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La comparaison entre la photo de la Garde nationale américaine – alignée dans des rangées ordonnées et compactes, prête à réagir dans la manifestation des « Black Lives Matter » de juin dernier, et les photos des partisans de Trump qui ont réussi à s’introduire dans le Capitole, est déconcertante (si l’on s’en tenait strictement aux faits, on aimerait les désigner comme des terroristes ou putschistes, mais de nombreux journaux italiens ont préféré le terme de « fans » pour décrire ceux qui ont violemment attaqué le symbole de la démocratie américaine). L’image qui résulte de cette comparaison est déjà devenue un nouveau symbole du système de double-standard s’appliquant aux noirs et aux blancs aux États-Unis.
C’est précisément l’existence de ce système qui fait de la nomination et de l’élection de Kamala Harris à la vice-présidence un événement extraordinaire.
But while I may be the first woman in this office I will not be the last (Mais si je suis la première femme à occuper ce poste, je ne serai pas la dernière).
Cette phrase est déjà rentrée dans l’histoire et le premier discours de Kamala Harris en tant que Vice President-Elect des États-Unis a été émouvant et puissant.
« En regardant ce qu’il se passe ce soir, chaque petite fille voit qu’elle est dans le pays des opportunités » 1, a poursuivi Harris.
Rompre le plafond de verre : c’est ce dont avait parlé entre autres Hillary Clinton quatre ans plus tôt, lorsque dans le premier discours tenu juste après sa défaite contre Donald Trump, elle avait évoqué un avenir plus favorable à l’égalité des sexes en déclarant « nous n’avons pas encore brisé le plafond de verre le plus haut et le plus solide de tous, mais quelqu’un le fera plus tôt que nous ne le pensons » et elle s’était ensuite adressée à « toutes les petites filles qui me regardent : ne doutez jamais de votre valeur, de votre pouvoir et du fait que vous méritez toutes les opportunités du monde pour poursuivre et réaliser vos rêves » 2.
Ces deux discours ont eu pour effet de donner la chair de poule à des millions de personnes bien au-delà des frontières des États-Unis.
Si les interventions d’Hillary Clinton à la télévision ont pu permettre à de nombreuses petites filles de se rêver en futures candidates à la présidence des États-Unis, malgré leur condition de femme, avec les images de Kamala Harris, ce sont des petites filles encore plus nombreuses qui ont pu se rêver en futures dirigeantes politiques, malgré le fait d’être des femmes, malgré le fait d’être noires, malgré le fait d’être filles d’immigrés.
L’intersectionnalité de la vice-présidente Harris – c’est-à-dire le fait que se chevauchent en elle plusieurs dimensions identitaires qui, dans la société américaine, sont un vecteur de discrimination – a élargi le bassin des rêveurs ou, pour le dire autrement, l’horizon du rêvable pour les filles et les femmes qui partagent son intersectionnalité, c’est-à-dire des dimensions de leur identité qui connotent leur existence et limitent leurs possibilités d’affirmation personnelle : dans ce cas, le sexe, l’origine et la couleur de la peau. Des années auparavant, les hommes noirs américains avaient pu vivre une expérience similaire avec l’élection de Barack Obama.
La nomination de Kamala Harris, femme noire, fille d’immigrés, à la vice-présidence des États-Unis est donc un fait politique d’une importance exceptionnelle.
Cependant, il est tout aussi important – surtout à un moment où la stabilité démocratique de la société américaine semble vaciller dangereusement – de se rappeler que cela ne se traduit pas automatiquement par un élargissement des droits et des possibilités de la « recherche du bonheur » pour toutes les femmes noires, et filles d’immigrants, vivant aux États-Unis.
Cet événement politique extraordinairement important, en plus d’être un signe d’espoir en soi, peut – et à notre avis doit– nous permettre de développer des idées et des arguments qui dépassent la sensation de chair de poule et la rhétorique.
On devrait saisir cette occasion pour nous poser des questions par rapport auxquelles les discours de la vice-présidente Harris, et plus encore celui d’Hillary Clinton, s’ils ne s’accompagnent pas de considérations critiques (également et surtout par ceux qui partagent son enthousiasme) risquent d’être trompeurs ou complètement mystificateurs, et ce dans un moment politique crucial qui, après l’ère Trump, ne peut plus se permettre de telles mystifications.
