Cet article est disponible en version anglaise sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
La plupart des partisans de l’Union européenne (UE) sont conséquentialistes. Ils soutiennent que pour diverses raisons l’UE sert des intérêts de prospérité ou de sécurité. Cependant, l’attaque la plus courante contre l’UE n’est pas conséquentialiste, mais est fondée sur la théorie constitutionnelle de la « souveraineté populaire ». Si l’on considère que la souveraineté populaire est le fondement de tout ordre constitutionnel, l’on peut alors trouver discutables les prétentions de l’UE à avoir son mot à dire s’agissant des politiques nationales. Cette critique est très efficace car les institutions politiques reposent sur l’opposition entre le bien et le mal, et non sur leurs conséquences potentielles 1.
Néanmoins, l’argument de la « souveraineté populaire » contre l’UE est tributaire d’une grave erreur d’appréciation sur la nature des Constitutions. J’esquisse ici un argument alternatif, qui explique la légitimité des institutions transnationales et de l’UE en particulier, en s’appuyant sur la justice constitutionnelle et l’égalité des citoyens. Cet argument s’inscrit dans le prolongement d’une longue tradition – à mon avis fructueuse – de recherche juridique, qui défend la Constitution et l’idéal de l’État de droit non seulement sur la base de la valeur des mécanismes constitutionnels mais également sur la base de la « raison naturelle ».
Le problème de la souveraineté populaire
Les théories constitutionnelles de la « souveraineté populaire » justifient les institutions politiques par le fait qu’elles soient l’expression de la « volonté » du peuple. Les constitutionnalistes s’appuient souvent sur la souveraineté populaire parce qu’elle est à la fois strictement procédurale et strictement conservatrice : la législation produite par la majorité actuelle peut être considérée comme pleinement justifiée, quel que soit son contenu. Certains vont même jusqu’à l’extrême. Carl Schmitt pensait ainsi que la volonté du peuple innervait l’intégralité du droit constitutionnel. Des penseurs plus prudents affirment quant à eux, qu’un État n’est légitime que si son peuple approuve fondamentalement ses décisions légitimes. Cependant, la doctrine de la souveraineté populaire a toujours été une théorie constitutionnelle précaire. Le droit et la souveraineté sont en tension permanente. Les premiers spécialistes de la souveraineté l’avaient mis en lumière, mais certains constitutionnalistes contemporains semblent avoir oublié que les exigences de la souveraineté politique sont absolues. Elles n’autorisent pas un droit supérieur ou un contrôle judiciaire. L’idée même d’une personne ou d’un corps souverain implique que le pouvoir politique est au-dessus de la loi. C’est pourquoi les monarques l’apprécient.
Les théoriciens modernes de la souveraineté, et en particulier les juristes britanniques Bentham et Austin, se sont accordés sur la nature absolue de la souveraineté politique. Leur adepte, A. W. Dicey, pensait qu’elle pouvait être exercée par le Parlement, un organe représentatif, et non par l’Exécutif (même si, au moment où il écrivait, le chef de l’Exécutif contrôlait normalement le Parlement par le biais de la discipline de parti). Comme l’ont fait remarquer de nombreux autres universitaires, l’idée britannique de « souveraineté parlementaire » absolue ouvre la voie à la « dictature élective ». Dans le même ordre d’idées, cependant, une description simpliste de la souveraineté remet également en question le droit international, car elle présente nos engagements envers d’autres nations comme des usurpations. Il s’agit d’un problème différent, mais tout aussi important.
Je pense que la réponse à ces deux problèmes doit passer par une meilleure compréhension de la nature de l’ordre juridique et de la manière dont le droit est une pratique juridictionnelle et non pas simplement un événement social ou une expression de la « volonté populaire ». Le droit constitutionnel et le droit international ne sont pas l’expression de la volonté du peuple ou d’un État. Comme tout droit, ce sont des constructions de la raison à la lumière des caractéristiques universelles de l’expérience humaine ou, dans la langue utilisée par les Romains, de la « raison naturelle ».
