Il y a deux cents ans, à la rentrée universitaire de 1820, le Dr. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, nommé deux ans avant professeur ordinaire de philosophie à l’Université Royale de Berlin, faisait paraître un compendium pour son cours sur la philosophie du droit, à l’usage de ses leçons. Les Principes de la Philosophie du droit1 se sont avérés pourtant beaucoup plus qu’un simple manuel destiné à des étudiants de philosophie. Conçu d’après sa Préface dès le départ comme un texte qui parviendra à un plus large public, le livre développe des idées déjà exposées dans la section consacrée à l’Esprit objectif de l’Encyclopédie des sciences philosophiques publiée en 1817, et constitue l’œuvre qui introduit par excellence à la philosophie pratique et morale de Hegel, sa pensée politique et sa philosophie du social.

Le livre, une des quatre œuvres systématiques qui parviendront aux librairies du vivant du philosophe, aura une postérité monumentale et aussi diverse que les grandes théories et mouvements politiques du XIXe et du XXe siècle. Du royalisme modéré de son temps au républicanisme conservateur, du constitutionnalisme normatif au positivisme juridique, du libéralisme autoritaire de Bismarck à l’ordolibéralisme de nos jours, mais aussi du marxisme et de la social-démocratie au nationalisme pan-allemand et au national-socialisme, les grands penseurs du politique ont trouvé sans arrêt pendant deux siècles de quoi se réclamer « hégéliens » dans les PPD. 

Le livre aura une postérité monumentale et aussi diverse que les grandes théories et mouvements politiques du XIXe et du XXe siècle.

IOANNA BARTSIDI

Temps de crainte, temps d’espoir

Écrits dans un moment de crise politique, d’autoritarisme montant et de censure rigoureuse, les PPD sont un livre paru « au mauvais moment et avec la mauvaise intention politique »2. Leur orientation politique authentique a depuis le début posé un problème interprétatif. Hegel a-t-il véritablement soutenu que le réel était rationnel et que l’ordre social existant est le meilleur possible, accordant ainsi une carte-blanche philosophique au status quo ? Peut-on véritablement dire, avec Rudolf Haym que les PPD sont « la résidence scientifique de l’esprit de la restauration prussienne »3 de Frédéric-Guillaume III ? Ou bien sont-ils le produit de la peur de la sanction et de la contrainte, comme le suggèrent sa correspondance et des fragments de l’enseignement de Hegel délivré à des époques plus libérales ? Les affirmations philosophiques universalistes et le rôle important accordé au concept de constitution, l’évaluation positive de la Révolution française, mais surtout les formules par lesquelles Hegel admet une différence entre le droit positif et le droit naturel semblent plaider pour la seconde position.

Pourtant, les arguments inverses sont également importants ; le livre contient un grand nombre d’affirmations réactionnaires, conservatrices et royalistes. Hegel accorde dans les PPD un rôle significatif au Prince et aux fonctionnaires, il ne réserve pas une grande place au dissensus social et propose un modèle d’exercice du pouvoir par en haut. Dans la célèbre Préface de l’œuvre, Hegel va jusqu’à approuver indirectement les sanctions imposées par le gouvernement aux membres du monde académique ayant soutenu ouvertement le mouvement étudiant, comme son collègue et rival Jakob Friedrich Fries, et à regretter que la philosophie universitaire se soit montrée indigne de la confiance que lui avait accordée précédemment le gouvernement.

Dans la célèbre Préface de l’œuvre, Hegel va jusqu’à approuver indirectement les sanctions imposées par le gouvernement aux membres du monde académique ayant soutenu ouvertement le mouvement étudiant.

IOANNA BARTSIDI

Mais ces affirmations doivent être comprises dans leur contexte historique et social et selon la situation particulière dans laquelle se trouvait Hegel au moment de l’écriture des PPD. Après les guerres napoléoniennes (1807), le sentiment national allemand est éveillé, une demande croissante d’unification des pays allemands et d’une constitution allemande est exprimée. La Prusse passe par une période de réformes libérales, les Stein-Hardenbergsche Reformen, d’après les noms des Ministres qui les ont initiées, qui auront le caractère d’une « révolution par en haut » pendant laquelle est notamment aboli le servage4.

Les jeunes et les étudiants, en particulier, se trouvent animés par un esprit nationaliste combattant et forment des confédérations étudiantes, les Burschenschaften, ébauches du mouvement pan-allemand. Ces corporations étudiantes sont le seul mouvement politique unifié dans le pays militant pour les libertés civiques et gagnent vite en force. Elles sont caractérisées par une forme de libéralisme, mais aussi par leur haine des Français et un certain antisémitisme ; leurs membres organisent souvent des beuveries et restent attachées à l’honneur militaire, ayant des liens avec des organisations secrètes et continuant à respecter des pratiques obsolètes comme les duels. Hegel côtoie d’abord des milieux proches des confédérations à Heidelberg (dont sera issu le noyau de ses fidèles à Berlin) et se lie d’amitié avec Friedrich Wilhelm Carové, appartenant à la tendance universaliste « des Philosophes ». Mais, Hegel — originaire du sud de l’Allemagne — arrive à Berlin pour trouver une Prusse tout autre que celle dont il aurait rêvé.

La Prusse en laquelle Hegel devait travailler répondait-elle encore purement et simplement à la Prusse à laquelle il s’était attendu ? Pays et États changent rapidement leur apparence en quelques années : La France de 1812 n’est plus la France de 1789, la Prusse de 1820 n’est plus la Prusse de 1812. Hegel est entré dans la Prusse des grandes réformes et des guerres de libération ; à peine était-il à Berlin que le Ministre des cultes von Altenstein, qui l’avait appelé, était le seul réformateur  demeurant encore au gouvernement et ne pouvant qu’avec peine et beaucoup de restrictions continuer sa politique. 

Otto Pöggeler, « Hegel rencontre la Prusse », Archives de Philosophie, Juillet-Septembre 1988, Vol. 51, No. 3, pp. 354.

