La Commune des écrivains. Paris, 1871 : vivre et écrire l’insurrection

À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, une anthologie littéraire de cet événement vient de paraître. Dans sa préface, ses auteurs reviennent sur les frontières entre archive et littérature et sur les héritages multiples de cet événement singulier.

Édition de Jordi Brahamcha-Marin et Alice De Charentenay, La Commune des écrivains. Paris, 1871 : vivre et écrire l'insurrection, Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2021, 800 pages, ISBN 9782072872341, URL http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-classique/La-Commune-des-ecrivains

Aux premières heures du 18 mars 1871, Adolphe Thiers, chef provisoire du pouvoir exécutif de la République française, envoie l’armée se saisir des canons que la Garde nationale couve jalousement à Belleville, Montmartre et Ménilmontant. Des mois de siège imposés par les Prussiens, un « gouvernement de la Défense nationale » soupçonné de passivité, une Assemblée nationale fraîchement élue mais acquise à la droite monarchiste, ont exaspéré le peuple parisien. Considérant que ces canons qu’il a payés lui appartiennent, Paris refuse de les céder – c’est-à-dire d’obéir en prêtant allégeance à Thiers. L’insurrection éclate. C’est le début d’une révolution qui durera soixante-douze jours et sera finalement réprimée dans le sang entre le 21 et le 28 mai, au cours de la « Semaine sanglante ». Pendant ces deux mois, la Commune de Paris met en place une expérience de démocratie directe et de solidarité économique, poussant très loin (jusqu’aux chefs militaires) le principe de l’élection, adoptant en quelques semaines des réformes politiques et sociales souvent radicales, portant au pouvoir des représentants des classes populaires et de la petite bourgeoisie, suscitant dans Paris insurgé une effervescence politique dans une multitude de clubs. Elle inspire d’autres insurrections communalistes en France (Lyon, Marseille, Le Creusot…) qui ne durent, elles, que quelques jours, et dont la trace dans les imaginaires fut naturellement moins durable. Car si courte qu’elle ait été, si modeste qu’ait pu être, faute de temps, son action proprement socialiste, quelles qu’aient été ses erreurs, ses fautes tactiques et stratégiques, ses négligences coupables, la Commune de Paris occupe dans l’histoire et dans les mémoires la place lumineuse d’un événement fondateur, dont se réclameront ensuite, souvent sur le mode d’une fidélité critique, bien des révolution du vingtième siècle, qu’elles s’appellent spartakistes, bolcheviques ou maoïstes.

La brièveté de l’événement le change en un symbole capital dans l’histoire du mouvement ouvrier. A-t-il pour autant fait événement dans les lettres ? Cette question est un lieu commun de l’histoire littéraire française ; elle doit s’entendre de différentes manières. La Commune détermine-t-elle, au point de vue stylistiques, de nouvelles manières d’écrire, constitue-t-elle une rupture en ce domaine ? C’est loin d’être certain ; on a souvent remarqué que poètes et romanciers, si révolutionnaires qu’ils fussent en politique, mettent volontiers leurs pas dans ceux de leurs glorieux prédécesseurs ; la chanson militante de Louise Michel, Jean-Baptiste Clément ou Eugène Pottier peut se réclamer du célèbre Pierre Dupont ; et combien de poètes, d’Eugène Vermersch à Clovis Hugues, témoignent, sans peur du paradoxe, d’une fidélité vétilleuse aux marques formelles de la légitimité littéraire ! « La fortune poétique de la Commune, écrit Michel Décaudin, apparaît finalement en raison inverse du traumatisme profond et durable qu’elle a provoqué dans la conscience française1. » À la notable exception de Jules Vallès, le roman pro-communard semble assumer un certain monologisme et ne rompt pas avec une volonté très classique de représentation fidèle du réel. Cela étant dit, n’y aurait-il pas quelque chose de naïf à reprocher aux communards de s’inscrire, littérairement parlant, dans une généalogie, de suivre des prédécesseurs, de montrer, eux qu’on a représentés en vauriens imbéciles, qu’ils savent autant que leurs adversaires manier la plume et le verbe ? La Commune a d’ailleurs désiré se montrer l’héritière et l’aboutissement de toutes les révolutions du siècle précédent, commencez par la grande, celle de 1789 ; témoin, dans les rues, la fortune de La Marseillaise ; témoin, sous presse, la résurrection du Père Duchêne par la plume d’Eugène Vermersch… ce ne sont pas les passages les moins émouvants de la littérature communarde que ceux où conscience d’appartenir à une lignée est pensée, expliquée, thématisée. La poésie italienne de la Renaissance ou Baudelaire forment une source à laquelle Henry Bauër, à fond de cale, puise la force de résister, d’arriver vivant jusqu’à son lieu de déportation. Surtout, dans la constellation communarde, du plus populaire au plus élitiste, des professionnels de l’écriture aux rimailleurs de circonstance, tout le monde, décidément, semble vouloir écrire sous le patronage de Victor Hugo. Le vieil exilé républicain étend depuis Bruxelles son ombre endeuillée sur Paris insurgé (et cela alors même, paradoxe saisissant, qu’il désapprouve l’insurrection), puis tonne au Sénat en faveur de l’amnistie.