Raison naturelle et droit civil
Les Républiques grecque et romaine ont cherché à briser la souveraineté et le pouvoir traditionnel des rois. Nous ne sommes pas si différents d’eux. Le défi de la construction constitutionnelle pour les républiques contemporaines, que ce soit les États-Unis, la France ou l’Inde, est de décomposer le pouvoir et de l’organiser en branches qui s’équilibrent mutuellement, afin d’éviter le double danger de l’oligarchie et de la domination de la masse 2. La souveraineté et le pouvoir du gouvernement sont donc deux choses différentes pour une République. Le droit constitutionnel est en fait la négation même de la souveraineté absolue : c’est un gouvernement par le droit, où chaque décision est soumise aux lois publiques. L’émergence du droit constitutionnel en Europe au cours du XIXe siècle a été un processus de transformation de l’ancienne signification de la souveraineté en quelque chose d’entièrement nouveau et peut-être incompatible avec son ancien cadre conceptuel. Dès que nous créons une base juridique pour le gouvernement à la manière du droit constitutionnel en tant que droit supérieur, et pas seulement comme une déclaration programmatique, la souveraineté est menacée par les institutions mêmes qui l’exercent 3. Suivant certaines des idées de Platon, d’Aristote et de Cicéron, la tradition du droit romain établit clairement qu’une communauté fondée sur l’État de droit n’a pas besoin d’un pouvoir absolu à quelque niveau que ce soit.
Rappelons que la République romaine s’appuie sur la légende de l’expulsion du dernier roi, le tyrannique Tarquinius Superbus, ou « Tarquin le Superbe ». Des événements similaires de rébellion contre la tyrannie ont marqué la création des Républiques française et américaine. Et le processus intellectuel est très similaire, quelles que soient les différences historiques. Comment concilier la souveraineté avec le pouvoir d’un juge de faire appliquer une Constitution contre un Consul ou un Premier ministre ou contre un Parlement ? Ce n’est donc pas un hasard si toutes les républiques célèbrent les lois publiques et cultivent les idéaux de l’État de droit. De même, tous les monarques absolus et tous les pouvoirs autoritaires banalisent l’idée de l’État de droit en le transformant en un État de droit purement formel.
Les confusions s’agissant de la souveraineté, cependant, ont un effet tout aussi important sur notre compréhension des institutions internationales. Le sens absolu de la souveraineté a beaucoup de mal à s’accommoder avec la coopération des États. Les organismes créés par des traités internationaux, comme l’UE, l’OMS ou l’UIT, peuvent sembler agir sans légitimité alors qu’ils ne font qu’exercer les pouvoirs qui leur sont délégués. Chaque fois qu’une loi transnationale est élaborée, un certain pouvoir est retiré aux institutions politiques nationales.
Un gouvernement, par exemple, ne peut pas interdire aux ressortissants de l’UE de vendre des assurances en vertu des règles de l’UE, ne peut pas ignorer le risque de pandémie en vertu des règles de l’OMS et ne peut pas attribuer des fréquences radio ou déterminer des orbites de satellites unilatéralement, en vertu des règles de l’UIT. Mais que se passerait-il si ces règles interdites étaient soutenues par une majorité nationale écrasante (ou par ses dirigeants se faisant passer pour la majorité) ? Il apparaît alors que, selon la doctrine de la « souveraineté populaire », tout engagement international est illégitime et « antidémocratique ». Si nous voulons défendre et faire valoir le droit transnational, nous devons dénoncer ces erreurs dans notre conception de la souveraineté. Mais nous sommes également obligés de nous demander : qu’est-ce qui doit la remplacer ?
À la base de l’erreur se trouve la prémisse que tout ce qui concerne le droit est le résultat de la « volonté » de quelqu’un, ce qui ouvre la voie à la « volonté populaire » comme seule option légitime. Le fait que de nombreux philosophes juridiques pensent que le droit découle entièrement de la volonté positive d’un fonctionnaire est en partie le résultat des batailles du XIXe siècle pour la réforme du droit. Les juristes radicaux ont cherché à saper et à détruire le principal argument en faveur des structures juridiques hiérarchiques et oligarchiques établies. L’argument conservateur était que ces structures, aussi horribles et anachroniques qu’elles puissent paraître, étaient fondées sur « la sagesse du passé », comme l’a éloquemment exprimé William Blackstone. La némésis de Blackstone en Angleterre était le brillant polémiste Jeremy Bentham, qui a fait exploser les constructions de Blackstone en les exposant à un test rigoureux de la raison et de l’expérience. Le mouvement de pensée que Bentham et d’autres réformateurs ont lancé fut appelé « positivisme juridique ». Tout comme Blackstone insistait sur le fait que toute loi est raison, Bentham a répondu qu’aucune d’entre elles ne l’est. Poussé par son zèle polémique, Bentham a bouleversé la recherche juridique traditionnelle. La doctrine du positivisme juridique soutient donc que la loi est exclusivement faite par le pouvoir ou les autorités politiques et rien d’autre. Ce zèle excessif était peut-être nécessaire, afin de promouvoir la réforme juridique dans la Grande-Bretagne sclérosée de l’époque, mais il est allé trop loin.