La montée en puissance des Burschenschaften préoccupe le gouvernement de la Prusse qui se trouve après le Congrès de Vienne (1815) sous l’emprise de Metternich en rapide mutation dans une direction restauratrice. Une grande fête organisée le 18 octobre 1818 à Wartbourg par des professeurs, étudiants et autres bourgeois intellectuels liés au confédérations attire l’attention ; pendant les festivités, on prononce des propos radicaux, on brûle des livres d’orientation réactionnaire ou napoléonienne. En 1819 tout bascule : un étudiant au nom de Karl Ludwig Sand assassine à Mannheim le juriste anti-libéral August von Kotzebue, soupçonné agent secret de l’Autriche.

Une grande fête organisée le 18 octobre 1818 à Wartbourg par des professeurs, étudiants et autres bourgeois intellectuels liés au confédérations attire l’attention ; pendant les festivités, on prononce des propos radicaux, on brûle des livres d’orientation réactionnaire ou napoléonienne.

IOANNA BARTSIDI

Le gouvernement saisit l’occasion pour transformer la méfiance en répression ouverte du mouvement étudiant. En septembre de la même année les décrets de Carlsbad interdisent les associations, établissent une censure des publications et placent les universités sous tutelle. En même temps, le dernier effort du Chancelier Hardenberg pour introduire une constitution représentative échoue : les temps ont changé. Des universitaires comme Fries,  Eduard Gans, Wilhelm De Wette et Wilhelm von Humboldt, ainsi que plus tard Schleiermacher sont renvoyés ou poussés à la démission, alors que certains étudiants de Hegel, dont son répétiteur von Henning, sont poursuivis et emprisonnés.

Professeur ordinaire depuis seulement quelques années, après une longue période de précarité matérielle et statutaire, Hegel a peur des sanctions et de la persécution. Dans une lettre il dira « je vais avoir cinquante ans, j’en ai passé trente dans ces temps troublés où alternaient la crainte et l’espoir, et j’espérais que c’en était fini de la crainte et de l’espoir. Et maintenant, je suis obligé de voir que cela continue »5. Face à cette menace Hegel fera tout pour ne pas être confondu avec les professeurs « démagogues » : il retardera la publication des PPD, retravaillera certains aspects du texte et s’en prendra violemment à Fries dans la Préface, commentant son discours à la Fête de Wartbourg et l’accusant d’être un faux-ami du peuple. 

Hegel fera tout pour ne pas être confondu avec les professeurs « démagogues ».

IOANNA BARTSIDI

C’est dans cette ambiance d’orage dans l’horizon politique et intellectuel que paraîtront les PPD et ils en seront irrémédiablement marqués. Une grande controverse historique et philosophique, vieille comme le livre lui-même, naîtra, à propos de l’orientation politique réactionnaire ou libérale de la philosophie politique hégélienne. La querelle opposera d’un côté les partisans d’une discontinuité entre l’enseignement oral et le livre qui laisse imaginer Hegel comme un philosophe à double visage, publiquement conservateur, mais démocrate et libéral de manière apocryphe (R. Haym, K.H. Ilting). De l’autre côté se trouveront les commentateurs qui soutiennent une continuité nuancée et complexe entre les thèses philosophiques relativement libérales et les affirmations politiques réactionnaires du philosophe (O. Pöggeler, L. Siep, W. Jäschke, D. Henrich, J-F. Kervégan). Produits d’une période troublée, les PPD appréhenderont dans tous les cas « leur temps en pensées philosophiques » et refléteront autant la crainte que l’espoir de leur auteur face aux transformations historiques.

La réalité du rationnel : droit et loi positive

Après cet aperçu du contexte historique de la publication des PPD, on pourrait pourtant poser une question plus fondamentale à propos de cet ouvrage. Pourquoi est-ce qu’un livre sur le droit a en premier lieu obtenu une place si exceptionnelle, centrale et controversée, dans l’histoire des idées politiques ? Il suffit de feuilleter les PPD pour comprendre que par cet ouvrage Hegel a tenté de répondre aux plus grandes questions non seulement de la philosophie du droit stricto sensu, mais aussi de la philosophie politique et morale. Au risque d’une schématisation, on pourrait résumer le contenu des PPD avec cette phrase : « En vue de quoi agissons nous et devons-nous agir en tant qu’individus et sociétés ? ». Pourquoi est-ce que le philosophe a pourtant choisi de développer ce vaste questionnement en partant du concept de droit, et non pas du pouvoir, du prince ou du gouvernement, ni de la question du régime idéal, de la république ou du bien Suprême ? Pourquoi est-ce que le droit constitue, selon Hegel, le terme médian pertinent pour penser à la fois la moralité, l’État et la politique ?

Pourquoi est-ce que le droit constitue, selon Hegel, le terme médian pertinent pour penser à la fois la moralité, l’État et la politique ?

IOANNA BARTSIDI

Répondre à cette question présuppose de comprendre le sens et la portée du terme « droit » (das Recht) dans la philosophie hégélienne, en la saisissant dans sa triple, voire multiple, signification et dans son « extension variable »6. Dans la philosophie hégélienne, « droit » signifie droit positif (code, Justice) et état de droit (loi, état civil, politique) ; mais le terme désigne aussi le « juste », ce qui est éthique, moralement correct (recht) ou bien. L’objet de la philosophie du droit est, comme l’annonce Hegel dès le §1 des Principes, « l’idée du droit ». Philosophe post-kantien, Hegel pense le juste comme une volonté rationnelle libre qui n’est pas donnée telle quelle dans l’expérience, mais que seule la raison est capable de découvrir et susceptible de vouloir réaliser.

