libre — c’est-à-dire que vous supposez une forme de travail qui est basée sur un contrat selon lequel je travaille pour vous en échange d’un salaire, et une fois que j’ai signé le contrat, je suis à votre disposition pour les huit heures pendant lesquelles je travaille, et vous pouvez extraire de moi autant de travail que vous voulez. Dans ce modèle, on entre dans le contrat dans une situation d’égalité formelle — d’égalité juridique en somme —, mais une fois qu’on est entré dans le contrat, on devient un esclave pendant les heures contractées. Il y a donc le contrat salarial, qui fait de vous un esclave d’une manière particulière (l’expression de Marx est «  esclavage salarial »). Dans ce modèle marxiste, la domination se produit une fois que vous entrez dans le processus de travail. Socialement, vous êtes un citoyen, un travailleur libre. 

Alors qu’en Inde, nous soutenions que la structure sociale est telle que la domination se produit au sein même de la société. Et le processus de production en tire avantage. Nous avions l’habitude de dire que ce que vous devez comprendre, c’est la logique de la domination et de la subordination, qui se produit en dehors de la production, et avant celle-ci. L’ouvrier n’entre pas dans l’usine comme le travailleur libre du contrat salarial, mais plutôt comme quelqu’un qui est déjà dominé par des privilèges sociaux. C’est pourquoi nous avions l’habitude de dire que l’Inde était une société hautement sémiotisée. Parce que c’était une société de type féodal, et que tout, de votre moustache à votre coiffure et à vos vêtements, parlait de votre statut, et cela se retrouvait aussi bien dans la vie quotidienne que dans les usines. Les propriétaires profitaient de cette subordination quotidienne pour créer le processus de travail. 

C’est pourquoi nous avons pensé que « subalterne  » était un meilleur mot que «  classe  ».

Comment qualifieriez-vous le déséquilibre qui résulte de cette rencontre entre la modernité industrielle et ces structures archaïques ?

Je dirais qu’il s’agit d’une situation de décalage.

Nous avons voulu regarder cela en disant qu’il ne s’agissait pas d’une situation caractérisée par la non-synchronicité du synchrone. Dans ce cas-là en effet, le synchrone devient le véhicule par lequel on fait passer le non-synchrone. Quand nous disons «  la synchronicité du non-synchrone », nous privilégions la synchronicité sur le non-synchrone. Et nous voulions privilégier le non-synchrone : De la grammatologie de Derrida et ses autres livres ont été très influents.

Progressivement, nous sommes passés du structuralisme à la déconstruction et au post-structuralisme pour aborder ces problèmes. Lorsque l’idée du décalage a émergé, nous avons réalisé que nous avions besoin d’outils pour analyser cette crise du signe. Nous avons donc évolué du structuralisme vers le post-structuralisme, en partie au départ grâce à Derrida, mais aussi en lisant Foucault, puis Lacan, que nous avons rencontré plus tard.

Nous voulions privilégier le non-synchrone.

Dipesh Chakrabarty

Diriez-vous que vous poursuivez toujours le travail du Subaltern Studies Collective à travers vos recherches plus récentes, ou est-ce une phase de votre travail que vous avez dépassée ? 

Oui et non. Dans Provincializing Europe, je m’intéressais à la fois à Marx et à Heidegger, et j’ai découvert Heidegger à travers Derrida. Au même moment, je lisais Foucault, qui m’a fait prendre conscience du travail de Nietzsche sur la généalogie. Et puis je me suis intéressé à Merleau-Ponty, au travail d’Hippolyte sur Hegel, qui m’a ramené à Kojève, qui était un émigré russe venu à Paris et qui assistait aux discussions d’Hippolyte, et à la reprise par Sartre de Hegel et Heidegger, et à ses débats avec les auteurs de la négritude. Tout cela m’a fait prendre conscience que ce qui me passionnait était la réception française de la pensée allemande dans les années 1930 et 1940 — que, de surcroît, je lisais en anglais !