En dehors du feu de la bataille politique, les philosophes et les praticiens du droit européen comprennent qu’au centre de nos concepts juridiques se trouvent des choses que nous ne pouvons pas nier : le cœur du droit, privé, public ou international, découle de raisons communes à toutes les personnes douées de raison. Il est faux de l’appeler « loi naturelle », mais il peut être approprié de l’appeler « raison naturelle ». Cette idée est actuellement démodée, mais elle a une histoire très longue et distinguée.
Les juristes byzantins qui ont compilé la codification de Justinien au VIe siècle ont organisé leur réflexion autour de deux idées centrales. Ils avaient à l’esprit, premièrement, l’idée d’une loi de la raison, ou « ius gentium » et, deuxièmement, celle du droit civil, la loi sociale de la ville, ou « ius civile ». Un juge ou un universitaire devait s’appuyer sur ces deux notions afin de parvenir à un jugement ou à une conclusion appropriée. Le Digeste commence par les mots d’Ulpien, qui distingue en latin ius (comme « droit ») et lex (comme « loi »), et nous explique que le droit, au sens large du ius, est étroitement lié à l’art de juger ce qui est bon ou juste. Ulpien cite avec approbation la définition de Celsus, à savoir « le droit [ius] est l’art du bon et de l’équitable » 4. Ulpien poursuit en disant que les principaux acteurs du droit sont ses « prêtres », les avocats professionnels : « de cet art, nous [les juristes] sommes à juste titre appelés les prêtres. De fait, nous vénérons la justice et nous professons la connaissance du bien et de l’équité, en séparant ce qui est équitable de ce qui est inique, c’est-à-dire en distinguant ce qui est licite de ce qui est illicite, dans le désir de rendre les hommes bons » 5.
Pour les Romains, la loi était un art, ou une pratique que les humains pratiquaient ensemble. Cet art consiste à distinguer les bons et les mauvais arguments sur la base des plaidoiries des parties et avec l’appui des meilleures preuves disponibles. Mais les Romains étaient très clairs sur le fait que la plupart des lois étaient faites par la société et ses institutions. Les humains ont créé le droit en réponse à leurs besoins et à leurs objectifs. Les Romains ne croyaient pas en une « loi naturelle » entièrement prescriptive, peut-être entièrement formée et prête à être appliquée à la manière d’un modèle (une caricature souvent polémique déployée par les positivistes modernes). Le droit était principalement du « droit civil », élaboré pour chaque État en fonction de ses propres caractéristiques. Le droit civil, comme Ulpien lui-même a pris soin de le faire observer, est basé sur un acte législatif positif pris à la lumière de la raison naturelle et des préceptes du « ius gentium », le droit des gens 6. Ulpien aurait également déclaré que la connaissance de la loi implique la connaissance des affaires de Dieu et de l’Homme : « La justice est une volonté constante et persistante de rendre à chacun ce qui lui revient. 1. Les préceptes du droit sont : vivre honnêtement, ne pas léser autrui, attribuer à chacun son dû. 2. La jurisprudence consiste dans une connaissance des choses divines et humaines, dans la science du juste et de l’injuste » 7.
Que signifie le fait que la raison naturelle puisse guider la législation et le jugement juridique ? Cette idée soulève évidemment de très nombreuses questions philosophiques. Pourtant, les Institutes de Justinien, le manuel d’introduction que les mêmes juristes byzantins ont rassemblé pour aider à la lecture du Digest, n’ont eu aucun problème à l’appliquer dans la pratique et à nous offrir d’excellents exemples. Le manuel indique que la raison naturelle exige que toute bête sauvage, tout poisson et tout animal appartient à la première personne qui les capture : « ce qui n’était à personne, la raison naturelle le donne au premier occupant » 8. En outre, la raison naturelle exige que lorsqu’un homme construit quelque chose avec la matière appartenant à un autre, il possède le produit qui en résulte, par exemple le vin, le miel ou l’huile, s’il ne peut être ramené à l’état de matière brute 9. Et si un homme plante la plante d’un autre homme dans un sol qui lui appartient, alors le propriétaire du sol est propriétaire de l’arbre 10. Enfin, la raison naturelle exige également que si une personne a acheté de bonne foi une terre à une autre qui s’avère ne pas en être le propriétaire, l’acheteur trompé peut toujours conserver les fruits de la culture de cette terre 11. Tous ces exemples ont en commun le fait que la raison naturelle détermine leur issue selon des règles d’équité et de justice (et non selon les penchants naturels que nous partageons avec les autres animaux). Le sens de l’équité et de la justice semble être au cœur de ces jugements pratiques.