Mais, qu’est-ce que l’idée du droit ? Le concept d’idée est un pilier de la construction théorique de Hegel. Comme Platon, il pense que les idées sont réelles. Mais contrairement à lui, il refuse de séparer la réalité des idées et celle de l’expérience. Dans le système hégélien, qui a souvent été qualifié d’« idéalisme absolu », les idées ne sont pas réelles « une fois pour toutes » dans un au-delà, mais deviennent réelles dans l’expérience, qui se conforme progressivement à son essence. Dans les mots de Hegel, l’idée est « le concept de la chose et l’effectuation de celle-ci ». Prenons un exemple pour mieux comprendre cette phrase. On sait tous ce qu’est une maison : selon le dictionnaire, c’est un bâtiment d’habitation. Une maison n’est pas simplement un agrégat de matériaux de construction, mais un agencement qui fait d’eux un bâtiment, et surtout un bâtiment d’habitation, qui peut accueillir et héberger des humains. Plus une maison remplit cette fonction, plus elle est conforme à son essence, plus elle est véritablement « une maison ». 

Une idée qui ne se réalisera jamais dans l’expérience manque ainsi autant de réalité qu’une expérience qui ne se conformera jamais à son idée.

IOANNA BARTSIDI

Ainsi, dans tout jugement descriptif que nous portons sur le monde, se trouve aussi une forme de normativité. Nous jugeons continuellement si les choses sont conformes à leur concept : nous disons « ce n’est pas une vraie maison », « ce n’est pas une solution » ou encore « ce n’est pas une vie ». On ne parle pourtant pas de choses qui n’ont pas de réalité empirique, mais qui en ont une qui n’est pas conforme à leur principe. Inversement, ce principe n’a de sens que dans la mesure où il est actif dans l’expérience, dans la mesure où il devient réel dans le monde et nous pousse à agir pour construire des meilleures maisons, trouver des solutions plus efficaces, vivre une vie plus accomplie, plus humaine et plus libre. 

Une idée qui ne se réalisera jamais dans l’expérience manque ainsi autant de réalité qu’une expérience qui ne se conformera jamais à son idée. La réalité pour Hegel n’est pas quelque chose d’inerte, mais un mouvement par lequel le monde se débarrasse de ses défaillances pour devenir conforme à son essence : cela se passe dans le devenir, dans le temps et dans l’histoire. Hegel appelle ce mouvement Wirklichkeit, c’est-à-dire réalité effective, et le définit comme unité de l’essence et de l’expérience. Une idée est donc un processus de réalisation de l’idéal par sa relation avec le réel. L’idée du droit en particulier correspond alors au rapport qui existe entre ce qui est rationnel, à savoir la liberté, et ce qui vaut actuellement comme loi. L’idée du droit constitue le processus par lequel le droit devient réel dans le monde : le devenir-rationnel de la loi et le devenir-loi du rationnel.

La réalité pour Hegel n’est pas quelque chose d’inerte, mais un mouvement par lequel le monde se débarrasse de ses défaillances pour devenir conforme à son essence : cela se passe dans le devenir, dans le temps et dans l’histoire. 

IOANNA BARTSIDI

C’est le mécanisme de la dialectique, déjà exposé dans la Science de la Logique. Un contenu abstrait, comme par exemple l’idée du juste, est présupposé comme connu et ayant une signification fixe : on pense connaître une fois pour toutes ce qu’est le juste. Or, ce concept de droit doit d’abord prendre une forme concrète dans la loi, pour s’accomplir, montrer ses limites et être dépassé, et ainsi de suite. Dans le processus par lequel la liberté devient réelle dans le monde, le droit positif joue alors un rôle crucial. Comme le suggère la proximité étymologique entre le mot allemand pour « loi » (Gesetz) et le verbe « poser » (setzen), le droit dans le sens strict est le début concret et la base empirique de toute réalité morale et politique. Contrairement à Kant, Hegel ne veut alors pas penser le droit comme un idéal de la Raison auquel on aspire nécessairement sans jamais l’atteindre, qui nous attend à la fin de l’histoire et nous dirige vers elle. Certes, la réalité telle quelle n’est pas parfaite, mais elle contient toujours déjà en elle le principe qui peut la rendre conforme à son essence : la liberté. Et ce principe est déjà en œuvre dans le droit. 

Qu’un être-là en général soit l’être-là de la volonté libre, tel est le droit. Il est de ce fait, de manière générale, la liberté en tant qu’idée.

PPD, §29, p. 118.

Le geste fort par lequel Hegel attire l’attention de la réflexion philosophique des idéaux politiques abstraits à la positivité du droit a des points communs avec l’École historique du droit de son époque, dont Friedrich Carl von Savigny et Gustav von Hugo étaient des représentants, mais a aussi indirectement influencé les théoriciens du courant du positivisme juridique et du constitutionnalisme moderne, comme Hans Kelsen.

La réalité telle quelle n’est pas parfaite, mais elle contient toujours déjà en elle le principe qui peut la rendre conforme à son essence : la liberté. Et ce principe est déjà en œuvre dans le droit.

IOANNA BARTSIDI

Cependant, bien qu’Hegel donne à l’expérience une place cardinale dans son système et voit en elle le début de tout savoir, il ne propose pas pour autant de s’arrêter à elle, mais au contraire de l’assimiler rationnellement7. On ne pourrait dès lors jamais prendre le droit positif tel quel et au pied de la lettre comme l’incarnation du juste. L’École historique du droit fait l’objet d’une importante critique dans les PPD, Hegel n’identifiait donc pas l’Idée du droit au droit positif et le rationnel à l’existant, mettant en cause l’existence réelle de tout aspect du droit qui n’a pas de valeur juridique. Au contraire, le droit (das Rechte) est d’après lui un universel dont l’essence n’est autre que la liberté, épurée des contingences historiques et des abus qui peuvent se produire pendant sa réalisation. Malgré ce que l’on a pu croire alors, le philosophe ne niait point l’aspect irrationnel du réel. Déjà dans son cours sur la philosophie du droit de 1817-1818 à Heidelberg, dont le texte est plus explicite et possiblement moins censuré8, Hegel disait : 

a) Le droit positif est en général un droit qui a validité dans un État et que, par conséquent, il faut respecter comme autorité, laquelle est assise par la contrainte ou la crainte ou bien par la confiance et la foi, mais peut-être aussi soutenue par une visée rationnelle. Le droit positif peut, selon son contenu universel, être rationnel ou bien, comme il arrive habituellement, un mélange de règlements rationnels et règlements contingents et arbitraires, lesquels proviennent en partie de la violence et de l’oppression ou maladresse des législateurs, ou bien ont pu aussi réussir à se maintenir dans un état plus achevé de la société fondé sur une conscience plus élevée de la liberté à partir d’un état moins achevé, si les changement ont été établis sans connexion avec le tout, au coup par coup et selon les besoins du moment. b) Mais au droit rationnel se rattache de soi-même une sphère positive, dans la mesure où il devient un droit qui a validité et reçoit une effectivité extérieure.    

