Vie de Valentīne Lasmane

Célébrée et acclamée après 1991, Valentīne Lasmane, s’est rendue très souvent en Lettonie, mais n’a jamais souhaité s’y installer à temps plein – continuant jusqu’à cent ans passés d’enseigner le letton à des étudiants suédois, américains ou japonais. « Nous n’allions pas en Suède pour devenir suédois ! » clamaient les gens de la diaspora, mais le sentiment d’appartenance ne se décrète pas – et fourbe, il nous saisit parfois quand on s’y attend le moins

Propos réunis et mis en forme par Gaitis Grūtups, Nakts jau nav tikai gulēšanai – Valentīnes Lasmanes dzīvesstāsts (La nuit, ce n’est pas seulement pour dormir – la vie de Valentīne Lasmane), Riga, Apgāds Mansards, 2020, ISBN 9789934122439

À l’automne 1944, la mer Baltique devait ressembler fort à la Méditerranée d’aujourd’hui, et l’île de Gotland, à Lesbos ou Lampedusa. L’épisode est connu des lecteurs de L’extradition des Baltes de Per Olov Enquist (traduction française de Marc de Gouvenain et Lena Grumbach, Actes Sud), et bien que marginal à l’échelle de la Seconde Guerre mondiale, il reste majeur pour l’histoire de la Lettonie contemporaine, notamment en ce qu’il porte le germe de sa renaissance démocratique. Durant l’automne 1944, fuyant l’avancée de l’Armée rouge qui refoule les armées hitlériennes et leurs supplétifs, quelques dizaines de milliers de Lettons s’entassent sur des bateaux de pêche et autres esquifs de fortune pour franchir les quelques cent cinquante kilomètres qui séparent les côtes de Courlande des rives de l’île suédoise de Gotland. Il y a parmi eux des « malgré-nous » lettons, « légionnaires » ayant combattus dans les rangs de la Waffen-SS – et qui sont au cœur du livre d’Enquist –, des collaborateurs de tous poils probablement, mais aussi, et surtout, massivement, des victimes directes ou indirectes de la vague de répression soviétique sanguinaire de 1940-1941, terrorisées. En partie spontanée, cette vague de réfugiés est aussi organisée par le Latviešu Centrālā Padome (Conseil central letton) qui réunit les dernières forces démocratiques subsistant dans le pays. Il s’agit alors prioritairement de permettre le passage à l’Ouest de ces quelques dizaines de cadres et de militants qui ont, d’une dictature à l’autre, entretenu la flamme en maintenant vivants quelques réseaux politiques (libéraux, socio-démocrates), en menant quelques actions de subversion, et qui se croient appelés à préparer la restauration nationale, après une intervention des Alliés anglo-américains, que certains pensent alors imminente.

C’est dans ce contexte que Valentīne Lasmane (1916-2018) rencontre l’Histoire : jeune résistante démocrate, elle participe, depuis Ventspils, à l’organisation de l’opération d’évacuation, puis, le 10 novembre 1944, fait elle-même la traversée à bord du chalutier le « Zvejnieks » (pêcheur) – trente-six heures en mer. Puis c’est ensuite, et paradoxalement, la publication du roman d’espionnage édifiant de l’écrivain officiel Arvīds Grigulis Kad lietus un vēji sitas logā (Quand la pluie et le vent frappent à la fenêtre, 1964), adapté au cinéma par Aloizs Brenčs en 1968, qui prend pour sujet la lutte des services soviétiques contre les « frères de la forêts », nuisibles saboteurs aux ordres du capitalisme, et dont l’un des personnages est notoirement inspiré de la personnalité de Valentīne Lasmane – Grigulis ayant eu accès pour l’écriture de son livre aux rapports des services spéciaux soviétiques.

En raison de son rôle auprès de la résistance démocratique lettone, de la dimension emblématique de son personnage, mais aussi de son travail obstiné, jusqu’à sa mort en 2018 à l’âge de cent deux ans, pour établir les faits (voir son livre de collecte de témoignages Kā tapa « Pāri jūrai » (Comment fut lancée l’opération « à travers la mer » Karogs, 1992), transmettre le souvenir des principaux acteurs, l’édition des « mémoires » de Valentīne Lasmane est l’un des événements éditoriaux important de ce début d’année.