L’idée d’une raison inhérente ou naturelle à un jugement légal n’est pas seulement romaine. Elle a également été présente dans le droit anglais. Dans l’affaire Ashby v. White, une affaire célèbre dans le monde de la common law qui a été jugée en 1703, le Chief Justice, Lord Holt, a accepté la réclamation d’un électeur empêché de voter par le directeur du scrutin contre ceux qui l’avaient empêché d’entrer dans le bureau de vote. La question juridique dans cette affaire était de savoir si le demandeur pouvait saisir les tribunaux ou si l’affaire relevait de la compétence exclusive du Parlement, en tant que question relative aux élections. Lord Holt a déclaré que « si le plaignant a un droit, il doit nécessairement disposer d’un moyen de le faire valoir et de le maintenir, et d’un recours s’il est lésé dans l’exercice ou la jouissance de ce droit ; et il est en effet vain d’imaginer un droit sans recours ; car l’absence de droit et l’absence de recours sont réciproques » 12. Il a ensuite expliqué le raisonnement que sous-tend ces conclusions en se fondant sur la « raison du droit », qui veut que chaque fois qu’il existe un droit, il doit y avoir un recours. De manière convenable pour souligner l’analogie, il a utilisé la même expression romaine : « ubi eadem ratio, ibi idem jus ».
Il ne faut pas exagérer l’importance de cet arrêt, qui a eu un effet limité en droit anglais. En ce qui concerne la loi électorale du Royaume-Uni, l’affaire n’a eu aucun impact. Elle n’a pas transformé le droit de vote en une sorte de droit constitutionnel, ni modifié la pratique consistant à confier les litiges électoraux exclusivement à la compétence de pétition du Parlement. John Baker fait remarquer que cette revendication montre « une affinité avec des griefs de nuisance et de perturbation plus conventionnelles » 13. En outre, la compétence exclusive du Parlement n’a été modifiée que par une loi de 1868, en vertu de laquelle les litiges électoraux pouvaient être portés, en vertu d’une procédure spéciale, devant la High Court 14. Pourtant, les notions de besoins fondamentaux de la justice sont toujours présentes dans le droit romain et la common law.
Elles sont également très présentes dans le droit de l’UE, qui a rassemblé les pratiques du monde du droit civil et de la Common Law en une synthèse unique et féconde. L’idée de « ius gentium » apparaît ici sous la forme de principes juridiques « communs aux traditions constitutionnelles des États membres ». C’est une autre façon de se référer au ius gentium romain, ou « droit des gens ». Ici aussi, la prémisse selon laquelle un droit matériel implique un recours et doit être protégé par les tribunaux est également considérée comme une sorte de principe de la raison naturelle. La Cour de justice de l’Union européenne affirme régulièrement que le droit d’une personne d’accéder aux institutions de justice afin d’introduire un recours fait partie des « traditions constitutionnelles communes aux États membres » et est également inscrit dans les traités 15. L’avocat général Fennely, tout comme Lord Holt trois cents ans plus tôt, a explicitement fait référence au principe romain de « ubi ius, ibi remedium » à l’appui du principe général de l’Union européenne de protection juridictionnelle effective (qui est également soutenu par l’article 19 TUE et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux) 16. Ainsi, l’idée que la raison naturelle détermine le jugement juridique est très prégnante dans le droit moderne.
L’acte constituant
Nous pouvons maintenant revenir à la question qui a lancé ces réflexions. Qu’est-ce qui doit remplacer l’argument de la souveraineté politique et de l’autorité absolue de la volonté du peuple ? Nous voyons maintenant que les deux positions ne sont pas symétriques : les positivistes juridiques nient le rôle de la raison naturelle dans le droit, car ils disent que toute loi est issue d’une décision consciente de quelqu’un de suffisamment puissant ou influent. En revanche, ceux qui croient en la raison naturelle n’ont pas besoin de nier que le droit civil est un droit humain, fait pour notre situation actuelle par quelqu’un de suffisamment puissant ou influent, comme nous l’avons vu dans le cas du droit romain. C’est juste que pour l’approche de la « raison naturelle », le droit doit répondre à des tests de rationalité supplémentaires avant de pouvoir devenir du droit civil au sens propre du terme. Le droit civil, dans cet usage, doit avoir certains fondements sociaux, mais ces fondements ne doivent pas être considérés comme une simple chaîne de causalité. Le droit n’existe pas par l’action d’un fondateur original. Il est créé au cours de délibérations pratiques sur la façon dont il convient d’agir. Cela introduit une distinction entre les deux sens du terme « fondation », l’un causal et l’autre délibératif. Cette distinction a besoin de beaucoup plus de clarté. Je ne peux offrir qu’une clarification préliminaire. Qu’est-ce exactement qu’une fondation « délibérative » ?
