Aina Villanger, Onkel Arne og månen (Oncle Arne et la lune), Forlaget Oktober, 2021

«  Je suis assis dans mon lit
un plateau sur les genoux
prêt pour le rasoir
Des mains aussi lourdes que la terre
la chambre un placard
sombre comme la lune »

Arne était l’oncle d’Aina Villanger. En 1969, il s’est suicidé. Il a laissé un journal de ses rêves, qui constitue la base de ce livre – avec des extraits de journaux sur ses patients, des lettres, des almanachs et quelques textes courts et humoristiques qu’Arne avait publiés dans Agderposten, un journal local.

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Krasznahorkai László, Herscht 07769, Budapest, Magvető, 2021

Herscht 07769 : c’est tout ce que cet homme, originaire d’une petite ville de Thuringe qui s’occupait de nettoyage des murs mit comme expéditeur sur l’enveloppe des lettres envoyées à Angela Merkel. Confidentiel, se dit-il, et si on lui répond, le facteur n’aura sûrement pas de souci à le trouver grâce au nom et au code postal qu’il y avait indiqué. Nous vivons dans le temps et dans l’espace où cela se passe : ce nouvel ouvrage imposant que l’auteur présente comme un récit se déroule dans l’Allemagne contemporaine, dans sa partie orientale mélancolique qui est la source des œuvres de Johann Sebastian Bach et à la fois la base de moins en moins secrète des mouvements néonazis.

Des événements inconcevables et inquiétants se multiplient et se mêlent dans le quotidien banal des jours : des graffitis bizarres apparaissent sur les monuments du culte de Bach, des personnes disparaissent. Plus tard, à la suite d’un pique-nique qui manque de tourner au cauchemar et d’une explosion, une série de catastrophes s’enchaînent et la chasse commence en Thuringe. La bestialité surgit à visage découvert.

Après les œuvres plus courtes publiées par László Krasznahorkai ces dernières années, qu’on a pu à juste titre comparer à des sonates pour instrument seul, la forme et la dynamique de Herscht 07769 rappellent les concertos. Comme les Concertos brandenbourgeois de Bach cités dans le roman, cette œuvre combine les voix des solistes et dresse un constat tragique du climat politique et écologique.

« Quand il apparaît que sort un nouveau roman de Krasznahorkai, l’une des premières questions est habituellement de savoir s’il est composé d’une seule phrase. Oui, c’est en effet une seule phrase, dans la mesure où ce point final qui clôt la phrase est placé à la fin du texte. C’est bien là qu’il est placé, mais ce qui importe pour Krasznahorkai est avant tout l’intensité, et le poids des voix. » (János Szegő, éditeur de Herscht 07769 chez Magvető kiadó, pour le site Litera.hu)

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Helle Helle, Bob, Gutking

Il s’appelle Bob. Il est jeune, il est arrivé de fraîche date à Copenhague depuis la province, il n’a rien à faire, il plaît aux femmes, il vit avec sa fiancée qui a commencé ses études en lettres comparées à l’université. C’est elle, la fiancée, qui raconte. Mais ce qu’elle raconte, c’est la vie de Bob, et surtout ce qu’il fait quand elle n’est pas là. Helle Helle a inventé un nouveau type de narrateur : la fiancée omnisciente.

Nous sommes dans les années 80. Dès le début, il ne fait pas de doute que Bob va se retrouver seul. Dans un degré croissant de désespoir discret, il n’arrête pas de se promener autour du lac, d’errer dans le centre-ville – et de nettoyer : «  Il avait développé une méthode pour nettoyer pendant une journée entière, il prenait un mètre carré à la fois. »

Bob se trouve, comme le font toujours les protagonistes de Helle Helle, au degré zéro de la situation existentielle. Il a même le zéro inscrit au milieu de son nom – B O B. Ce personnage est le Lol V. Stein de son autrice. Or, avec le point zéro existentiel vient une attention, semblable à celle de l’auteur, aux petits détails révélateurs de ce que nous disons et de ce que nous faisons. Capturer ces détails avec une superbe finesse linguistique, tandis que l’empathie compatissante et la comédie sociale vont de pair, ça c’est l’art de Helle Helle.