Leçons sur le droit naturel, op.cit., p. 47-48.

Le droit naturel sans autres fictions individualistes

Le droit rationnel ne doit alors pas être situé au niveau des « simples » idées, ni être conçu comme une absence formelle de contradiction entre des affirmations ou des actions. L’idée du droit doit au contraire être saisie comme réalisation concrète de l’idée de la liberté universelle dans le monde social et dans l’histoire. Produit d’une double polémique, d’un côté avec l’historicisme juridique et d’un autre avec le formalisme kantien et le progressisme abstrait de son époque (Fries), le concept hégélien de droit possède plusieurs facettes9. Le titre des Principes, étonnant à son époque10, peut nous renseigner ici sur la nature singulière du projet hégélien.

Le droit rationnel ne doit pas être situé au niveau des « simples » idées, ni être conçu comme une absence formelle de contradiction entre des affirmations ou des actions. L’idée du droit doit au contraire être saisie comme réalisation concrète de l’idée de la liberté universelle dans le monde social et dans l’histoire.

IOANNA BARTSIDI

Contrairement à Kant, qui cherche à poser les fondements (Grundlegung) a priori rationnels pour une métaphysique des mœurs (Sitten), Hegel écrit les principes (Grundlinien) d’une philosophie du droit (Recht), dressant les lignes générales et l’idée directrice animant une réalité concrète. En se plongeant dans la base empirique du droit positif et en l’assimilant par un examen philosophique, on découvrira le concept de droit qui est en train de s’effectuer en elle. Le procédé méthodologique sera comparable à celui des sciences naturelles. Pourquoi considérer que « la chose éthique », les organisations sociales, l’état et le monde humain, ne possèdent aucun principe rationnel (concept) qui se développe en elles, alors que l’on suppose sans problème qu’il existe dans la nature inorganique une rationalité inhérente qui n’attend qu’à être découverte ?

Au sujet de la nature on concède que la philosophie a à la connaître telle qu’elle est, que la pierre philosophale se trouve cachée quelque part, mais dans la nature elle-même, que celle-ci est rationnelle au-dedans de soi, et que le savoir a à explorer et à saisir sur le mode conceptuel cette raison effective qui est présente en elle, à explorer et à saisir non pas les configurations et contingences qui se montrent à la surface, mais au contraire son harmonie éternelle, en tant qu’elle est sa loi immanente et son essence. En revanche, le monde éthique, l’État, [à savoir] elle, la raison, telle qu’elle s’effectue dans l’élément de la conscience de soi, ne doit pas jouir du bonheur que la raison s’affirme et demeure en lui, elle qui, en fait a conquis force et pouvoir dans cet élément. L’univers de l’esprit doit être plutôt livré au hasard et à l’arbitre, il doit être abandonné de Dieu […] d’après cet athéisme du monde éthique.  

PPD, « Préface », op.cit., p. 95

Quel est pourtant le contenu du concept de droit ? Il nous aiderait encore une fois de nous pencher sur le(s) titre(s) de l’ouvrage pour répondre à cette question. Hegel commence à enseigner la philosophie du droit dans la forme qui sera celle des Principes au moins vers 1817 à Heidelberg ; les cours, dont on dispose de différentes versions par le biais des manuscrits des auditeurs, continueront sans interruption jusqu’en 1825. Jusqu’en 1818 le philosophe utilise le titre « Droit naturel et science de l’état » pour sa philosophie du droit, qui sera écarté en 1819 et deviendra ensuite le second titre des Principes. L’expression « droit naturel » surprend au premier abord et mérite un examen : comment Hegel, ce penseur si fortement critique du positivisme naturaliste qui a mis en lumière le caractère historique, social et collectif du savoir dans la Phénoménologie de l’Esprit11, peut-il avoir employé à cœur léger le terme « droit naturel » qui sous-entend que la nature, à elle seule, nous dicterait ce qui est juste ?

Pourquoi considérer que « la chose éthique », les organisations sociales, l’état et le monde humain, ne possèdent aucun principe rationnel (concept) qui se développe en elles, alors que l’on suppose sans problème qu’il existe dans la nature inorganique une rationalité inhérente qui n’attend qu’à être découverte ?

IOANNA BARTSIDI

Hegel, récupère le terme droit « naturel » utilisé par l’École de Salamanque et les théoriciens du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau), sans pour autant maintenir le concept dans un cadre jusnaturaliste classique et rompt avec les présupposés du droit naturel antiques ou modernes12. En 1817, il dit déjà : 

La sphère du droit n’est pas le sol de la nature, en tout cas pas de la [nature] extérieure, mais pas non plus celui de la nature subjective de l’homme […] au contraire la sphère du droit est la sphère spirituelle, c’est-à-dire la sphère de la liberté. […] Le terme « droit naturel » mérite d’être abandonné et remplacé par l’appellation doctrine philosophique du droit, ou bien, comme il sera montré par ailleurs, doctrine de l’esprit objectif.    

Leçons sur le droit naturel, op.cit., p. 48

Bien que très influencé par ces théoriciens du contrat social et surtout par Rousseau13, Hegel rejette ces théories parce qu’elles se fondent sur la fiction de l’état de nature et du pacte social qui n’ont jamais connu de réalité historique14, parce qu’elles prennent comme assise de la moralité l’individu singulier (volonté particulière) et pensent la liberté comme une propriété de ce dernier15. Avec Aristote, Hegel considère la société comme une totalité conforme à la nature « proprement humaine » toujours déjà là, dans laquelle seule on peut être libre. Il récuse ainsi l’individualisme des théories politiques modernes.