Cette fois, les principaux acteurs qui contribuent à notre compréhension de l’acte constituant ne sont pas les avocats en exercice. Ils ne pourraient pas l’être, car, à l’exception du droit canon des églises chrétiennes, il n’y avait pas beaucoup de droit public à pratiquer pendant une grande partie de l’histoire juridique de l’Europe. La pensée constitutionnelle moderne émerge avec les philosophes du siècle des Lumières. Ces philosophes novateurs ont apporté un message de libération sociale fondé sur l’idée que les institutions et les hiérarchies de toutes les communautés humaines étaient le résultat d’actions humaines et non de caractéristiques divinement ordonnées ou permanentes de la nature humaine. En conséquence, toutes les institutions humaines devaient respecter des principes éthiques basés sur les droits naturels.
Les philosophes sont parvenus aux principes de la raison naturelle par un chemin plus détourné que celui de leurs ancêtres romains, via l’idée du « contrat social ». Le contrat social était une idée de fondation politique qui cherchait à remplacer les mythes originaux de la monarchie absolue. Pour Locke et ses nombreux disciples, les citoyens ont des droits naturels contre leurs dirigeants. Les dirigeants politiques, tout comme les Romains le croyaient, avaient des devoirs corrélatifs de promouvoir le bien de la République. Les gens n’étaient pas tenus d’obéir à leur roi ou à un autre détenteur de la « souveraineté politique », mais étaient liés les uns aux autres sur la base d’un acte de limitation réciproque des pouvoirs ou des droits.
La force de ces idées n’est nulle part plus éloquente que dans le débat entre Edmund Burke et Thomas Paine sur la Révolution française. Burke trouve le fondement des droits des Rois dans l’histoire de la communauté politique, tandis que Paine fonde le droit des citoyens à s’autogouverner démocratiquement sur les droits naturels de l’homme. L’argument peut cependant être facilement mal compris. Le fondement du contrat social et des droits naturels que Paine, et avant lui Locke, Rousseau et Kant, avait à l’esprit n’est pas un événement historique. Il s’agit d’un jugement moral rendu solennellement et publiquement à la lumière de la raison naturelle.
La Constitution comme projet éthique
Je pense que l’argument philosophique le plus puissant en faveur du droit constitutionnel en tant que projet de raison pratique se trouve dans les écrits de Kant sur le droit et l’État. Ici, ce que les Romains appelaient la « raison naturelle » est rebaptisé et développé en tant que « raison pure pratique ». Dans la Métaphysique des mœurs, Kant offre ainsi un argument complet pour la synthèse des devoirs éthiques et politiques dans le cadre de la « loi morale » émanant de la raison pure pratique 17. Son argument n’est pas toujours clair, mais nous pouvons le résumer de la manière suivante pour les besoins actuels. Si la raison naturelle nous dit que les animaux sauvages doivent devenir la propriété de la première personne qui en prend possession, comme le disaient les juristes romains, alors la raison peut également nous aider dans d’autres domaines pratiques. Elle peut, par exemple, nous dire qu’il faut une certaine reconnaissance publique des droits de propriété, pour garantir notre possession ordinaire des choses et des terres. Et s’il doit y avoir une propriété privée, alors il doit y avoir une loi d’accords ou de contrats par lesquels nous transférons des biens d’une personne à une autre. Et s’il doit y avoir des biens et des contrats, alors nous avons besoin de tribunaux et d’autres institutions publiques, qui veillent à ce que les droits substantiels découlant des transactions privées soient appliqués de manière équitable.
Ce sont les étapes que Kant traverse pour établir la signification morale d’un ordre juridique ou, selon ses termes, l’« état civil ». Ce sont à la fois des étapes de fait et des étapes de raison. Lorsque je me retrouve à réclamer le poisson que j’ai récupéré dans la rivière, à la suite de mes actions à la lumière du droit civil et de la raison naturelle, de même, je peux me retrouver à avoir des devoirs de citoyenneté envers l’État où je me trouve, à la fois pour des raisons naturelles et en raison de la Constitution qui est en vigueur là où il se trouve que je vis. En effet, Kant soutient qu’une citoyenneté égale est un présupposé universel de toute loi dûment promulguée. Dans la Métaphysique des mœurs, il écrit : « tout homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables et réciproquement il est obligé au respect envers chacun d’entre eux. L’humanité elle-même est une dignité ; en effet l’homme ne peut jamais être utilisé simplement comme un moyen par aucun homme (ni par un autre, ni même par lui-même), mais toujours en même temps comme une fin » 18. Il a également déclaré qu’une exigence universelle pour la défense de la dignité humaine est : « la mise en place d’un ‘état civil’ ou, en d’autres termes, l’établissement d’institutions de ‘droit public’ qui protègent les droits de chacun ». Cela signifie que l’idée même d’une Constitution présuppose un ensemble de règles publiques englobant tous les hommes en tant que citoyens libres et égaux.