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Nakts jau nav tikai gulēšanai – Valentīnes Lasmanes dzīvesstāsts (La nuit, ce n’est pas seulement pour dormir – la vie de Valentīne Lasmane) – propos réunis et mis en forme par Gaitis Grūtups, Riga, Apgāds Mansards, 2020

Jeune résistante démocrate, Valentīne Lasmane (1916-2018) rencontre l’Histoire à l’automne 1944 en participant, depuis Ventspils, à l’organisation de l’opération d’évacuation par mer vers la Suède de plusieurs dizaines de milliers de Lettons fuyant l’avancée de l’Armée rouge. C’est vingt ans plus tard, la publication du roman d’espionnage de l’écrivain officiel Arvīds Grigulis Kad lietus un vēji sitas logā (Quand la pluie et le vent frappent à la fenêtre, 1964), qui prend pour cadre la lutte des services soviétiques contre les « frères de la forêts », saboteurs aux ordres du capitalisme, dont l’un des personnages est notoirement inspiré de la personnalité de Valentīne Lasmane, que cette dernière entre dans la mémoire collective. Le texte de ce livre a été établi sous la direction du journaliste Gaitis Grūtups, en collaboration avec l’Institut de philosophie et de sociologie de l’Université de Lettonie et le groupe de recherche « Dzīvesstāsts » spécialisé dans l’histoire orale. C’est un ouvrage passionnant, plein d’observations concrètes et de tableaux du temps hauts en couleurs. Car au-delà de l’événement central de l’évacuation des Lettons de l’automne 1944, il y a la personnalité à la fois ordinaire et totalement hors du commun de Valentīne Lasmane, dont l’existence dans les marges européennes offre un regard décalé sur le siècle écoulé – tout en invitant à reprendre la méditation, sur les conditions d’émergence des valeurs morales propices à l’engagement juste – pour ne pas dire à l’héroïsme. 

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Agustina Bessa-Luís, A Muralha (La Muraille), Lisbonne, Relógio D’Água, 2020

Quelquefois, les nouveautés les plus pertinentes et stimulantes du marché éditorial sont les rééditions des œuvres à redécouvrir, après des années d’oubli. C’est le cas de ce roman de la grande écrivaine Agustina Bessa-Luís. « Il est tentant de décrire A Muralha (La Muraille), publié en 1957, trois ans après A Sibila (La Sybille), d’une manière superlative : comme l’un des plus grands romans écrits en portugais ; comme l’un des documents les plus approfondis sur la culture européenne après la Seconde Guerre mondiale ; ou encore comme le grand roman de la ville de Porto, tout comme Os Maias (Les Maias) est le grand roman de Lisbonne », écrit l’historien Rui Ramos dans la préface qu’il fait à ce livre d’Agustina Bessa-Luís. La maison d’édition Relógio D’Água réédite l’ensemble de l’œuvre de l’auteur de A Ronda da Noite (La Ronde de Nuit) avec des préfaces d’écrivains de différents domaines.

« Je la considère avec Fernando Pessoa comme l’un des deux écrivains vraiment brillants que le Portugal a produits au XXe siècle, et je crois que tous les autres sont très, très en dessous d’eux. De plus, pour moi, Agustina est le plus grand écrivain en prose de toute la littérature portugaise. » (António José Saraiva, dans António José Saraiva et Óscar Lopes : Correspondance)

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Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, nouvelle édition, Paris, La Fabrique, 2021

En 1943, dans le chapitre XIX de L’expérience du gouffre, Benjamin Fondane présente l’auteur des Fleurs du mal, côtoyé jusqu’au seuil de la mort, comme le poète de la modernité et de l’ennui. : « Un jour viendra, peut-être, où l’historien consentira à jeter un regard dans l’Histoire sur les formes de l’ennui les plus basses. C’est l’ennui qui est la source des changements soudains, des guerres sans motifs, des révolutions meurtrières ; il n’est pas de cause plus opérante que lui. Un besoin se fait jour de se sentir exister, de rompre la monotonie de l’être, du pur pensable ; le meurtre, la vengeance, la joie de détruire pour détruire, se donnent librement cours chez un peuple qui, il y a un instant, semblait tranquille et sage, suprême fleur d’une civilisation consommée. »

À paraître le 19 février 2021

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Yasmina Reza, Serge, Paris, Flammarion, 2021

« Chez ma mère, sur sa table de chevet, il y avait une photo de nous trois rigolant enchevêtrés l’un sur l’autre dans une brouette. C’est comme si on nous avait poussés dedans à une vitesse vertigineuse et qu’on nous avait versés dans le temps. »

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Jesus Carrasco, Llévame a casa (Ramenez-moi à la maison), Barcelone, Seix Barral, 2021

Juan a réussi à prendre son indépendance loin de son pays lorsqu’il est contraint de retourner dans sa petite ville natale en raison du décès de son père. Son intention, après les funérailles, est de reprendre sa vie à Édimbourg dès que possible, mais sa sœur lui donne des nouvelles qui changent ses plans à jamais. Sans le vouloir, il se retrouve donc à l’endroit même dont il a décidé de s’échapper, aux bons soins d’une mère qu’il connaît à peine et avec laquelle il sent qu’il n’a qu’une chose en commun : la vieille Renault 4 de la famille.