Je pense à Foucault et à Derrida comme à des professeurs, parce qu’ils vous disent clairement ce qu’ils lisent : ils étaient des lecteurs autant que des penseurs. Guha, notre mentor, avait l’habitude de dire que vous ne devez pas seulement lire la personne qui vous intéresse, mais aussi les personnes que celle-ci lisait. Foucault et Derrida ont rendu Heidegger et Nietzsche très importants. 

Nous avons commencé à nous intéresser à la critique de Hegel par Nietzsche, et à la façon dont Nietzsche parlait de la mentalité d’esclave et critiquait Hegel qui philosophait essentiellement sur la troisième béatitude : «  Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. »

Pour résumer, nous avons commencé par être des structuralistes-marxistes, puis nous avons commencé à critiquer notre position quand nous avons découvert ces auteurs. C’est à partir de ce processus que j’ai écrit Provincializing Europe. Et puis, avec le changement climatique, j’ai encore une fois changé de paradigme, et en changeant de paradigme, je me suis retrouvé à critiquer Heidegger. J’avais déjà critiqué Marx, mais le travail sur le changement climatique m’a aidé à développer une relation critique avec Heidegger. J’ai trouvé les deux fascinants, et j’ai été quelque peu critique à leur égard. 

En somme, ils m’ont permis d’avoir une relation critique avec les personnes qui m’ont le plus influencé, dans ce que l’on pourrait décrire comme une spirale.

Dans Provincializing Europe, vous critiquez ce que vous analysez comme une Europe « hyperréelle » qui serait un référent silencieux dans l’analyse des sociétés du reste du monde. Diriez-vous que l’Europe est toujours hyperréelle aujourd’hui ? 

Elle ne l’est pas. 

L’Europe qui est devenue hyperréelle était l’Europe impériale. L’histoire est un récit humaniste, à ce titre c’est une discipline qui puise dans la rhétorique, et dans laquelle l’histoire du monde est pensée comme un drame. Depuis la soi-disant découverte de l’Amérique par Christophe Colomb jusqu’à la décolonisation dans les années 1950 et 1960, si vous regardez le monde et que vous considérez l’histoire mondiale comme un drame, le personnage le plus compliqué et le plus intéressant est l’Europe. Pourquoi ? Si l’Europe avait simplement été impériale et avait dominé le monde entier, elle n’aurait pas été un personnage aussi intéressant qu’elle l’est devenue. Mais l’Europe a également initié la révolution dite scientifique, qui a donné lieu à des développements technologiques phénoménaux, et elle a contribué à l’émancipation idéologique de ses propres empires. Les Français et les Britanniques — ou, plus précisément encore, les Écossais —ont créé leur propre version de l’universalisme émancipateur. En Inde, nous avons été plus touchés par les Lumières écossaises que par les Lumières françaises, car la France a perdu la guerre contre les Britanniques en Inde, le dernier théâtre de conflit entre les Empires français et britannique. Cela montre à quel point cette Europe impériale est historiquement complexe : c’est un concept unique qui englobe des réalités concurrentes.

Au théâtre, le personnage le plus contradictoire et le plus compliqué est toujours le plus intéressant. Or si l’Europe avait simplement été impériale et avait dominé le monde entier, elle n’aurait pas été un personnage aussi intéressant qu’elle l’est devenue.

Dipesh Chakrabarty

En outre, les efforts impériaux des Européens aboutissaient à la création de nouvelles formes de connaissances, comme le prouve l’essor de nouvelles disciplines et toutes les découvertes qu’ils ont développées pour parvenir à la domination mondiale : découvrir comment naviguer sur les mers, comment construire des navires capables de traverser des océans, comment exploiter les différentes parties du monde. Ces nouvelles capacités sont au cœur des nouvelles disciplines qui ont vu le jour dans l’Europe impériale, comme la géologie, l’économie, la botanique, la zoologie, la biologie de l’évolution ou la géographie.

Ce nouveau type de curiosité scientifique, qui est profondément lié à la curiosité de l’explorateur, a aussi parfois inspiré les habitants des colonies qui voulaient se débarrasser de la domination impériale : les philosophies universelles comme le marxisme et le libéralisme sont les enfants de ce savoir impérial moderne.