Avec Aristote, Hegel considère la société comme une totalité conforme à la nature « proprement humaine » toujours déjà là, dans laquelle seule on peut être libre. Il récuse ainsi l’individualisme des théories politiques modernes.

IOANNA BARTSIDI

Selon Hegel, Rousseau aussi bien que Kant et Fichte, fondent leur analyse de la politique et du droit sur le principe du libre arbitre de la volonté particulière, ce qui les oblige à voir le rationnel et l’universel comme une restriction du pouvoir d’agir individuel et comme une contrainte objective imposée à la subjectivité libre. Or, comme le souligne d’ailleurs Jean-François Kervégan, d’après Hegel, la liberté ne doit pas être pensée comme une propriété d’un sujet quelconque, empirique ou transcendantal, qui agirait dans un vide politique, social, moral et langagier. Le philosophe allemand sera parmi les premiers à souligner à quel point notre être est social de son existence la plus publique, jusqu’à son intimité la plus profonde.

Hegel aura alors cela de radical, qu’il ne s’intéressera pas à fonder un droit absolu, supérieur au positif, dans une nature humaine immuable16 ni dans un sujet métaphysique. Au contraire, partant du principe qu’aucune loi juridique ou morale ne peut exister au niveau de la nature, Hegel va se tourner vers l’État et l’histoire. La tension antique entre la nature (le phusei) et la loi posée (le nomôi, ce qui est par position, par convention) sera située à l’intérieur de l’état social dont on ne peut faire abstraction. La liberté ne sera plus la spontanéité du bon sauvage, ni la récompense du sujet discipliné, mais un dur travail que nous ne pouvons entreprendre que dans la société et en tant que société.   

La liberté n’est pas spontanéité, elle est un dur travail que nous ne pouvons entreprendre qu’en tant que société.

IOANNA BARTSIDI

La loi naturelle ne repose alors pas sur une nature pré-politique, antérieure, supérieure et opposée au droit, mais sur la naturalité même du droit dans sa polysémie. Le droit naturel est alors différent du droit positif, mais il ne lui est pas opposé. Chez Hegel, le droit positif — dans la mesure où il est rationnel — participe du droit naturel. Une philosophie du droit présuppose pour lui alors l’examen de la relation entre une réalité juridique (droit positif) et une réalité sociale, incarnée dans des institutions éthiques tels l’État, la famille et le marché, ainsi que dans les pratiques sociales, les représentations collectives et les mœurs. Ces réalités constituent ce qu’Hegel appelle la « nature ou chose » éthique (sittliche Sache). Pourtant par ce terme, le philosophe fait subir au terme « nature » des modifications conceptuelles importantes. Les institutions éthiques, politique et socio-juridiques nous paraissent à la fois aussi extérieures et étrangères à notre subjectivité que la nature inorganique, et si humaines et artificielles que l’on a été amené à penser qu’elles aliènent et corrompent cette dernière. Mais elles sont en vérité des institutions de la liberté qui s’extériorise dans le monde et devient une deuxième nature. Ainsi, le Naturrecht (littéralement droit de nature) est un droit rationnel, naturel non pas parce que dicté par dieu, la nature humaine animale ou le sentiment moral, mais parce qu’il existe dans un état qui advient par nécessité naturelle et parce qu’il est conforme à la nature de la chose, à savoir de la chose éthique et de l’État. Le droit naturel hégélien s’apparente alors au droit naturel classique dans la mesure où il ne s’identifie pas au droit positif, où il vaut universellement et repose sur l’application du principe de la liberté de tous, mais se distingue de lui en ce qui concerne les fictions essentialistes du jusnaturalisme.

La société contre l’État : la vie éthique moderne

Le droit rationnel obtient une positivité, l’État : sa forme découle naturellement du caractère national particulier et du degré de développement historique des peuples. Sur la base de cette nouvelle définition de la nature éthique, la naturalité du droit n’est alors plus en contradiction avec la multiplicité, la variabilité et la relativité du droit positif. C’est au contraire précisément en examinant ce monde selon sa rationalité inhérente que nous pouvons découvrir un droit qui vaut dans chaque organisation sociale par sa nature particulière et historique et par le degré dans lequel le rationnel a pu s’effectuer. Cette prise en charge de l’historicité des communautés par Hegel est soulignée par Leo Strauss et Karl Löwith17, qui soutiennent que le philosophe maintient la tension entre nature et loi en la déplaçant à l’intérieur du domaine socio-historique. Pour mieux comprendre cette idée, insistons sur une dernière distinction hégélienne importante, entre société civile (bürgerliche Gesellschaft) et État (Staat).

Le droit naturel hégélien s’apparente alors au droit naturel classique dans la mesure où il ne s’identifie pas au droit positif, où il vaut universellement et repose sur l’application du principe de la liberté de tous, mais se distingue de lui en ce qui concerne les fictions essentialistes du jusnaturalisme.

IOANNA BARTSIDI

Bien que s’inscrivant, comme on l’a dit, dans une lignée remontant à Aristote qui pose la société comme horizon de toute activité humaine, la pensée politique de Hegel, au moins dans sa maturité, est fondamentalement moderne. Après les écrits de jeunesse où le philosophe regrettait le lien organique entre l’universel (cité) et le particulier (citoyen) qui existait dans la polis antique (période dite de « nostalgie pour la belle totalité grecque »), la réflexion hégélienne commence à saisir la particularité de l’époque moderne comme quelque chose de positif.

À partir de son séjour à Francfort (1797-1800), Hegel s’engagera dans la lecture et le commentaire des grands penseurs de l’économie politique de son temps, comme James Steuart et Adam Smith, et va rapidement comprendre que depuis l’époque moderne une partie du monde éthique se rend de manière progressive relativement autonome de l’instance politique et de l’État. Cette tension entre la société vivante et la rationalité anonyme de l’État rend impossible la reproduction du modèle socio-politique total de l’Antiquité où le citoyen se trouvait immergé corps et âme dans la polis, lié au tout social par des liens matériels et idéaux, de l’approvisionnement à la participation aux processus démocratiques et les fêtes. 