«  De toutes les responsabilités qu’un être humain assume, avoir des enfants est probablement la plus grande et la plus décisive. Donner une vie à quelqu’un et la faire prospérer est quelque chose qui implique l’être humain tout entier. En revanche, la responsabilité d’être enfant est rarement évoquée. Ramène-moi à la maison traite de cette responsabilité et des conséquences qu’il y a à l’assumer. » (Jesús Carrasco)

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Raphaela Edelbauer, DAVE, Stuttgart, Klett-Cotta, 2021

Le monde de Syz est un monde de programmation. Dormir et manger, c’est surtout se replonger le plus rapidement possible dans les flux de données de l’ordinateur. Le but de tout le laboratoire : programmer la première Intelligence Artificielle générale, dotée d’une puissance de calcul et d’une conscience humaine de pointe : DAVE. Cependant, deux événements viennent bouleverser la vie de Syz : il tombe amoureux d’une jeune femme médecin et DAVE menace d’être échec total. Le maelström dans lequel tombe ensuite Syz catapulte le programmeur à proximité du centre du pouvoir. Alors que le laboratoire continue de travailler à la réalisation de la superintelligence artificielle dans une foi aveugle en la technologie, Syz approfondit l’histoire du laboratoire et tente de découvrir quels intérêts DAVE sert réellement. Suite à l’énorme succès de Pays liquide, Raphaela Edelbauer présente un roman unique sur le passé, le présent et le futur de l’intelligence artificielle.

«  Ce texte a-t-il été écrit par Raphaela Edelbauer ou par une superintelligence littéraire artificielle ? […] Le scientifique devient ici littéraire, et la prose superficiellement cool se présente comme un jeu amusant et amèrement méchant avec les excès religieux de la pensée technoïde. » (Carsten Otte, Time Online)

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Svetlana Cârstean, Sînt alta (Je suis une autre), Bucarest, Nemira, 2021

Arthur Rimbaud aurait aimé la manière dont Svetlana Cârstean a actualisé sa formule Je est un autre. Svetlana est une autre précisément au sens envisagé par Rimbaud – en ajoutant le pouvoir qu’a la poésie de raconter de façon directe et audacieuse une vie contemporaine. Un sens de l’humour subtil, une ouïe parfaite et un regard sans prétention confèrent à ce livre un rythme particulier, qui met en accord l’histoire de la poète avec la vie de la communauté. La beauté du monde en mouvement, le présent qui s’éloigne et devient une histoire, flottent à travers des territoires géographiques et psychologiques dans ce poème-fleuve. (Andrei Codrescu)

Si j’étais la réalisatrice d’un film tourné d’après Je suis une autre, je choisirais comme scène inaugurale ce cadre : l’image d’une contorsionniste qui exerce ses mouvements au miroir, les os entrevus sous sa peau, la beauté du corps insensible à la douleur. C’est cela, le sujet du nouveau recueil publié par Svetlana Cârstean – une manière directe d’aborder l’identité et de se rapprocher de soi-même tout en s’éloignant, un déracinement du trauma et des angoisses que les gens portent avec eux partout, malgré leur effort de s’écarter, dans le temps et dans l’espace, du moment qu’ils ont vécu. Cinématographiques et sans faille du point de vue technique, les poèmes de ce livre projettent le film du contact humain avec la réalité chaotique, parfois violente, avec les absences fondamentales, avec les géographies émotionnelles et les narrations personnelles qui reviennent de manière obsessionnelle et qui hantent le lecteur comme la bande-son de In the Mood for Love. Un livre comme un « sèche-cheveux tourné vers une plaie / qui saigne encore ».  (Anastasia Gavrilovici)

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Agnieszka Dauksza, Klub Auschwitz i inne kluby. Rwane opowieści przeżywców (Club Auschwitz et autres clubs. Histoires saccadées de survivants), Cracovie, Wydawnictwo Znak, 2021

Club Auschwitz est un compte rendu de rencontres avec d’anciens prisonniers des camps de concentration. L’autrice interroge les « derniers témoins » polonais pour découvrir qui ils sont aujourd’hui, plus de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quel a été leur sort après avoir retrouvé la liberté ? Comment fonctionne aujourd’hui la communauté des anciens prisonniers ? Les histoires forment une constellation diversifiée d’attitudes et de stratégies de survie. Il s’agit de la réalité d’avant la guerre, de l’Occupation et des arrestations, de la vie quotidienne dans le camp, ainsi que de la vie ultérieure, qui a toujours été une vie « retrouvée », une vie « après » le camp et « avec » le camp. Il s’avère que pour beaucoup de ces personnes, la guerre est toujours actuelle – dans leur corps et dans leur esprit – et se révèle dans les souvenirs, les rêves, les gestes, dans la mémoire corporelle, à travers les maladies, les habitudes, les comportements ou les façons d’affronter les autres.