Au théâtre, le personnage le plus contradictoire et le plus compliqué est toujours le plus intéressant. L’Europe hyperréelle fait référence à cette Europe fabuleusement contradictoire et fabuleusement riche qui, en même temps, inventait «  le monde » et de nouvelles technologies révolutionnaires, comme les deux faces d’un même projet impérial auto-contradictoire.

Une partie de votre travail se concentre sur la tension dans les images-concepts universelles – comme le «  droit  » ou la «  démocratie » –, qui contiennent des éléments qui défient la traduction puisque ces images-concepts sont modifiées par des «  histoires particulières ». 

En fait, l’une des personnes à qui j’ai été redevable de cette réflexion est Jean-François Lyotard. Dans son livre Discours, Figures, il dit qu’un concept a deux faces. Il y a un côté discursif, qui est le côté conceptuel du concept, et un côté figuratif. Vous rencontrez par exemple l’idée d’égalité ; vous devez alors vous demander «  à quoi ressemble réellement l’égalité ? ». J’ai grandi dans une société très hiérarchisée, où les plus jeunes saluent les personnes âgées en leur touchant les pieds. Quand j’ai grandi, j’ai refusé de toucher les pieds de mes parents plus âgés, ce qui les contrariait beaucoup. La question de l’aspect figuratif et de la façon dont vous imaginez l’égalité est liée à votre propre histoire. Et c’est là que votre propre histoire entre en jeu dans un concept qui peut sembler universel. C’est en visualisant l’universel que le particulier entre en jeu.

Pensez-vous que cette tension puisse toujours s’appliquer aux concepts qui émergent dans un monde globalisé ? À notre niveau d’interconnexion, peut-il encore y avoir une histoire particulière ?

Non, et cela a à voir avec la mort de l’histoire. On nous vole notre historicité. La technologie crée un présent instantané. Bien sûr, il y a des traces d’historicité : par exemple, dans votre accent et le mien. Quelqu’un qui nous écouterait saurait que c’est un Français et un Indien qui échangent des idées en anglais. Dans nos idiomes, nos accents, la façon dont je bouge mon corps, il y a une trace d’historicité. 

Mais ce moment ne nous donne aucun équipement conceptuel à traiter. Pour obtenir le concept, nous devons nous rabattre sur un monde antérieur, dans lequel les connexions n’étaient pas aussi instantanées, et où il y avait plus de place pour l’historicité. Aujourd’hui, nous créons un monde dans lequel les gens perdent ce sens de l’historicité. C’est pourquoi il y a cette opposition entre, d’un côté, le big data, les algorithmes et, de l’autre, une forme d’anarchisme qui dit «  tout est permis », une sorte de relativisme pur. Nous perdons les moyens d’exercer ce que nous pourrions appeler le jugement, dans un sens kantien.

L’histoire consistait à porter un jugement rationnel, fondé sur des preuves et sur le contexte. Il ne s’agissait pas de découvrir des lois universelles, mais il ne s’agissait pas non plus de considérer que tout était permis. 

Quel est le rôle de l’historien dans un monde où l’historicité se perd lentement ? 

Pour répondre à cette question, je trouve que le travail de François Hartog dans ses Régimes d’historicité et l’idée de présentisme qu’il développe dans ce livre sont des guides très utiles. Nous sommes profondément immergés dans un présentisme d’un autre type. La question est de savoir ce que nous perdons. Nous perdons la capacité d’argumenter rationnellement sur la différence. C’est pour cela qu’il y a des formes d’intolérance, parce que pour discuter rationnellement de la différence, il faut une appréciation des différences historiques. Or, les réseaux sociaux et la technologie ne créant que de l’instantanéité, vous perdez les perspectives historiques des choses. Et vous avez plusieurs formes d’intolérance qui sont des tentatives de négocier ce présent, où l’historicité s’effondre. Et cela est dû à la façon dont la technologie, de manière totalement déréglementée, devient écrasante.