Est-il vrai que l’élection de Kamala Harris au poste de vice-présidente prouve que les États-Unis offrent des opportunités à quiconque ? Est-il vrai que toutes les petites filles peuvent devenir Hillary Clinton ou Kamala Harris si elles travaillent dur, font leurs preuves et croient en leurs rêves ?
Et de manière encore plus provocatrice : est-il vrai qu’une personne qui vous ressemble physiquement est la mieux placée pour défendre vos droits ? Le leadership féminin est-il toujours un leadership féministe ? Et le leadership féministe peut-il être un modèle d’émancipation pour les hommes également ?
L’émotion du moment ne doit pas être considérée avec suspicion mais, au contraire, vécue et accueillie comme le point de départ d’une réflexion qui n’est pas mystérieusement abstraite mais qui s’incarne de manière vindicative sur des questions comme celles-ci et sur des sujets comme la représentation politique, le leadership, la réussite, les privilèges 3.
La politique du refoulement
Est-il vraiment vrai qu’aux États-Unis, toutes les petites filles peuvent devenir Hillary Clinton ou Kamala Harris ? Bien sûr que non.
La réponse est sèche, mais la question est complexe, et il s’agit d’une question politique au sens strict, dans la mesure où elle est liée à la dialectique entre l’idéologie (pour certains de la rhétorique) du mérite et la reconnaissance des inégalités. C’est aussi une question politique dans la mesure où elle est liée à une certaine idée de la représentation démocratique, celle que l’on appelle identity politics.
Si le parti démocrate américain, dans sa composante plus proche de l’establishment, fait des droits civils son étendard, en revanche – conformément à la tradition de la gauche libérale américaine – il ne s’expose pas de manière aussi tranchée sur la question des inégalités socio-économiques. Un refoulement qui n’a certainement pas désavantagé Donald Trump dans sa course victorieuse à la présidence il y a quatre ans.
Et c’est peut-être précisément le refoulement qui est le mécanisme clé de cette dynamique politique, tant en ce qui concerne le refoulement du sexe, du genre et de l’origine ethnique – très répandu jusqu’à il y a très peu de temps et toujours omniprésente – qui a généré le besoin d’identification à la base de l’identity politics du parti démocrate actuel, qu’en ce qui concerne le refoulement des inégalités socio-économiques, dont est toujours imprégnée la rhétorique politique américaine. Commençons par ce dernier point.
Refoulement n°1 : inégalités socio-économiques
Le mythe du « rêve américain », qui peut à toutes fins utiles être considéré comme un mythe fondateur de la culture américaine à fort contenu identitaire – en ce sens qu’il constitue une composante substantielle de l’identité américaine – dans sa version la plus soft, ignore complètement la question de l’inégalité. Dans sa version la plus hardcore (qui semble aussi être la plus répandue), il la légitime.
Le fonctionnement de ce mécanisme, qui n’est pas propre à la société américaine, est mis en lumière par Chiara Volpato dans son livre sur les racines psychologiques de l’inégalité. Bien que les inégalités socio-économiques dans les démocraties occidentales aient (re)commencé à augmenter de façon spectaculaire depuis les années 1980, les recherches en psychologie sociale montrent que la diffusion de certains paradigmes qui justifient le statu quo est une réponse possible à la question : pourquoi ne nous rebellons-nous pas ?
Selon Chiara Volpato, « dans le monde contemporain, les dominants se servent de l’idéologie méritocratique, qui soutient et cimente l’inégalité 4, basée sur le dogme selon lequel il est juste que ceux qui sont talentueux et engagés obtiennent plus que les autres. Cette idéologie, cependant, occulte les profondes différences entre les capitaux de départ, finissant ainsi par devenir un moyen privilégié de légitimation et de justification des inégalités » 5.