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Jan Kaus, Tallinna kaart (Carte de Tallinn), Tallinn, Kultuurileht, 2021

La collection estonienne mythique « Loomingu raamatukogu » (« Bibliothèque de Looming »), qui publie contre vents et marées depuis 1957 le meilleur de la littérature mondiale et parfois quelques œuvres estoniennes, s’est doublée depuis l’année dernière d’une « série dorée » qui réédite à raison de six livres par an une sélection des meilleures œuvres publiées dans la série principale au cours des décennies écoulées. La première des six livraisons de 2021 donne à lire ou à relire un très attachant recueil de textes brefs de Jan Kaus (né en 1971). Paru initialement en 2014, ce modeste volume d’une soixantaine de pages dresse en 47 textes à l’écriture fluide et minutieuse une cartographie subjective de la capitale estonienne, associant à chaque lieu d’infimes anecdotes, des mini-scènes de rue souvent centrées sur un détail insolite, des souvenirs de jeunesse qui superposent au présent le fantôme du Tallinn des années 1990, comme les différentes states d’une carte numérique. Une carte singulière qui, au lieu d’aider le passant à s’orienter et à s’approprier les lieux, fait palpiter les rues et les places d’une autre vie que la sienne, poussant le travail de désorientation jusqu’à inclure subrepticement, entre un grand carrefour et une villa de Tallinn, une modeste allée d’un parc de Helsinki. Pour un voyageur étranger, cette « carte de Tallinn » pourrait être lue (si elle était traduite) comme une invitation à s’écarter des pavés usés de la vieille ville transformée en parc à thème médiéval, pour explorer en compagnie de l’auteur des lieux moins spectaculaires mais plus authentiques.

« Quand il pense à Paris, il a le sentiment que sa ville natale est en quelque sorte la ville la plus éloignée de Paris. Tallinn est le dernier endroit au monde où pourraient convenir les Champs-Élysées : ils ne rentreraient pas, ne conduiraient nulle part et seraient revêtus de neige fondue. »

Mario Vargas Llosa et Claudio Magris, La littérature est ma vengeance. Conversations, Paris, Gallimard, 2021

Comment un roman peut-il changer le monde ? Quels sont aujourd’hui les rapports entre création et société, entre politique et fiction ? Deux maîtres de la littérature mondiale tentent de répondre à ces questions et à quelques autres, révélant en même temps les secrets de leur « cuisine littéraire ».

Selon Vargas Llosa, un livre atteint son objectif quand il est capable de nous extraire de notre quotidien et de nous entraîner dans un monde où la fiction apparaît encore plus tangible que la réalité elle-même. De son côté, Claudio Magris, écrivain du voyage et des frontières, nous montre à quel point la littérature est un espace ouvert où la capacité créatrice de l’écrivain à inventer des fictions rejoint paradoxalement le mouvement de l’écriture vers la vérité.

Conduites avec grâce et intelligence par le directeur de l’Institut italien de Lima, Renato Poma, ces quatre conversations entre Claudio Magris et Mario Vargas Llosa mettent en lumière les liens étroits qui existent entre le Nobel péruvien et l’un des plus prestigieux écrivains italiens contemporains.

À paraître le 11 février 2021

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Klára Vlasáková, Praskliny (Brèches), Ed. Listen, 2020

Lorsqu’une sphère étrange se pose sur Terre, le monde entier s’empresse de chercher une réponse à l’énigme.  La sphère, qui lévite à quelques centimètres du sol, résiste à toute force exercée sur elle. Rien n’y entre, rien n’en sort. Elle ne fait ni le bien, ni le mal. Sa présence va pourtant créer un changement progressif dans la société : les problèmes qu’on cherchait à passer sous silence refont surface, dans toute leur urgence : frustrations, épuisement, névroses individuelles, mais aussi et surtout réchauffement climatique, automatisation du travail, déshumanisation des rapports… Un roman d’actualité, universel, écrit dans un style remarquable.

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Crédits
Cette sélection, coordonnée par Mathieu Roger-Lacan, a été composée grâce à Andrea Apostu (roumain), Nicolas Auzanneau (letton), Teresa Bartolomei (portugais), Antoine Chalvin (estonien), François Hublet (allemand), Ildikó Józan et Bénédicte Williams (hongrois), Benoît Meunier (tchèque, Lilian Munk Rösing (danois), Marlena Wilczak (polonais), Inger Wold Lund (norvégien).