Lorsque les révolutionnaires français ont essayé de donner un sens à l’idée d’égalité et de droits afin de détruire les anciens privilèges de la noblesse terrienne, ils ont modifié la souveraineté pour qu’elle soit soumise aux droits naturels. Les trois premiers articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 concernent, premièrement, l’égalité, deuxièmement, les droits de liberté, de propriété, de sécurité et de « résistance à l’oppression » et, troisièmement, le principe de la souveraineté populaire ou « nationale ». La liberté et l’égalité des individus sont prioritaires. La souveraineté suit et est conditionnée par ces dernières. La Constitution n’est donc pas tributaire du libre arbitre du peuple. La décision d’avoir ou non une Constitution en tant que loi supérieure ne nous est pas non plus ouverte. L’article 16 prévoit : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
Ces questions font partie du noyau théorique de toute Constitution et ne peuvent en être omises. Ce document a été à la fois le fondement d’un nouvel ordre constitutionnel et, en même temps, la déclaration de vérités qui sont des constructions permanentes de la raison. La Constitution signifie à la fois le changement et la permanence, un nouveau départ et le retour aux anciennes vérités. Tout comme le droit privé de la propriété en droit romain, l’acte de création du droit est efficace et marque un nouveau départ politique, précisément parce qu’il est fondé sur des vérités permanentes de la raison.
Dans Théorie et pratique, Kant aborde cette complexité lorsqu’il affirme que le contrat social oblige « tout législateur à édicter ses lois de telle sorte qu’elles puissent émaner de la volonté unie de tout un peuple et qu’elles considèrent chaque sujet, en tant qu’il veut être citoyen, comme s’il avait concouru par son suffrage à former une telle volonté » 19. Cela s’applique au législateur constitutionnel autant qu’au législateur ordinaire et concerne à la fois le processus et le résultat. Une Constitution est donc une idée morale : « Le droit public est donc un système de lois à l’usage d’un peuple, c’est-à-dire d’une multitude d’hommes ou d’une multitude de peuples qui, entretenant des rapports d’influence réciproque, ont besoin pour que leur échoit en partage, ce qui est droit, d’un État juridique obéissant a une volonté qui les unifie » 20. Tous les fondements juridiques reposent sur des devoirs éthiques et moraux mis au jour par la raison humaine. Ainsi, lorsque Hannah Arendt réfléchit à l’acte constituant d’un nouveau Commonwealth par les fondateurs américains et les révolutionnaires français dans son Essai sur la révolution, elle constate que « c’est dans la nature même d’un début de porter en soi une mesure de complet arbitraire » 21. Mais elle conclut son étude des idées qui sous-tendaient les révolutions en observant que « ce qui sauve l’acte constituant de son propre arbitraire est qu’il porte en lui son propre principe » 22. Arendt n’a pas expliqué très clairement ce qu’est ce principe « constitutif », mais à mon avis, il s’agit de la reconnaissance morale que nous sommes des personnes libres et égales avec des devoirs mutuels de respect, ou ce que j’appellerai la théorie éthique de l’État de Kant.
Les philosophes modernes du droit ont donné beaucoup de détails et de profondeur à cette vision. Dans Droit et démocratie : entre faits et normes, Jürgen Habermas explore en détail le « concept de légalité » de Kant, qui se situe entre faits et normes 23. Offrant une vision rivale, plus riche sur le plan éthique, dans Justice pour les hérissons : la vérité des valeurs, Dworkin propose une synthèse de l’éthique, de la moralité et de la philosophie politique sur la base de ce qu’il appelle le « principe de Kant », à savoir la position selon laquelle « une personne ne peut atteindre la dignité et le respect de soi qui sont indispensables à une vie réussie que si elle fait preuve de respect pour l’humanité elle-même sous toutes ses formes » 24. Vu sous cet angle, l’acte constituant constitutionnel ou « fondation » n’est pas un commencement au sens causal ou temporel, comme le laissent entendre Kelsen et Hart et d’autres positivistes juridiques, qui voyaient le fondement du système juridique dans une sorte de consensus.