Nous sommes profondément immergés dans un présentisme d’un autre type. La question est de savoir ce que nous perdons. Nous perdons la capacité d’argumenter rationnellement sur la différence.

Dipesh Chakrabarty

Ce qui s’est passé, c’est que les capitalistes et les politiciens dépendent en fait davantage des big data pour prédire le comportement des électeurs, de sorte que nous comptons de moins en moins en tant qu’individus. En un sens, c’est aussi une menace pour la démocratie. Je ne pense pas que le moment présent puisse nous apporter des ressources conceptuelles, car ces ressources découlent du jugement, et le jugement implique d’être capable d’apprécier les différences. 

Vous avez écrit que la crise climatique était une crise d’un nouveau genre pour le capitalisme puisque les riches ne disposaient pas d’un véritable canot de sauvetage. Pouvez-vous développer cette idée ? Comment peut-elle changer notre vision de cet énorme défi ? 

De toutes mes déclarations, c’est celle qui a été la plus critiquée. J’essayais de dire que la crise climatique ne fait pas partie d’un cycle économique normal. En anglais, vous dites que vous allez «  ride out  » une crise — que cela va passer. Dans un cycle économique normal, vous demandez conseil aux investisseurs et ils vous diront «  le marché est actuellement en baisse, mais il va remonter ». Nous pensons que le marché va continuer comme ça pour toujours, et qu’il suffit d’être patient pour surmonter les mouvements à la baisse. 

Mais je dirais qu’il s’agit d’une crise d’un genre différent, car si nous ne la gérons pas bien, elle peut rendre la vie en elle-même très difficile. Et si seuls les riches survivent à un avenir catastrophique, il leur manquera le capital humain dont ils ont besoin pour produire davantage et avoir un capitalisme florissant. Il faut une certaine taille d’humanité pour avoir un marché fonctionnel, donc les riches ne peuvent pas jouer ce jeu tout seuls. Ils ont besoin de nous. Pourtant, ce jeu consistant à enrichir les gens et à les inciter à consommer est à l’origine de la crise à laquelle nous sommes confrontés. 

En un sens, je dirais que nous sommes tous concernés. Il y a quelque chose de commun par rapport à cette crise, c’est ce que j’essayais de souligner. Si vous dites que les riches seront toujours capables d’y faire face, vous les rendez optimistes et vous leur dites «  d’accord, tout ira bien », mais ils n’iront pas bien !

Dans votre article «  The Climate of History : Four Theses »2, vous dites que vous avez toujours été intéressé « par la nature de l’histoire en tant que forme de connaissance »3. Qu’entendez-vous par là ? Quel devrait être le point de vue d’un historien dans notre monde ? 

Dans mon dernier livre, The Climate of History in a Planetary Age, je soutiens que cette crise renforce notre sens de l’histoire. Tout d’abord, elle rend l’histoire plus que centrée sur l’homme. Normalement, nous écrivons sur l’histoire des humains, mais maintenant que les humains agissent comme une force géologique et agissent sur la planète, nous devons rapprocher, voire intégrer, l’histoire planétaire et l’histoire humaine. Je soutiens que si les humains doivent faire face à cette situation, ils doivent s’observer depuis deux points de vue à la fois.

Normalement, nous écrivons sur l’histoire des humains, mais maintenant que les humains agissent comme une force géologique et agissent sur la planète, nous devons rapprocher, voire intégrer, l’histoire planétaire et l’histoire humaine. Je soutiens que si les humains doivent faire face à cette situation, ils doivent s’observer depuis deux points de vue à la fois.