Dans le marché, la société perd son horizon collectif.

ioanna bartsidi

Le « système des besoins », c’est-à-dire le mécanisme qui permet de satisfaire ses besoins matériaux par son propre travail et celui des autres, nous connecte toujours les uns aux autres par des liens de subsistance matérielle et fonctionne comme base fondamentale du tissu social. Or, dans la modernité capitaliste, cette médiation est assurée de manière aveugle et autorégulatrice18, au moyen de la division du travail et de la « main invisible du marché ». Ainsi, à travers la médiation du « système des besoins » par le marché et la division du travail, la société civile perd de vue son horizon collectif et acquiert une apparence de chaos bien ordonné où l’harmonie advient par le conflit des intérêts particuliers. En cela, la société civile reproduit l’état de nature, dit Hegel, où chacun veille à son intérêt particulier à l’intérieur du social.

Cet « état de nature dans le social » se présente comme opposé au droit et à l’État qui envisagent les individus dans leurs rapports mutuels comme membres organiques d’un tout. Cependant, cette opposition n’est qu’apparente. Dans la modernité, la société civile nécessite d’être réglée par le droit privé, déterminant par des contraintes et en termes de personnalités juridiques les rapports des individus entre eux et protègent la propriété des choses ; à ce droit s’ajoute la moralité, qui envisage l’individu comme sujet accomplissant une série d’actions « bonnes » ou « mauvaises » et dicte aux membres de la société la conduite quotidienne.

Ces deux sphères, la sphère du droit abstrait et celle de la moralité, sont des moments idéaux que nous arrivons à conceptualiser par la pensée comme différents, mais que nous ne rencontrons jamais de manière dissociée dans l’expérience. Autant le droit que la moralité ne sont alors possibles que dans la vie sociale réelle que Hegel appelle éthicité (Sittlichkeit). L’éthicité correspond à la vie concrète dans laquelle prennent part les individus, se présente à eux à la fois en tant que monde extérieur vivant et en tant que conscience qu’ils ont eux-mêmes de leur monde et de leur place en lui. Elle est : le concept de la liberté devenu monde présent-là et nature de la conscience de soi19. L’éthicité se structure notamment autour de trois types d’institutions, « moments » inextricablement liés les uns aux autres, qui rendent la vie humaine possible, vivable et digne d’être vécue. Ce sont la famille, la société civile et l’État. De son aspect matériel le plus immédiat à sa destination historique la plus lointaine et du premier cri du nouveau-né aux fleurs déposées sur les tombes de nos ancêtres, la vie humaine libre est rendue possible et pensable par l’éthicité.

Ces deux sphères, la sphère du droit abstrait et celle de la moralité, sont des moments idéaux que nous arrivons à conceptualiser par la pensée comme différents, mais que nous ne rencontrons jamais de manière dissociée dans l’expérience.

IOANNA BARTSIDI

Dans le cadre éthique moderne, la société civile et l’État ne sont pas seulement relativement  autonomes, mais aussi interdépendants. La société civile nécessite d’un droit abstrait et d’un état administrateur clairvoyant, alors que l’État puise en elle ses moyens, sa force de vie et son renouvellement. La vie politique moderne est ainsi caractérisée non pas par une simple opposition, mais par une tension « dialectique » entre la société civile dont les membres sont des citoyens veillant à leur intérêt particulier et bonheur individuel (bourgeois) et l’État, dont les moments vivent dans l’universel (citoyens). Au moment de l’écriture des PPD, Hegel est plus que jamais intéressé par l’extrême et paradoxale singularité de son époque moderne capitaliste, négociant constamment entre liberté individuelle et égalité universelle. Dans les PPD, il sera non seulement parmi les premiers à diagnostiquer et à décrire l’autonomisation progressive de ces deux sphères, mais aussi à démontrer leur interdépendance et à assigner à chacune d’entre elles un domaine de compétence hors duquel elle n’a pas de validité20.

Dans son ouvrage de 1820, Hegel attribue ainsi une nouvelle fonction critique à la philosophie, qui aura une grande postérité dans le marxisme et le socialisme. La philosophie devra désormais prendre en charge l’époque présente comme objet et identifier ses paradoxes (pensée du présent). Elle saura montrer les limites de certaines formes de pensée qui se veulent totales (critique de l’économie politique et des sciences administratives), justifier leur rôle et jeter de la lumière sur le lien entre les idées abstraites et les pratiques sociales. Par ce mécanisme, elle pourra critiquer des représentations inadéquates du monde éthico-social qui déterminent l’action, pour y substituer des valides (critique de l’idéologie). Avec les PPD s’accomplit l’inauguration de cette nouvelle fonction du discours philosophique, constamment à mi-chemin entre compréhension et critique du réel, à la recherche d’un rationnel qui se trouve en route entre ce qui est et ce qui doit être. Cela fera du livre une œuvre monumentale dans l’histoire de la philosophie, avec une postérité divisée entre le conservatisme le plus ardent et le radicalisme le plus féroce. Pendant deux cent ans, les PPD serviront de manuel autant à ceux qui voudront changer le monde qu’à ceux qui se contenteront de l’interpréter. 

La philosophie devra désormais prendre en charge l’époque présente et identifier ses paradoxes.

ioanna bartsidi

Sourire dans l’universel

Quelque soit notre position dans cette alternative, on devrait se demander avant de finir, dans quelle mesure le monde des Principes de la philosophie du droit, publiés il y a deux-cent ans, est encore le nôtre. Y-a-t-il quelque chose que ce livre pourrait nous dire encore aujourd’hui, en ce moment de crise et de transformation profonde du monde dans lequel nous vivons, où nous cherchons à la fois à comprendre le réel et à le rendre plus rationnel ? 