Il serait grotesque de considérer que les inégalités socio-économiques, en dehors du rôle joué par le courant anti-establishment du Parti démocrate, aient été – de manière à exacerber la haine raciale – introduites dans l’agenda du débat politique américain des dernières campagnes électorales présidentielles par un milliardaire comme Donald Trump, qui a obtenu une partie du consensus qui l’a conduit à devenir président, en tablant sur les frustrations économiques de la classe moyenne inférieure blanche en déclin.
Les inégalités socio-économiques sont les grandes notions absentes du discours de “la gauche américaine. Elles ne sont donc pas mentionnées dans les discours d’Hillary Clinton et de Kamala Harris, qui présentent leur leadership comme un témoignage d’une opportunité qui serait désormais à la portée de toutes les filles.
La ligne de démarcation entre ceux qui réussissent et ceux qui ne réussissent pas risque donc de devenir la force qui fait que les gens croient en leurs rêves et les poursuivent obstinément, comme le rappelle pratiquement tout le cinéma américain des dernières décennies.
Le danger réside dans l’idée que « si j’ai réussi, tout le monde peut réussir », d’où il découle que « si vous ne réussissez pas, vous ne le méritez évidemment pas ».
Ces paralogismes sont basés sur une frustration qui, en vérité, est double.
D’une part, comme nous l’avons dit, on supprime les inégalités socio-économiques. Le fait qu’une femme née dans une famille riche et diplômée d’une université très chère de l’Ivy League « réussisse » ne signifie pas que toutes les femmes peuvent le faire. Et le système américain de bourses universitaires ne pourrait être invoqué comme contre-argument uniquement s’il concernait un pourcentage extrêmement plus important de la population étudiante que le système actuel, composé de quelques personnes excellentes mais aussi très chanceuses.
D’autre part, ces paralogismes nous font oublier l’inégalité entre les sexes, car ils méconnaissent les dimensions structurelles de la discrimination à l’égard des femmes et d’autres individus qui ne se reconnaissent pas dans le modèle de l’homme hétérosexuel, dans toutes ses déclinaisons du monde entier. Il s’agit du syndrome dit de la “reine des abeilles”, qui risque de faire de la présence des très rares femmes qui, avec une grande fortune et d’immenses sacrifices, parviennent à atteindre le sommet de la sphère publique, une simple opération de pinkwashing ou un instrument rhétorique supplémentaire d’oppression.
C’est de la volonté de faire face à ces refoulements que naît l’âme « socialiste » du parti démocratique représentée par le courant de Bernie Sanders et incarnée par des personnalités politiques comme Alexandria Ocasio-Cortez et The Squad, un groupe de députées de gauche du parti, jeunes, non blanches, élues en 2018 : hormis Ocasio-Cortez elle-même, Ilhan Omar, Ayanna Pressley, Rashida Tlaib. Cette âme socialiste existe désormais mais elle n’est certainement pas (encore ?) hégémonique, même s’il semblerait qu’une campagne présidentielle Ocasio-Cortez 2024 se prépare déjà ?
Refoulement n° 2 : les identités plurielles
Nous est-il alors permis de considérer l’émergence de leader féminines en rupture avec l’ancien monde où le pouvoir appartenait aux mâles blancs hétérosexuels (et riches) comme une simple opération rhétorique dont nous pourrions nous passer et qu’on devrait liquider ? Bien sûr que non.
La chair de poule que nous avons été si nombreux à ressentir en entendant le discours de Kamala Harris et en la voyant, avec son corps féminin et sa peau sombre, sur le podium des vainqueurs de la dernière élection américaine, nous montre que ce discours et cette image répondent à un besoin précis de reconnaissance qui se trouve aujourd’hui satisfait pour la première fois.
Encore une fois, cette insatisfaction provient d’un refoulement associé à un ventriloquisme, et ce même dans le domaine de la politique et dans certaines réflexions féministes.
Lorsque les représentants politiques et les dirigeants de la société civile correspondent à un modèle aux caractéristiques homogènes, il est évident qu’on ne peut parler d’égalité des chances et que toute prétention de neutralité ne sert qu’à dissimuler une réalité de domination et d’oppression cristallisée au point d’être normalisée et méconnaissable pour les mêmes sujets qui subissent les conséquences de cette domination et de cette oppression.