Prenons le problème autrement. Comment la Commune agit-elle sur la situation de l’écrivain ? Caroline Granier a mis en évidence le partage brutal qui s’installe au lendemain de l’insurrection entre deux camps irréconciliables2 : d’un côté, les adversaires de la Commune, jadis étudiés Paul Lidsky3, que caractérise souvent une incapacité à penser l’événement en tant que tel (aussi le réduisent-ils à un délire collectif, à un phénomène clinique, à un épisode proprement insensé) ; de l’autre ceux qui sont saisis par l’urgente nécessité de défendre les vaincus, d’honorer Paris insurgé et massacré, de militer par la plume après avoir défendu le soulèvement, parfois, par les armes. D’où la production d’une abondante littérature de témoignage, aux marges d’une « littérature » au sens conventionnel qui serait simplement définie par la triade générique du roman, du théâtre et de la poésie : souvenirs, mémoires, enquêtes, essais fleurissent plus volontiers que les fictions narratives pour raconter la Commune, la Semaine sanglante ou la déportation4. Ces fictions peuvent aussi être, comme chez Lucien Descaves, les déguisements ambigus (mais, dans ce cas, réussis) d’enquêtes historiques. Écrire, alors, témoigne d’une émouvante confiance dans les pouvoirs du langage, chargé de bâtir un monument aux morts et d’infléchir le cours de l’histoire. À vrai dire, presque tous les communards qui ont survécu ont écrit… Comme si avoir vécu l’événement conférait ipso facto un droit et un devoir d’écrire. Une littérature s’invente-t-elle donc sous la Commune, à Paris, au printemps 1871 ? Oui, pour peu que l’on admette que la littérature ne se cantonne ni aux genres canoniques ni aux auteurs consacrés. C’est une explosion d’écrits de toutes espèces qui se donnent à lire et à entendre dans les rues de Paris. Nous avons voulu en illustrer particulièrement deux types : l’écriture de la presse et la chanson. Ces foisonnantes écritures de l’urgence reflètent une conception collective et démocratique de l’intervention littéraire qui s’articule au projet politique communard. Quoi de plus démocratique en effet qu’une chanson qui circule de bouche en bouche, qu’une feuille qui passe de main en main, guidée par l’espoir d’influer sur le cours du destin ?

Enfin, la Commune oblige la littérature, d’un bord comme de l’autre, à multiplier les détours, les contournements, les évitements, à favoriser les approches obliques ou imagées et les vues parcellaires, parce qu’elle a quelque chose de scandaleux et d’inénarrable. Il est si difficile d’intégrer cet événement traumatique à une histoire paisible et linéaire, à un récit ordonné, que nombre d’auteurs renoncent à raconter. Les Convulsions de Paris de Maxime Du Camp se présentent comme une succession de notices quasi encyclopédiques ; Alphonse Daudet se réfugie dans l’aporie de la forme courte et Théophile Gautier dans la fuite esthétisante ; chez Anatole France, la Commune n’est qu’une toile de fond. En dépit de Lissagaray ou de Louise Michel, la même tendance existe, à un moindre degré, chez les pro-communards : c’est une forme discontinue que choisissent, pour raconter la Commune, tant Maxime Vuillaume que Lucien Descaves ; c’est essentiellement sous la forme d’une ellipse qu’elle fait irruption chez Georges Darien5. La métaphore récurrente du « tableau » (Catulle Mendès, Théophile Gautier) ou de la « tablette » (Malvina Blanchecotte), l’attrait pour les scènes à fort effet visuel (les incendies de la Semaine sanglante, chez Élémire Bourges ou chez Zola par exemple), traduisent une tentation d’abandonner le récit linéaire au profit d’une image instantanée, censée donner accès à une réalité plus représentable, plus tangible et plus éloquente6. L’écriture de la Commune doit donc d’emblée se confronter à ce paradoxe : la Commune est événements trop singulier, une éruption trop soudaine, pour s’écrire comme on écrit les autres histoires. Cette difficulté initiale de la mise en récit agit comme une matrice chez bon nombre de nos auteurs.