Comme le souligne Karin De Boer21, malgré les énormes changements historiques qu’ont connu les sociétés aux cours des derniers deux siècles, les tensions inhérentes à la modernité que décrit Hegel sont encore d’actualité. De nos jours, la tendance du marché à se rendre autonome des instances politiques et à se libérer des contraintes que lui impose le droit s’est intensifiée plus que jamais, avec des effets nocifs pour l’environnement, les biens communs et le bon fonctionnement des régimes démocratiques. La prédominance du modèle politique libéral-individualiste et la mondialisation semblent avoir contribué grandement à une perte en puissance sans précédent des institutions éthiques nationales, une croissance des inégalités et une inefficacité des fonctions autorégulatrices de la société civile. Un déchirement du tissu social se reflète dans un sentiment partagé de perte de nos repères classiques, des liens sociaux essentiels et du sentiment d’appartenance collective. En même temps, le droit abstrait se heurte à ses limites lors des conflits internationaux : incapable d’assurer la reconnaissance juridique et l’intégration dans l’État des personnes exilées et des immigrés, il rend de plus en plus manifeste l’ineffectivité des idées de liberté et d’égalité universelles. 

Enfin, en ce temps de crise internationale et de pandémie nous rappelle l’interdépendance entre la santé et la sécurité de notre corps individuel et celle du corps social, dont dépend notre vie et survie. Face au danger et pour protéger ses membres les plus vulnérables, l’État fait preuve d’une présence inhabituelle et de plus en plus forte dans notre quotidien. Nous sommes ainsi confrontés de manière de plus en plus explicite à la tension entre notre pulsion d’agir selon notre intérêt et notre plaisir, individuels et immédiats, et le besoin rationnel d’inscrire notre action dans un cadre universel qui protège les autres de nous-mêmes et nous d’eux.

Aujourd’hui, l’injonction de penser notre place dans le Tout nous trouve plus seuls que jamais.

ioanna bartsidi

 Paradoxalement, cette injonction de penser notre place dans le Tout social nous trouve plus seuls que jamais, dans une situation déconcertante : chez nous devant nos écrans, distanciés socialement et isolés, nous sommes appelés à une solidarité sans précédent à l’échelle nationale et européenne. Hegel avait bien vu que malgré sa rationalité, l’injonction universelle ne nous apparaît pas comme un acte de liberté ; elle est vécue comme une contrainte, chaque jour de plus en plus difficile à admettre dans une société qui ne se donne plus les moyens de nous en convaincre. Le masque éthique qui cache notre visage naturel est ainsi en ce moment lourd à porter.

Les autorités gouvernementales, scientifiques et médiatiques nous appellent au devoir de le « supporter », en évoquant l’idée de la responsabilité individuelle. La pédagogie kantienne du sujet moral est sous-jacente à ce modèle social individualiste qui nous enseigne d’assumer le sacrifice d’un agir rationnel universalisable. Si chaque traité de politique finit pourtant sur une « éducation civile », celle que professent les Principes de la philosophie du droit est toute autre : une où chaque sacrifice de l’individu est toujours déjà, ici et maintenant, compensé par la joie de l’universel. 

Si dans le particulier un visage triste se cache sous notre masque, ce n’est que parce que l’on est en train de sourire sur notre photo prise du point de vue universel.

IOANNA BARTSIDI

Dans la philosophie hégélienne, la douleur du particulier est de manière immanente une joie de l’universel, non pas comme un but qui serait la lumière au bout du tunnel, mais comme un objectif qui nous suivrait à chaque station. « On peut reconnaître ici l’originalité de la téléologie hégélienne : la souffrance n’est plus, comme en eschatologie banale, la condition — épisodique, contingente — du parfait bonheur. Elle en est le négatif photographique » explique avec une métaphore le grand commentateur de Hegel, Gérard Lebrun22. Si dans le particulier un visage triste se cache sous notre masque, ce n’est que parce que l’on est en train de sourire sur notre photo prise du point de vue universel. Contre l’éducation civile moraliste qui nous encourage alors à nous approcher péniblement, au jour le jour et sans la certitude de l’efficacité de nos sacrifices à un idéal socio-politique utopique que nous n’atteindrons jamais, Hegel nous appelle à vivre toujours déjà dans l’universel. 

Entre conservation et révolution, « le privilège du vivant » est la négation, dit-il. Le vivant seul peut endurer et perdurer : il peut prendre conscience d’un mal mais continuer à vivre en sa présence, se conserver malgré la menace, essayer de la surmonter. Le vivant seul peut sentir le manque23, c’est-à-dire exister encore, malgré tout, pour ressentir en lui l’altérité, la douleur, la maladie. Le vivant seul peut mesurer la distance entre ce qui est et ce qui devrait être, en tenant les deux ensemble dans son esprit. Dans les souffrances et dans les contradictions de notre époque, sont vivants ceux qui pensent l’universel. Que ce soit sur le mode d’une vie éthique qui se conserve ou bien encore sur le mode d’une société qui se nie et se dépasse, par la critique et la révolution. 

La force du vivant ne se marque pas dans la santé — épisode « fini », toujours précaire — mais dans la possibilité de la maladie, qui montre que là où d’autres périraient, je peux subsister encore — et peu importe au prix de quelles concessions. Le privilège du vivant vient de ce qu’il ressent le manque, de ce qu’il éprouve la séparation en lui, et par-là conçoit qu’au lieu de disparaître dans le négatif lui-même, il est « l’unité de soi-même et de son opposé ».

Gérard Lebrun, « Vivre dans l’universel », ibid., p. 89

Dans les souffrances et dans les contradictions de notre époque, sont vivants ceux qui pensent l’universel.

Ioanna Bartsidi

Les Principes de la philosophie du droit nous enseignent non pas comment supporter, ni comment changer, mais comment connaître le moment actuel dans et par ses paradoxes. Ils nous appellent ainsi à reconnaître la raison « comme la rose dans la croix du présent »24 en se réjouissant de ses épines : chacune de leurs piqûres peut devenir le rappel que nous vivons, en tant qu’individus et en tant que sociétés, toujours déjà dans le rationnel que nous nous efforçons de rendre effectif. 