Pour le point de vue éthique tel qu’il est exposé par Kant et d’autres, l’ordre juridique repose sur une série de jugements moraux, que nous formulons lorsque nous évaluons le cadre institutionnel qui nous entoure. Une nouvelle Constitution émerge non pas lorsqu’elle est annoncée par ses auteurs, mais lorsqu’elle prend sa place dans une histoire généralement connue de délibération, de persuasion et de désaccord collectifs sur notre vie éthique. Dans le cas le plus réussi, une Constitution communique à tous que notre délibération a atteint une pause temporaire, de sorte que nous avons maintenant un principe d’action : c’est ainsi que nous choisissons d’être gouvernés. C’est ce que nous nous disons les uns aux autres en tant que citoyens égaux d’une communauté, de la même manière qu’une maxime d’action est le fondement personnel de l’action d’un individu.
J’insiste sur le fait que cela ne s’applique pas de la même manière à toutes les Constitutions. Certaines Constitutions sont défectueuses, soit parce que la procédure de leur création était injuste, soit parce que leurs principes de fond sont injustes. Leur légitimité peut être faible ou inexistante. Mais dans le cas d’une Constitution réussie, ses exigences ne sont pas des ordres, ou des commandements qui exigent l’obéissance, mais l’énoncé d’un acte délibératif de jugement fondé sur des raisons. Comme pour tous les actes de volition, une Constitution n’est pas un départ entièrement nouveau. Puisque la fondation d’un nouvel ordre constitutionnel est un engagement éthique entre les citoyens, il s’agit également d’un engagement délibératif avec notre passé. Une Constitution réussie porte son propre principe, comme le soutenait Arendt.
L’Union européenne en tant que projet éthique
Que signifie pour le droit européen cette esquisse d’un compte rendu éthique de la Constitution 25 ? Tout d’abord, il exclut les théories purement procédurales de la Constitution, tels que ceux basés sur la « souveraineté populaire » et, par extension, les théories purement transactionnelles du droit et des institutions internationales en tant que produits d’une « volition » non bornée des États. Deuxièmement, il exclut les interprétations strictement étatiques, c’est-à-dire celles qui considèrent que l’Union européenne est en concurrence avec les États membres sur le terrain de la « souveraineté ». Pour les tenants de la souveraineté populaire, la Constitution, en tant qu’œuvre de la volonté du peuple, est strictement unidimensionnelle : il ne peut y avoir de loi « supérieure », car toute expression ultérieure du peuple annulera la première. Tout engagement international pris en vertu d’une volonté populaire aboutira sur une imposition « extérieure ».
C’est ainsi que les eurosceptiques britanniques considèrent l’UE : même si les traités européens – conçus comme une « loi supérieure » – ont été librement conclus par les gouvernements britanniques successifs, alors que le Royaume-Uni était membre, les eurosceptiques se sont constamment plaints d’un contrôle « étranger » et d’un prétendu « déficit démocratique » parce que les décisions étaient prises collectivement par tous les États membres et pas seulement à Londres. Le compte rendu éthique de la Constitution explique que certains pré-engagements sont non seulement légitimes mais essentiels pour un « état civil » juste. Avoir une Constitution comme loi supérieure est, en fait, une exigence de la raison naturelle. Les normes constitutionnelles sont donc conçues précisément pour limiter les pouvoirs des majorités occasionnelles. De même, nous pouvons dire que l’UE n’est que le signe d’une autre autolimitation de nos pouvoirs législatifs. Elle est justifiée sur le plan éthique car elle nous permet de coopérer avec nos voisins afin de « gérer notre interdépendance » pour reprendre une expression très suggestive de Steve Weatherill 26. Comme le montre Weatherill dans son analyse magistrale, l’UE ne revendique pas le fédéralisme comme certains auteurs le croient. Le droit européen fait partie du droit des gens, et non du droit constitutionnel.
Nous voyons alors que nos engagements internationaux et les traités de l’UE peuvent également « porter leur propre principe ». S’ils sont conclus librement sur la base de l’égalité et de la réciprocité et s’ils favorisent la coopération sans compromettre la démocratie interne et l’État de droit, ils nous aideront à respecter nos devoirs éthiques les uns envers les autres. L’UE peut donc être un projet éthique plus avancé, qui complète et amplifie notre gouvernement constitutionnel. Elle est notre réponse réfléchie à notre passé tyrannique, celui défini par les crimes du nazisme et du fascisme et de ceux qui sont restés silencieux. Mais l’objectif primordial de l’UE n’est pas, du moins pas directement, la démocratie et l’État de droit, mais la paix entre les nations. L’UE n’est pas le concurrent des États membres et ne cherche pas à les remplacer. Elle ne crée pas un nouvel état civil remplaçant les anciens. Il s’agit plutôt d’une union d’états civils ou, dans la terminologie que je préfère, d’une union de peuples. Mais là aussi, la raison naturelle joue un rôle.