En rappelant les termes introduits par Miranda Fricker dans son ouvrage intitulé Epistemic Injustice 6, on pourrait dire qu’il s’agit d’un problème d’injustice épistémique herméneutique de la plus grande radicalité : le paradigme idéologique qui justifie l’oppression est si omniprésent que les oppressé.e.s l’ont intériorisé au point de ne plus le voir.
Si toute votre vie vous avez toujours vu des personnes très différentes de vous dans des positions de pouvoir, alors naturellement (et il suffit que ce soit inconsciemment) vous serez habitué à penser que vous ne pourrez jamais accéder à ce pouvoir, c’est-à-dire que vous n’avez pas les caractéristiques nécessaires pour l’obtenir ou l’exercer. Et que ceux qui l’ont obtenu et l’exercent sont une race à part et certainement différente de la vôtre. Et que, peut-être, contrairement à vous, ils méritent ce pouvoir et sont donc, en fin de compte, anthropologiquement supérieurs à vous.
Si vous êtes une femme noire et fille d’immigrants, comme tant de femmes aux États-Unis, voir Kamala Harris devenir vice-présidente des États-Unis vous touche à juste titre. Elle vous prive du sentiment d’être invisible et de penser que le pouvoir est nécessairement l’affaire d’une autre personne que vous. En ce sens, l’importance de cette expérience politique ne doit en aucun cas être diminuée.
Comme nous l’avons mentionné, le paradigme de l’intersectionnalité nous apprend que chacun.e de nous est constitué de multiples dimensions identitaires et que pour certain.e.s cela entraîne des formes de vulnérabilité qui se chevauchent : si je suis une femme noire, je ne serai pas seulement discriminée en tant que femme, mais aussi en tant que femme noire, et il ne me suffira pas de voir Hillary Clinton comme candidate à la présidence pour me sentir moins invisible. Il faut une Kamala Harris, il faut une Alexandria Ocasio Cortez.
Le risque de ne pas nous rendre compte que nous ne pouvons pas parler au nom des autres est d’autant plus grand pour ceux qui partagent au moins une dimension particulière de ce trait de vulnérabilité. Si je suis une riche femme blanche hétérosexuelle et que je suis victime de discrimination en tant que femme, je pense peut-être que je peux parler au nom de toutes les femmes victimes de discrimination. Cependant, en me concentrant sur ma dimension vulnérable je risque de ne pas être consciente des dimensions privilégiées qui constituent également mon identité sans que je sois exposée à d’autres discriminations.
Cette critique a également été adressée au féminisme libéral occidental, qui a eu du mal à réaliser qu’il ne peut pas parler au nom de toutes les femmes du monde. Ce type de féminisme a également été accusé de ventriloquisme lorsqu’il a adopté une attitude paternaliste envers les femmes de cultures non occidentales, considérées comme des victimes à sauver et non comme des sujets et des agents possibles de changement et d’autodétermination. Les réflexions de Gayatri Chakravorty Spivak et Kimberlé Williams Crenshaw (à qui nous devons le concept d’intersectionnalité) sont particulièrement frappantes pour aborder cette question.
Mais comme le note Amy Chua dans son dernier livre Political Tribes 7, pousser à l’extrême la revendication de la représentation des identités, les décomposer et les fragmenter, peut nous faire passer d’une politique identitaire comme vecteur d’inclusion à un facteur de division sociale, en risquant de transformer la représentation politique en tribalisme. Que faire alors ?
Contre les refoulements, contre les inégalités
Si l’émergence de dirigeants comme Kamala Harris est un beau signe d’espoir mais que la politique identitaire n’est pas une réponse suffisante ni tout à fait adéquate au besoin d’une société plus juste et plus inclusive, quel est le remède efficace contre ces refoulements ?
Un modèle de leadership féministe et non (seulement) féminin
Comme l’a écrit Michela Murgia dans un article publié dans Robinson, le supplément culturel de La Repubblica en août dernier : « il ne suffit pas d’avoir du succès pour être féministe. Être féministe c’est utiliser ce succès pour permettre à d’autres femmes de surmonter les obstacles sexistes qui les empêchent d’être reconnues et valorisées. Si vous êtes la seule à bénéficier de ce succès, ce n’est pas du féminisme ».
