Les 16 et 17 janvier, alors que la Tunisie fête tout juste les dix ans du départ de Zine el Abidine Ben Ali du pouvoir le 14 janvier 2011, des émeutes, qui sont pour le moment le fait de jeunes, ont éclaté dans plusieurs villes tunisiennes dont Tunis, Sousse ou Bizerte. A Sousse, la police a dispersé les centaines de jeunes manifestants qui bloquaient des routes avec des gaz lacrymogènes et à Ettadhamen, un quartier pauvre de Tunis, l’armée a été déployée pour mettre fin aux affrontements et pillages. Outre l’échos du dixième anniversaire de la Révolution de Jasmin, les émeutes ont éclaté suite à la publication en ligne d’une vidéo montrant un jeune berger humilié et battu par un agent de police dans la ville de Siliana dans le Nord du pays.1

Ces émeutes interviennent peu après l’annonce par le Premier ministre Hichem Mechichi samedi 16 janvier d’un remaniement ministériel concernant onze portefeuilles d’un gouvernement appelé à être « plus efficace » dans la conduite de réformes économiques. Le remaniement doit encore être avalisé par la chambre unique du parlement tunisien, dans un contexte politique rendu difficile par les relations tendues qu’entretiennent le Premier ministre et le Président Kaïs Saied et la fragmentation du paysage partisan à l’Assemblée des Représentants du Peuple. Dans le même temps, les autorités semblent gérer avec difficulté la nouvelle vague de Covid-19 : les cours sont suspendus dans les écoles, lycées et universités jusqu’au 24 janvier, le télétravail est encouragé et les manifestations culturelles sont suspendues. Le confinement de quatre jours décrété du jeudi 14 au dimanche 17 janvier laisse perplexe, alors que le nombre de morts enregistrés lors de cette seconde vague (plus de 5.000) est près de cent fois plus importants que le nombre de victimes lors de la première vague (une cinquantaine).

Vers une régionalisation des luttes sociales ?

Ces émeutes s’inscrivent dans la longue lignée des contestations sociales que connait la Tunisie depuis le Printemps de 2011. Les espoirs nés avec la Révolution de Jasmin ont vite été douchés par l’incurie de la classe politique et son incapacité à faire face au chômage important ou à l’insuffisance des services publics de base. Au début du mois de décembre 2020, la mort d’un jeune médecin dans un accident d’ascenseur dans un hôpital de la région de Jendouba (Nord-Ouest) avait consterné l’opinion publique. Dix ans après l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid (qui avait été le point de départ de la Révolution), aucune sortie de crise ne se profile en Tunisie, et les inégalités territoriales se maintiennent sinon s’aggravent entre les villes côtières du Nord et les profondeurs du territoire tunisien.

A Tataouine, en juin 2017, syndicats et gouvernement s’étaient accordés pour encourager l’embauche de main d’oeuvre locale dans un site d’extraction de phosphates et la création d’un fond d’investissement pour la région. Face aux promesses non tenues, des jeunes chômeurs s’étaient organisés pour maintenir la pression sur les acteurs locaux et nationaux, et sont allés jusqu’à bloquer la vanne pétrolière d’El Kamour. Face à la persistance du mouvement et l’impasse sociale dans la région le gouvernement a finalement accédé aux revendications des manifestants le 6 novembre dernier.

Fort de ce succès, le Premier ministre Mechichi avait promis la tenue de négociations dans toutes les régions du pays en prenant pour modèle l’accord conclu à El Kamour. Conséquence directe, les habitants de chaque région y vont de leur « El Kamour », coalisant les mécontentements locaux autour d’une coordination, pour attirer l’attention des élites politiques et débordant par là même l’UGTT, puissante centrale syndicale particulièrement présente dans le secteur public2. L’UGTT voit dans ces développements une manière pour les acteurs politiques de la contourner en discutant directement avec les « coordinations » de protestataires dans chaque région. 

Une nouveau dialogue national est-il possible ?

Mais ce n’est pas à dire que l’UGTT perd de son influence. A la fin de l’année 2020, la centrale syndicale avait appelé les responsables politiques à la tenue d’un nouveau dialogue national, pour rassembler les principales forces du pays et identifier des priorités et une feuille de route à tenir.

Les initiatives de l’UGTT en faveur de dialogues nationaux ont par le passé permis, non sans difficultés, contradictions et compromissions, de surmonter certains blocages. L’initiative lancée en 2013 avait abouti à l’obtention du Prix Nobel de la Paix en 2015 par l’UGTT, l’UTICA (patronat), l’Ordre des Avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. En 2016, une nouvelle feuille de route, dite des « Accords de Carthage 2 », avait buté deux ans plus tard sur les inimitiés politiques entre les organisations signataires.

A la fin du mois de décembre dernier, le Président tunisien Kaïs Saied a finalement accepté le principe d’un dialogue national réclamé par l’UGTT à l’issue d’une rencontre avec son Secrétaire général Noureddine Taboubi. Pour autant, à ce jour, aucun calendrier n’est encore fixé, et aucune discussion n’a été menée sur les conditions des négociations. Le Président a seulement exigé que des représentants de la jeunesses puissent participer à ce dialogue national et que certains partis en soient exclus3, particulièrement la coalition al Karama (islamistes), le Parti Destourien Libre (benalistes) et Qalb Tounes, dont le sulfureux président, Nabil Karoui, déçu du second tour des élections présidentielles de 2019, a été arrêté en décembre dernier pour blanchiment d’argent.

Les émeutes qui éclatent un peu partout en Tunisie sonnent comme un énième avertissement d’une population à bout de souffle, épuisée par dix ans de mauvaise gouvernance. Reste à savoir s’il ne s’agira que d’un soubresaut social qui se perdra dans la longue liste des mouvements sociaux tunisiens. En 2011, la force du mouvement révolutionnaire avait tenu dans sa capacité à dépasser les classes sociales et les spécificité régionales, jetant dans la rue tant les populations pauvres que les classes moyennes paupérisées et les élites urbaines diplômées, du Nord au Sud et des terres aux côtes. En 2011, l’UGTT, portant réputée proche du pouvoir de Ben Ali, avait joué un rôle clé en ralliant les insurgés. Aujourd’hui, la centrale syndicale semble estimer plus prometteur le lancement d’un troisième dialogue national avec les représentants politiques élus en 2019. Dix après la Révolution de Jasmin, alors que les ingrédients qui l’avaient permise sont toujours présents, sinon plus criants encore dans un contexte sanitaire difficile. On se demande si un nouveau sursaut social d’ampleur est possible, ou si les luttes sociales demeureront sectorielles et localisées.

Sources
  1. Riots break out in Tunisian cities amid economic crisis, outrage over police assault video, The New Arab, 17.01.2021
  2. Tunisie : dix ans après la révolution, le politique toujours démuni devant la question sociale, Middle East Eye,  17.12.2021
  3. Tunisie – Kaïs Saïed exclut le PDL, 9alb Tounes et al Karama du dialogue national, Tunisie Numérique, 03.01.2021