Comme Kant l’a vu très clairement, toutes les républiques ont le devoir de reconnaître la valeur morale des autres États et de leurs citoyens. Cette idée fournit le fondement de l’équité dans le droit international et d’un type spécial de droit qu’il a appelé le droit « cosmopolite », le droit régissant les relations entre un État et les citoyens d’autres États. Tout comme la Constitution, le droit transnational est l’œuvre de citoyens égaux, répondant cette fois aux défis éthiques de la paix. C’est une autre façon pour nous de manifester notre respect pour l’humanité de chacun.
Sources
- Je ne peux pas défendre ce point ici. Des arguments dans ce sens sont développés dans P. Eleftheriadis, Legal Rights, Oxford University Press, 2008.
- Un processus historique bien décrit par D. Acemoglu et J. Robinson, The Narrow Corridor : States, Societies and the Fate of Liberty, Viking, 2019.
- J’explique cela plus en détail dans P. Eleftheriadis, “Power and Principle in Constitutional Law” 45 Netherlands Journal of Legal Philosophy, 37-56, 2016.
- A. Watson (éed.), The Digest of Justinian, Vol 1, UPP, 1998) (ci-après « Digeste ») (I. i. 1, § 1), p. 1. Le texte latin est : « ius est ars boni et aequi ».
- Ibid.
- Il écrit : « Et donc, chaque fois que nous ajoutons ou soustrayons quelque chose au droit, nous produisons un droit propre, i.e. un ius civil, un droit civil », Digeste I. i. 1, §6, p.2.
- Digeste, I.i.1 § 10.
- Institutes de Justinien, 2.1.12.
- Institutes de Justinien, 2.1.25.
- nstitutes de Justinien, 2.1.31.
- Institutes de Justinien, 2.1.35.
- Ashby v. Whites (1703) 92 ER 126. L’opinion de Holt était au départ une opinion dissidente qui a été confirmée par la Chambre des Lords en appel.
- J. Baker, An Introduction to English Legal History, Butterworths, 2002, p. 431-432.
- Jusqu’à ce que les tribunaux s’en mêlent et que le vote devienne secret en vertu de la loi de 1872 sur les bulletins de vote, les élections en Angleterre étaient très irrégulières et, dans de nombreux cas, corrompues.
- Voir par exemple l’affaire C-279/09 DEB Deutsche Energiehandels- und Beratungsgesellschaft mbH contre Allemagne [2010] Recueil de jurisprudence I-13849, point 28. Voir également l’avis 1/2009 [2011] Recueil de jurisprudence I-1137, point 70 et l’avis 2/13 [2014] ECLI:EU:C:2014:2454, point 1174.
- Affaire C-18/94, Barbara Hopkins contre National Power plc, Recueil 1996, p. I-2281, conclusions de l’avocat général, p. 50.
- I. Kant, Metaphysics of Morals in Practical Philosophy, édité par A. Wood, trad. par M. Gregor, CUP, 1996. Pour un compte rendu très clair de l’argumentation de Kant, v. A. Ripstein, Force et liberté, Harvard University Press, 2011, B. Sharon Byrd et J. Hruschka, Kant’s Doctrine of Right : A Commentary, CUP, 2010 et J. Ebbinghaus, “The Law of Humanity and the Limits of State Power” 10 Philosophical Quarterly (1953) 14-22.
- E. Kant, Metaphysics of Morals, 6:462.
- I. Kant, “Theory and Practice” in Practical Philosophy, éd. par A. Wood, 8:297.
- I. Kant, Metaphysics of Morals, 6:311.
- H. Arendt, On Revolution, Penguin, 1977, 198.
- H. Arendt, op. cit., 205.
- J. Habermas, Between Facts and Norms : Contributions to a Discourse Theory of Law and Democracy, trad. en anglais par W. Rehg, The MIT Press, 1996, p. 28.
- R. Dworkin, Justice for Hedgehogs, Harvard University Press, 2011, p. 19.
- Je résume ici certains des arguments que j’ai présentés dans mon récent livre, P. Eleftheriadis, A Union of Peoples : Europe as a Community of Principle, OUP, 2020.
- V. S. Weatherill, Law and Values of European Integration, OUP, 2020.