Quand une femme parvient à occuper une position de pouvoir, ce succès doit être exploité d’un point de vue féministe et émancipateur pour changer les règles du jeu en mettant en avant de nouveaux paradigmes de gestion du pouvoir, par exemple en proposant des modèles de leadership horizontal et d’initiatives collectives (il semblerait que le projet politique de The Squad aille dans ce sens) et en donnant à toujours plus de personnes de nouvelles opportunités.
Que le leadership de la vice-présidente Harris soit un leadership féministe ou seulement féminin, c’est ce que nous comprendrons à partir des politiques concrètes qu’elle mènera, des voies qu’elle réussira à ouvrir pour d’autres femmes et du modèle de leadership qu’elle incarnera personnellement.
Un retour aux idéologies et au conflit politique
Le fait que des individus possédant des traits identitaires considérés comme vulnérables, discriminés, opprimés ou refoulés occupent des positions de pouvoir est fondamentale.
Cependant, si l’action politique part toujours d’une position incarnée, cela ne signifie pas que celle-ci s’épuise dans le corps : en mettant l’accent sur les caractéristiques physiques, la politique identitaire risque aussi de faire disparaître le débat d’idées et l’accent mis sur la comparaison entre différentes visions du monde qui inspirent des personnalités politiques similaires du point de vue identitaire, ce qui a pour effet de contribuer à alimenter le mythe de la post-idéologie.
Mais qu’en serait-il si le dépassement des idéologies, si fortement poursuivi par les forces populistes même dans notre pays, n’était qu’un mythe et que nous étions plutôt dans la situation que Donatella Di Cesare décrit comme « l’immanence saturée » 8 d’un présent et d’une idéologie (pour Di Cesare, le néolibéralisme) qui – étant omniprésente et indiscutable – devient invisible et se présente comme neutre ?
En évoquant le conflit politique, nous utilisons ce terme au sens arendtien, c’est-à-dire qu’il se trouve à l’opposé de la violence : la violence totale n’admet pas le conflit parce qu’elle ne permet pas l’existence d’une contradiction. Là où il y a de la violence, il ne peut y avoir de dialogue et de confrontation passionnée entre différentes visions du monde, mais seulement du silence ou tout au plus des mots qui construisent des murs et non des ponts entre ceux qui pensent différemment.
Un conflit politique qui permettrait plutôt une confrontation de visions du monde partisanes, dans la mesure où elles sont orientées vers certaines valeurs pourrait être utile (nécessaire) pour une remise en cause authentique d’un modèle social et politique qui n’est pas neutre mais qui continue indéniablement à être biaisé et basé sur les inégalités et leur suppression.
Et si j’étais pas pas une femme ? Un peu d’imagination
Et que sont censés faire ceux qui appartiennent à des groupes sociaux privilégiés ? Doit-on en conclure que le désavantage épistémique que leur cause leur statut privilégié 9 est irrémédiable et qu’ils feraient donc mieux de s’abstenir de participer à la sphère publique afin de faire place à ceux qui ont des identités intersectionnelles vulnérables ?
Tout d’abord, la réflexion féministe et plus radicalement encore le paradigme posthumain 10 nous enseignent que la vulnérabilité est, au moins dans une certaine mesure, une dimension commune à tous les êtres vivants.
Cela ne signifie pas que nous sommes tous également vulnérables, mais que nous partageons tous au moins une part de vulnérabilité en tant qu’êtres mortels, et la reconnaissance de cette première vulnérabilité radicale peut être un point de départ pour la reconnaissance d’autres vulnérabilités – à moins que notre but ne soit de créer de nouveaux refoulements, concernant la maladie et la mort, comme dans certaines perspectives envisagées par le courant du transhumanisme.
Pour le reste, si en poussant le pari de l’intersectionnalité à l’extrême on peut conclure avec Hannah Arendt que l’humanité est constituée d’une pluralité d’êtres uniques, on peut toujours compter avec elle sur le fait que cette humanité dispose d’une ressource très précieuse, qui en fait précisément la pluralité, ou quelque chose de différent d’une juxtaposition de sujets monadiques : l’imagination.