Dipesh Chakrabarty

La première, que j’appelle la «  perspective globale », qui fait l’histoire de la mondialisation et des technologies qui finissent par entraîner la mort de l’histoire, est centrée sur l’homme. Mais les humains doivent également se regarder du point de vue de la planète, et j’explique comment le «  système Terre » — pour utiliser le langage de la Earth system science — est désormais devenu une catégorie accessible aux humanistes, permettant aux humains de se regarder d’un point de vue planétaire. Mais la perspective planétaire décentre l’humain. Ce que je veux dire, c’est que si nous devons poursuivre les fins humaines de la vie, comme une bonne protection contre les prédateurs et les animaux, nous devrons aussi reconnaître que la planète n’a pas été faite pour nous exclusivement. Pendant longtemps, nous avons simplement considéré la planète comme acquise, en pensant que la Terre serait là pour nous fournir les choses dont nous avions besoin. Et nous réalisons maintenant que l’air, les plantes, les poissons et les fruits ne sont pas des choses qui attendaient notre venue. La Terre les a créés pour que la vie puisse continuer. La vie a besoin de toutes ces choses. Nous devons réaliser que les microbes, par exemple, et les petites créatures comme le plancton, sont à la base de la vie. Si vous considérez la structure de la vie comme un très grand immeuble, nous sommes au dernier étage, alors que ces créatures sont les fondations. Ce que j’essaye de dire, c’est que la crise climatique a élargi mon sens de l’histoire. 

Prenons un exemple. Le diabète est endémique en Inde. Mais lorsque vous demandez à votre médecin comment vous êtes devenu diabétique, il vous donne des raisons qui ont un lien immédiat avec votre histoire. Normalement, vous et moi nous déplaçons avec un sens biographique de nous-mêmes : qui étaient nos parents ou nos grands-parents, d’où ils venaient… C’est normalement notre histoire. Le médecin pourrait également ajouter que le diabète vient d’une profession – l’enseignement, par exemple – dans laquelle on fait peu d’exercice. 

Mais je me suis rendu compte que vous pouviez aller plus loin : par exemple, je suis un brahmane et nous ne faisons plus d’exercice physique depuis peut-être 400 ans et mon peuple mangeait du riz depuis 4 à 5 000 ans avant que tout notre régime alimentaire ne soit bouleversé en moins de deux générations. En guise de remède, le médecin pourrait ajouter : «  Vous devriez aller marcher sur un tapis roulant tous les jours ». Nous devons faire cet exercice supplémentaire parce que, dans notre corps, le rythme auquel le sucre est libéré dans notre sang est encore lié au fait que les êtres humains ont été principalement des chasseurs et des cueilleurs pendant des milliers d’années dans leur histoire. 

En quelques minutes, vous passez du cabinet de votre médecin à l’histoire de l’évolution. Lorsque je vais sur le tapis roulant ou que je fais une promenade, je fais l’équivalent de la chasse et de la cueillette ! 

Il y a une expansion soudaine de notre histoire. Du biographique, nous prenons soudainement conscience que nous sommes membres de l’espèce Homo sapiens, que nous faisons partie de l’histoire de la chasse et de la cueillette, de l’histoire de la consommation de riz, ce qui affecte votre histoire génétique, qui englobe bien plus que votre propre histoire biographique.

Du biographique, nous prenons soudainement conscience que nous sommes membres de l’espèce Homo sapiens, que nous faisons partie de l’histoire de la chasse et de la cueillette, de l’histoire de la consommation de riz, ce qui affecte votre histoire génétique, qui englobe bien plus que votre propre histoire biographique.

Dipesh Chakrabarty

Et je pense que cette crise fait quelque chose de similaire pour les êtres humains. Notre histoire ne se résume pas à être des humains ; il s’agit aussi d’être une forme de vie intelligente capable de créer des technologies et, en fait, d’avoir un impact sur l’histoire de la vie sur cette planète, car nous provoquons l’extinction d’autres espèces. Et si nous ne nous considérons pas sous cet angle, comme une forme de vie, nous nous ferons du mal. La pandémie est un exemple du type de dégâts que nous pouvons causer en abattant des forêts, en forçant les animaux sauvages à se rapprocher de nous, etc. 

Mais n’est-il pas paradoxal pour un historien de dire que les humains ne devraient pas être au centre de nos récits historiques ? En tant que discipline, l’histoire n’est-elle pas censée parler des humains ?

Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher ont écrit des choses intéressantes sur cette question. Ils affirment que c’est vraiment avec l’apparition d’une distinction entre les sciences sociales et les sciences naturelles au XIXe siècle que l’histoire se recentre sur l’humain. Selon Collingwood, cela commence à se produire à partir de la fin du XVIIIe siècle, mais il y a des racines qui remontent à Vico, par exemple, qui soutient que nous ne comprenons que ce que nous créons nous-mêmes, et que nous ne pouvons donc faire l’histoire que de ce que les humains ont créé. Collingwood a dit : «  seuls les humains ont une histoire, les choses ont une chronologie »4

D’une certaine manière, nous faisons écho au travail de Braudel, qui a radicalement affirmé que l’individu ne comptait pas, seules les structures de longue durée comptaient. Sauf que la longue durée est maintenant très, très longue : plusieurs milliers d’années au moins, et parfois des millions ! Une autre différence essentielle est que Braudel considérait aussi la nature comme cyclique. Le printemps revient chaque année à la même époque. Mais nous savons maintenant, lorsque nous élargissons notre vision, que cette planète est très agitée. Même la régularité que nous avons constatée dans le cycle des saisons n’a vraiment concerné que quelques centaines d’années, si l’on tient par exemple compte du petit âge glaciaire en Europe. 

Vous avez également écrit que vos lectures en théories de la mondialisation, en analyse marxiste du capital, ou en études subalternes et en critique postcoloniale, bien que très utiles pour étudier le processus de mondialisation, ne vous avaient pas préparé à donner un sens au réchauffement climatique. Pour parler franchement, face à une crise d’une telle ampleur, pensez-vous qu’une quelconque lecture aurait pu vous préparer ?

C’est là que j’ai trouvé la Earth system science très utile. Les études postcoloniales ont été très aveugles à l’environnement pendant longtemps. Le réchauffement de la planète est devenu un sujet d’actualité dans les années 1990. Les études postcoloniales ont évolué à peu près à la même période, mais elles n’ont pas pris en compte ce bouleversement avant le XXIe siècle, vers 2004 ou 2007, à peu près au moment où le quatrième rapport du GIEC a été publié et où les scientifiques ont commencé à dire très bruyamment que quelque chose n’allait pas et que nous devions réfléchir au réchauffement climatique. 

Ces nouvelles disciplines des sciences humaines – études subalternes, études raciales critiques, études postcoloniales, études néo-marxistes, études sur la mondialisation – étaient tellement centrées sur les humains et les conflits humains uniquement qu’elles se méfiaient de toute affirmation sur ce qui pouvait arriver à la planète dans son ensemble, car elles pensaient que le «  one-worldism » était un nouveau visage de l’impérialisme du Nord. Ils se sont d’abord méfiés de ce thème du réchauffement climatique. C’est pourquoi ils disaient qu’il fallait mesurer les émissions de carbone par habitant et que vous verriez alors que les pays riches sont responsables de la plupart des émissions, ce qui est vrai. Mais ce qui est devenu clair pour moi, c’est que pour comprendre ce qu’est le réchauffement climatique, il faut comprendre comment la planète fonctionne, comment le système terrestre fonctionne. J’ai alors réalisé que c’est la connaissance que vous devez ajouter à votre connaissance du capitalisme ou du post-colonialisme, et c’est en ce sens que ces derniers types de connaissances, dis-je, ne m’avaient pas préparé. J’ai dû lire autre chose, dans d’autres domaines pour comprendre ce qui se passait. 

Des Subaltern Studies à votre travail actuel sur le climat, il semble que tout votre travail, en tant qu’historien, ait toujours consisté à repenser la manière dont nous structurons nos récits. 

Et la façon dont nous pensons à l’histoire. 

Je me demandais justement si c’était le fil conducteur qui unissait les différents domaines auxquels vous participez.