Nous n’avons cantonné notre sélection ni à ceux que l’on considère aujourd’hui comme de grands écrivains, ni à ceux qui passaient pour tels à l’époque. L’eussions-nous choisi (démarche valable, au demeurant), nous serions arrivés au résultat édifiant de Paul Lidsky : nous aurions constaté et démontré à quel point les « écrivains », à quelques glorieuses exceptions près, étaient unanimement réactionnaires. Encore que lire les textes suppose aussi d’entrer dans la complexité de pensée qui ne sont pas toujours aussi tranchées que les caricatures auxquelles on les réduit : on découvre alors l’empathie qui s’instille chez Edmond de Goncourt, l’horreur face à la répression qui saisit Leconte de Lisle… Gageons qu’élargir la notion d’écrivain, pour y inclure Alix Payen ou Malvina Blanchecotte, compliquera encore un peu ces bilans trop univoques. Bien sûr, un certain nombre de vedettes indémodables habitent les pages de ce volume : on trouvera Hugo, Rimbaud, Zola, Vallès, Flaubert, Marx, Sartre, Brech, et parfois plutôt deux ou trois fois qu’une. On trouvera aussi des notoriétés plus démodées, Louise Colet Dumas fils, Anatole France… Mais nous irons aussi voir du côté de ceux que l’histoire n’a pas retenus, comme Émilie Noro ou le capitaine Briot ; nous admettons ces hommes et ces femmes qui, à l’instar de Jean Allemane, Arthur Arnould, Louise Rossel ou, bien  sûr, Marx Lénine, Rosa Luxemburg, sont mieux connus des services de police ou des historiens du mouvement ouvrier que des spécialistes de littérature.

Mais, en envisageant ces textes comme littéraires, les auteurs de cette anthologie deviennent à leur tour une instance de transmission au sein d’une chaîne de consécration. Il s’agit d’interroger la construction de ce mode de reconnaissance et de lecture – et en premier lieu le geste éditorial qui désigne comme littéraire un texte jusqu’alors lu comme un document, une anecdote, ou une poussière écrite du passé. Cela implique d’adjoindre aux grands auteurs, sinon de leur proposer, la foule des petites gens. Une telle démarche ne peut qu’interroger la catégorie, souvent trop étroite, de littérature, pour la critiquer il est détourné à la fois. Le terme est en effet piégé, trop inévitablement lester de ces définitions scolaires et conventionnelles. On pourrait s’en défier, sentant ce qu’il a d’idéologique de normatif. Nous choisissons malgré tout de le reprendre à notre compte, comme horizon de notre rapport à l’écrit, pour y faire entrer, par contrebande, les textes et des auteurs qui de prime abord n’appartiennent pas ce que la norme en vigueur temps à reconnaître et à prescrire comme littéraire.

Notre approche demeurera littéraire les textes choisis ne figure pas dans ce volume pour leur valeur documentaire. Nous avons certes cherché à ce que tous les épisodes importants de l’insurrection trouvent leur place, et que quelques-uns des personnages les plus saillants (Thiers, Lemel, Vallès, Courbet…) aient droit à leur portrait, mélange mais pas pour nous de savoir si Lissagaray eut raison ou tort contre Du Camp, combien de morts fit exactement la Semaine sanglante. Nous n’avons pas composer un livre d’histoire ; si histoire il y a, celle-ci apparaîtra à la fin de parcours. C’est pourquoi certains personnages majeurs comme Eugène Varlin n’y apparaissent pas comme auteur mais comme personnage. On s’intéresse plutôt aux phénomènes d’échos, aux clichés repris et détournés, aux genres littéraires choisis et retravaillés, aux partis pris d’auteur ou d’autrice, aux conception simplistes ou explicites de l’écriture engagée. Les aspects poétiques, stylistiques, génériques, thématiques, les éléments qui relèvent de l’intertextualité, de l’image, nous intéresseront ; ils sont ce par quoi les textes peuvent gagner à s’intégrer, fût-ce par les marges, à la catégorie de littérature. De manière plus fondamentale encore, il s’agit pour nous d’envisager ces textes selon un angle rhétorique, de nous demander à chaque fois ce que ce texte vise, pour qui il a été écrit, pourquoi il existe – pour témoigner et honore, pour condamner et flétrir…