Le bon sens, le jugement, l’imagination et la mentalité au sens large sont, pour Arendt, des instruments purement humains qui nous permettent de nous mettre à la place des autres, d’imaginer des situations que nous n’avons pas vécues à la première personne et d’émettre des hypothèses, au moins dans une certaine mesure, sur les conséquences et les répercussions psychologiques, émotionnelles et factuelles 11. Ces instruments ont donc une très forte valeur politique.
Il s’agit ici d’une imagination authentique, qui n’est pas un exercice solipsiste abstrait et silencieux de ceux qui prétendent avec présomption et arrogance pouvoir parler à la place de l’autre en vertu d’une certaine supériorité gnoséologique, mais le résultat d’un dialogue incessant et humble, incarné et continu avec l’autre, de la part de ceux qui se laissent interroger et redéfinir par l’autre, dans une perspective acroamatique 12.
Une imagination qui, en plus du dialogue réel avec d’autres êtres, peut être exercée par un dialogue imaginaire, complétant ainsi – et non remplaçant – le paradigme de l’intersectionnalité incarnée.
En rappelant une suggestion faite par Chiara Valerio 13, nous n’avons pas besoin que certains faits nous touchent personnellement ou qu’ils touchent un de nos cousins pour croire qu’ils peuvent se produire. Il suffit d’avoir un peu d’imagination.
Grâce à notre faculté d’imaginer, nous pouvons pour nous mettre à la place des autres, nous fonder sur le dialogue avec les personnes qui font partie de notre vie, sur les histoires de personnages que nous trouvons dans les livres, ainsi que sur les nombreuses histoires qui témoignent de la violence et de la discrimination dont sont victimes les groupes sociaux les plus marginalisés, que nous trouvons chaque jour dans les journaux. Lire commande et, comme l’a écrit Umberto Eco, le lecteur vit mille vies et cinq mille ans au lieu de soixante-dix : la lecture est une immortalité à rebours.
Nous pouvons identifier en cela un rôle politique très important de la narration (journalistique ou littéraire) : dans la construction du sens commun, dans l’exercice de l’imagination et de la mentalité élargie dont parlait Arendt, et donc indirectement dans la construction de sociétés plus inclusives, résultat d’un effort conjoint d’êtres humains uniques, différents les uns des autres mais capables de se comprendre et donc de créer un monde commun dans lequel chacun peut se sentir chez lui. Arendt dirait que c’est là le vrai pouvoir.
Sources
- “Every little girl who is watching this tonight sees that this is a country of possibilities”
- “I know we have still not shattered that highest and hardest glass ceiling, but some day someone will, and hopefully sooner than we think right now” et elle s’était ensuite adressée à “all the little girls who are watching this, never doubt hat you are valuable and powerful, and deserving every chance and opportunity in the world to pursue and achieve your own dreams”
- Cet article a été conçu avant les événements du 7 janvier 2021 qui ont frappé le Capitole. Cet épisode, à notre avis, nous montre de manière encore plus importante et urgente la nécessité d’un regard critique porté sur la démocratie et la politique – américaine en particulier et occidentale en général.
- Chiara Volpato, Le radici psicologiche della disuguaglianza, Laterza, 2019
- Disuguaglianze e risentimento : un intreccio pericoloso, in “Straniero”, AREL Rivista 2/2019
- Miranda Fricker, Power and the Ethics of Knowing, Oxford University Press, 2007
- Amy Chua, Political Tribes, Bloomsbury Publishing, 2018
- Donatella di Cesare, Bollati Boringhieri, 2018
- José Medina, The Epistemology of Resistance : Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice, and the Social Imagination
- Francesca Ferrando, Il postumanesimo filosofico e le sue alterità, ETS, 2016
- Cf. Hannah Arendt, La vie de l’esprit, PUF, 1981 et Condition de l’homme moderne, Clamann-Lévy, 1961
- Barbara Henry, Gender Sensitivity, Asymmetries, ‘Acroamatic Turn’. A Renewed Approach to Some ‘Gendered’ Methodologies
- https://legrandcontinent.eu/fr/2020/12/06/les-mathematiques-sont-politiques/