Le texte de Nakts jau nav tikai gulēšanai – Valentīnes Lasmanes dzīvesstāsts (La nuit, ce n’est pas seulement pour dormir – la vie de Valentīne Lasmane) a été établi sous la direction du journaliste Gaitis Grūtups, en collaboration avec l’Institut de philosophie et de sociologie de l’Université de Lettonie, le groupe de recherche « Dzīvesstāsts » dédié à l’histoire orale, avec notamment les interventions pour l’apparat critique de l’historien Kaspars Zellis et de l’historienne de la littérature Aija Priedīte. Il a pour base des entretiens retranscrits et révisés de la main de Valentīne Lasmane, enrichis d’extraits de journaux intimes, de lettres envoyées ou reçues, et d’une sélection de photos et de documents. C’est un livre tout à fait passionnant, car au-delà de l’événement fondateur de l’évacuation des Lettons de l’automne 1944, il y a la personnalité à la fois ordinaire et totalement hors du commun de Valentīne Lasmane, dont l’existence dans les marges européennes permet de jeter un regard décalé sur le siècle écoulé. Il invite aussi à reprendre la réflexion nécessaire mais irrésolue, sur les conditions d’émergence des valeurs morales propices à l’engagement juste – pour ne pas dire à l’héroïsme.

Valentīne Lasmane est née en 1916 en Ukraine d’un père letton, Kārlis Jaunzems, frais diplômé de l’École des Arpenteurs de Pskov, et d’une mère ukrainienne, Loudmila Goulakova, qui se destine alors à la médecine. Le jeune père est mobilisé et rejoint les régiments de Tirailleurs lettons créés pour défendre la ligne de front sous la Daugava. Elle passe les premières années de sa vie avec son frère et sa sœur dans le bourg d’où sa mère est originaire, dans le district de Krementchouk. En 1921, en pleine guerre civile russe, et alors que la famine gagne du terrain, Jaunzems, qui vient d’être recruté par la jeune administration publique lettone, peut aller récupérer les siens. Il faudra trois mois à la famille réunie pour parcourir les mille cinq cents kilomètres du retour. La famille s’établit à Riga où les enfants reçoivent une éducation authentiquement multiculturelle : si le letton, langue scolaire, domine bientôt, Loudmila transmet à ses enfants les langues et les cultures russe et ukrainienne, et une inébranlable confiance dans la vie (« Pars ! Ce sera intéressant ! » dira-t-elle à sa fille en octobre 1944).

Les pages consacrées à ces appartenances diverses, et à la façon inventive et joyeuse dont Valentīne Lasmane sut en user et en jouer, comptent parmi les plus savoureuses du livre. Fascinantes également celles où sont décrits, dans les premières années d’après-guerre, les espoirs et le quotidien des réfugiés baltes en Suède – on pense d’ailleurs au très beau film Was There a War ?/ Ar Buvo Karas ? de Jonas Mekas sur les Lituaniens débarqués aux États-Unis –, et aussi les relations constantes et complexes avec la Lettonie soviétique. Avec une hardiesse folle et une pratique obstinée du harcèlement administratif, au prix aussi de nombreuses intimidations et arrestations par le KGB, Valentīne Lasmane est parmi les premières à se rendre en Lettonie soviétique – et l’une des rares exilées soviétiques à obtenir le transfert vers la Suède de ses parents âgés. Particulièrement poignants aussi, les passages consacrés à la campagne de mobilisation de l’opinion publique internationale pour obtenir la libération de la farouche dissidente Lidija Doroņina-Lasmane (1925), sa belle-sœur.Célébrée et acclamée après 1991, Valentīne Lasmane, s’est rendue très souvent en Lettonie, mais n’a jamais souhaité s’y installer à temps plein – continuant jusqu’à cent ans passés d’enseigner le letton à des étudiants suédois, américains ou japonais. « Nous n’allions pas en Suède pour devenir suédois ! » clamaient les gens de la diaspora, mais le sentiment d’appartenance ne se décrète pas – et fourbe, il nous saisit parfois quand on s’y attend le moins.

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