Prenons, pour illustrer dès à présent ses différents niveaux de lecture, l’exemple du texte de Louise Michel, qui montre la communarde déportée offrir à un Kanak révolté un morceau de son écharpe rouge. Du point de vue de l’historien, cet épisode dit quelque chose de la manière dont la déportation a pu favoriser la propagation d’une culture militante. D’un point de vue littéraire, on sera sensible au souffle épique du passage et l’on sentira la continuité qui s’établit entre le personnage héroïque et le personnage de colonisé qu’une certaine littérature cantonne au rôle de sauvage à vaincre. Un troisième point de vue est possible : la manière dont Louise Michel se peint elle-même donnant cette écharpe à cet homme, le geste qu’elle accomplit en publiant cette histoire, et en la publiant non pour des Kanaks mais pour un public métropolitain à qui elle veut dire que cette culture militante a été transmise, que le front entre Paris et Versailles s’est mondialisé. Nous suivons là les leçons de toute une école qui nous enseigne ce jeu fécond consistant à moduler notre rapport à l’archive par la littérature et réciproquement7. La leçon est aussi bien celle de nos auteurs : ils nous disent que le texte naît de l’histoire qui le réclame, et cherche même à agir sur elle. Mais aussi que la partition du littéraire et de l’archive revient largement aux lecteurs, d’alors et d’aujourd’hui.Nous avons réparti les textes en quatre grandes parties. La première, « La Commune au jour le jour », rassemble des écrits contemporains de l’événement ; la deuxième est consacrée à des récits rétrospectifs. Un ouvrage à vocation documentaire aurait rassemblé ces deux matériaux ; mais, du point de vue qui est le nôtre, il était logique de distinguer des textes écrits au cœur de l’événement, sous un régime de « littérature au quotidien8 », et des textes écrits sous le régime de l’après-coup, les uns et les autres obéissant nécessairement à des enjeux pragmatiques et rhétoriques différents. Nous avons, dans un troisième temps, voulu faire droit à une question moins souvent abordée d’un point de vue littéraire, celle de la répression et de ses conséquences (exil), déportation, amnistie). Une quatrième et dernière partie prend un peu de champ par rapport à l’événement historique lui-même, en regroupant des textes qui proposent une synthèse, un bilan, une perspective, du moins qui ne cherchent pas à immerger le lecteur dans la Commune de 1871 mais à en dégager des leçons. Cette quatrième partie sera, naturellement, la plus incomplète, puisqu’elle est presque sans bornes ; un aperçu de quelques textes du XIXe siècle à nos jours, diversement célèbres, servira à faire sentir à quel point la Commune, toujours « pas morte », comme le dit Eugène Pottier en 1886, n’a jamais cessé d’innerver les consciences et les imaginaires.

Sources
  1. Michel Décaudin, « La Commune et les poètes », dans Les Écrivains français devant la guerre de 1870 et la Commune, Armand Colin, 1972, p. 129.
  2. Caroline Granier, Les Briseurs de formules : les écrivains anarchistes en France à la fin du XIXe siècle, Cœuvres-et-Valsery, Ressouvenances, 2008, p. 221-222.
  3. Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, Paris, Maspero, 1970 (plusieurs rééditions chez Maspero puis La Découverte).
  4. Phénomène étudié par Caroline Granier dans Les Briseurs de formules, op. cit., p. 227-229.
  5. Ibid., p. 240-242. Ces remarques s’inspirent de Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine (1871-1914), Seyssel, Champ Vallon, 2004, p. 24-27.
  6. Voir Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ?, op. cit., p. 26-27.
  7. Citons en particulier les travaux du GRIHL et, pour ses indispensables apports sur le XIXe siècle, ceux de Judith Lyon-Caen, notamment La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2019.
  8. Voir Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, « Poétique », 2007.
Crédits
Ce texte, tiré de la préface de La Commune des écrivains (Gallimard, 2021), est reproduit avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard.
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