Sources
  1. Principes de la philosophie du droit, texte traduit et commenté par Jean-François Kervégan, Paris, PUF, [1998] 2011. Ci-après : PPD.
  2. Ludwig Siep, Grundlinien der Philosophie des Rechts, Klassiker Auslesen Band 3, Berlin, Akademie Verlag, 1997, Vorwort, p. ii. Concernant l’héritage des PPD dans différentes traditions de pensée politique des deux derniers siècle cf. l’article de Hennig Ottman « Die Weltgeschichte » (pp. 267-298) dans le même ouvrage.
  3. Rudolf Haym, Hegel und seine Zeit, Berlin, Rudolf Gärtner Verlag, 1857, p. 359.
  4. Reinhart Koselleck, Preußen zwischen Reform und Revolution, Stuttgart, Ernst Klett, 1967, p. 324-402.
  5. Lettre à Creuser, Correspondance II, p.195 comme cité par J.F. Kervégan dans PPD, p. 13.
  6. Selon les termes de Jean-François Kervégan Le Droit chez Hegel, Entretien au Cercle Kritik (L’EC no4b) https://www.youtube.com/watch?v=-o4d-A55Stc&t=1338s [date de consultation : 30 septembre 2020].
  7. Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2018, §12, p. 98-100 et §16 p.103-104.
  8. Le texte nous est parvenu par le « manuscrit Wannenmann » qui a été découvert par hasard en 1982 à Marbach sur le Neckar. Il contient le cours sur la philosophie du droit de 1817-1818 à Heidelberg et le début du même cours de 1819-1820 à Berlin. Le texte du manuscrit fait preuve de l’état déjà avancé de l’élaboration des PPD, ce que la partie sous-développée de l’Esprit objectif dans l’Encyclopédie (1817) ne pourrait pas laisser soupçonner. cf. Jean-Philippe Deranty, « Présentation » in G.W.F. Hegel, Leçons sur le droit naturel et la science de l’État. Heidelberg semestre d’hiver 1817-1818, Paris, Vrin, 2002, p. 9-43).
  9. Pour une analyse de la position hégélienne et de ses adversaires, voir : Emmanuel Renault, Connaître ce qui est. Enquête sur le présentisme hégélien, Paris, Vrin, 2015, p. 57-76.
  10. Hegel fait partie des premiers à utiliser autour de 1820 le terme « philosophie du droit » pour se référer au livre que plusieurs de ses lecteurs continueront à appeler « votre Droit naturel » (PPD, p. 23) d’après le nom qu’utilisait Hegel jusqu’en 1819 dans son cours et dans ses notes. Hegel confiera encore à un ami pendant l’écriture des PPD, qu’il est souvent obligé de « créer les sciences qu’il enseigne » (Lettre à Niethammer, Correspondance II, trad. J. Carrère, Paris, Gallimard, 1963, p. 152).
  11. Hegel a particulièrement critiqué l’idée selon laquelle on peut découvrir la vérité objective immédiatement par l’observation de la nature sans rien ajouter ou enlever aux donnés (I-III, V.A. de la Phénoménologie de l’Esprit). Cette attitude théorique a une pertinence dans le domaine des science naturelles matérialistes de l’époque classique. Il serait pourtant une grave erreur de vouloir connaître l’esprit selon le modèle épistémologique des sciences de la nature extérieure. (cf. Encyclopédie, II, III ou Vorlesung über Naturphilosophie. Berlin 1821/22.)
  12. Jean-François Kervégan, « Présentation », PPD, p. 21-39.
  13. « … Rousseau a eu le grand mérite d’avoir établi comme principe de l’État un principe qui, non seulement quand à sa forme […] mais aussi quand à son contenu, est de la pensée, en l’occurrence l’acte-de-penser même, à savoir la volonté  », PPD, §258 Remarque, p. 334.
  14. Hegel dira à propos de l’état de nature qu’il s’agit soit d’une « image de l’être à travers la fantaisie » comme état de nature imaginaire (Naturzustand), soit d’une simple « possibilité » et d’une « abstraction » des qualités et facultés prétendument anthropologiques de l’individu qui se présente en tant que nature humaine (Natur des Menschen) et prend la place de l’expérience positive et réelle. cf. Manfred Riedel, “Hegel Kritik des Naturrechtes”, Hegel-Studien, 1967, Vol. 4 (1967), Felix Meiner Verlag, p. 179.
  15. PPD, §29, Remarque, p. 138.
  16. PPD, §18, p. 131.
  17. Karl Löwith, “Zur Aktualität und Inaktualität Hegels”, Sämtliche Schriften, Band 5, Stuttgart, Metzler, 1988, p. 277-323 et Leo Strauss, On Hegel, éd. Paul Franco, London/ Chicago, The University of Chicago Press, 2019.
  18. Gilles Campagnolo, « Hegel et l’économie politique de son temps », Archives de Philosophie, Centre Sèvres, 2019, 82 (4), pp. 749-769.
  19. PPD, §142, p. 251.
  20. Une des fonctions centrales des PPD selon Axel Honneth est la délimitation des domaines de validité des modèles politiques dans Les pathologies de la liberté, Paris, La Découverte, 2008. Pour davantage à ce sujet : Emmanuel Renault, Connaître ce qui est, op.cit., p. 71-76.
  21. Karin De Boer, ”Freedom and Dissent in Hegel’s Philosophy of Right”, Hegel and Resistance, édité par Rebecca Comay et Bart Zantvoort, Londres, Bloomsbury, 2017, pp. 137-156.
  22. Gérard Lebrun, « Vivre dans l’universel », Hegel aujourd’hui, Pierre Vestraten (dir.), Annales de l’institut de philosophie de l’université de Bruxelles, Paris, Vrin, 1995, p.104.
  23. Encyclopédie, op.cit., §359, p. 406.
  24. PPD, Préface, p. 106.