Je le pense, oui. Je n’y pense pas consciemment, mais clairement, je pense toujours à ce qu’est l’histoire. Entre Provincializing Europe et le livre sur le climat, j’ai publié un autre livre en 2015 sur un historien indien très connu, Sir Jadunath Sarkar, qui a travaillé sur la période musulmane. Mon livre s’intitulait The Calling of History. J’ai beaucoup lu sur Michelet et d’autres précurseurs de l’histoire pour comprendre où il se situait dans l’histoire de la discipline. Ce livre portait également sur ce qu’était l’histoire et sur les efforts infructueux d’un homme pour faire de l’histoire une discipline universitaire dans l’Inde coloniale. 

Aujourd’hui, je me rends compte que, même avec The Climate of History in the Planetary Age, un fil conducteur relie mes travaux : mon intérêt constant pour ce qu’est et devrait être l’histoire à notre époque, la manière dont nous devrions élargir notre notion de ce qu’est l’histoire, le type de problèmes que cette question soulève et la manière dont nous pensons à l’histoire dans le contexte des différentes crises que nous traversons. En ce sens, je considère l’histoire comme une partie de ce que Nietzsche appelait « l’histoire pour la vie ». 

Je pense que cela découle d’une certaine crise que nous vivons, dans laquelle je vois, comme je l’ai déjà dit, la mort d’un certain type d’histoire et l’émergence d’un autre sens de l’histoire. Mais ce sens de l’histoire est plus difficile à appréhender ; il se joue à plusieurs échelles. Comment faire converger ces échelles ? Ou bien ne se rejoignent-elles pas, ou encore ne se rejoignent-elles pas tout le temps ? C’est un moment singulier pour comprendre l’histoire, et beaucoup de mes collègues dans différentes institutions aux États-Unis essaient de changer les programmes pour créer de nouveaux cours dans les départements d’histoire afin de répondre à ces questions.

Nous assistons à la mort d’un certain type d’histoire et à l’émergence d’un autre sens de l’histoire.

Dipesh Chakrabarty

Pensez-vous que l’histoire parviendra à relever ce défi ?

Sous cette nouvelle forme, oui, car la question fondamentale que pose l’histoire est «  comment en sommes-nous arrivés là ? ». Et cela restera une question pour les êtres humains : qu’est-ce qui nous a mis dans ce pétrin ? Qu’avons-nous fait de mal ou de bien ? Et puis, pour tout être humain, toutes les données sur le monde se trouvent dans le passé. Les humains sont structurés pour penser au passé et par le passé, et donc par l’histoire. 

Toutes les données auxquelles vous pouvez penser sont déjà disponibles, mais l’avenir est inconnu. Vous pouvez faire des projections sur l’avenir, mais uniquement sur la base de ce qui s’est déjà produit. Je pense donc que le besoin d’histoire, qui est existentiel chez les humains, n’a pas disparu. 

Nous sommes dans un moment de structuration qui rend la pensée historique très difficile dans sa forme ancienne, mais qui ouvre des possibilités d’autres types d’histoire pour répondre à la question de savoir comment nous sommes arrivés ici et quelle est notre condition actuelle. 

Mon dernier livre cherche essentiellement à aborder le changement de notre condition humaine actuelle.

Sources
  1. L’État d’urgence fait référence à une période de 21 mois, de 1975 à 1977, au cours de laquelle le Premier ministre Indira Gandhi a déclaré l’état d’urgence dans tout le pays. Cette ordonnance conférait au Premier ministre le pouvoir de gouverner par décret, autorisant la suspension des élections et la limitation des libertés civiles. Pendant une grande partie de l’état d’urgence, la plupart des opposants politiques d’Indira Gandhi ont été emprisonnés et la presse a été censurée. Plusieurs autres violations des droits de l’homme ont été signalées à cette époque, notamment une campagne de stérilisation forcée de masse menée par Sanjay Gandhi, le fils du Premier ministre.
  2. Chakrabarty, Dipesh. “The Climate of History : Four Theses.“ Critical Inquiry 35, no. 2 (2009) : 197-222.
  3. “The nature of history as a form of knowledge”.
  4. “Only humans have history, things have chronology“.
Crédits
© Photographie transmise par l'auteur.

Transcription et édition : Marie Baléo