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Argentine : « Fue ley »
Julia de Ipola
C’était une promesse de campagne qu’Alberto Fernández a pu tenir in extremis : l’envoi au Congrès argentin d’un projet pour légaliser l’IVG par l’exécutif a eu lieu à la mi-novembre, et la Chambre des députés a donné son feu vert à la loi dans la nuit du 10 au 11 décembre. Restait à franchir l’étape la plus difficile, le vote au Sénat – la Chambre Haute, celle qui a le dernier mot, était celle qui, en 2018, avait fini par rejeter la proposition de loi. Mais la Campagne pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit s’est imposée sur le plan discursif, et a réussi à faire entrer la problématique de l’IVG dans le débat politique comme une question non plus de morale, mais de santé publique. Le syntagme « santé publique » a revêtu en 2020 une importance inédite, dans une année où la pandémie de COVID19 – qui a fait 43 000 morts à ce jour en Argentine – a mis au centre des préoccupations des Argentins l’accès universel aux soins, dans un pays traversé par de profondes inégalités économiques. Si les détracteurs du projet de loi considèrent le débat sur l’IVG malvenu dans un contexte de crise sanitaire liée à l’épidémie, ses défenseurs montrent au contraire que la pandémie n’a fait que confirmer que la santé doit être un droit pour toutes et tous, et que l’État – qui a trop longtemps détourné le regard de la réalité selon laquelle « les riches avortent et les pauvres meurent » – doit de le garantir.
Le vote au Sénat a commencé le 29 décembre et s’est conclu le 30 avec 38 votes pour et 29 contre. Avec cette victoire, cette fin d’année, qui a été particulièrement difficile, est une fête pour le féminisme argentin et latino-américain
Brésil : Entre modération et conservatisme populaire, la popularité de Bolsonaro a augmenté pendant l’année 2020
Esther Solano
Si la nouvelle stratégie bolsonariste [adoptée en 2020], basée sur la combinaison de sa propre modération, de l’aide de 600 reais et de la responsabilisation des maires et des gouverneurs dans la pandémie, continue à fonctionner, l’ancien capitaine de l’armée pourra renforcer sa figure comme une alternative viable pour les prochaines élections présidentielles de 2022. Et ce non seulement parmi ses fidèles, mais aussi parmi un bon nombre de partisans critiques, qui semblent améliorer leurs perspectives et voteraient à nouveau pour lui, en particulier contre le PT. L’antipetisismo est encore assez fort au sein de la population. En outre, le PT a pris certaines mesures qui ont désenchanté sa propre base, comme la nomination de Jilmar Tatto en tant que candidat à la mairie de São Paulo lors des élections municipales de novembre 2020. Ce choix a suscité beaucoup de critiques parmi les membres, dont un bon nombre a émigré, déclarant leur soutien à une candidature qui semblait plus appréciée, celle de Guilherme Boulos, le leader des sem teto, qui s’est présenté comme candidat du Parti socialisme et liberté (PSOL).
Mais le problème n’est pas tant seulement du côté du PT, que dans l’absence d’un nom fort qui réunirait la droite et le centre-droit, et qui réussirait à arracher des voix à Bolsonaro. Plusieurs noms sont envisagés : João Doria (gouverneur de São Paulo), Sergio Moro, Luciano Huck (présentateur de télévision bien connu), mais rien n’est défini pour le moment. Le Brésil a déjà enseigné que sans un nom parvenant à rassembler les positions d’une droite un peu démocratique, l’extrême droite sera toujours une possibilité électorale.
Chili : Le moment constitutionnel de 2020, une opportunité pour une autre forme de démocratie
Pamela Figueroa
Le Chili vit un moment historique, comme en témoignent les événements qui se sont déroulés tout au long de cette année 2020. Une grande partie de ce processus est liée à la crise de légitimité de la politique au Chili, qui se manifeste avec une grande force depuis la fin de l’année 2010 et qui révèle la perte d’institutionnalité des partis politiques.
Pourquoi cette crise de légitimité ? Une partie importante est liée au système constitutionnel, c’est-à-dire au type de forme de gouvernement dont dispose le Chili : un hyper-présidentialisme, avec un Congrès très affaibli, dont la conception institutionnelle est basée sur l’extrême méfiance envers la politique et le citoyen. Cette situation a été héritée de la dictature, fondée sur la méfiance envers la politique, qui a généré un système électoral renforçant les leaderships individuels et individualistes. L’individualisme s’est traduit par une forte fragmentation politique, beaucoup plus considérable parmi le centre-gauche.
À partir de 2010, les partis politiques, le gouvernement et le Congrès commencent à perdre le soutien de la population. Entre 2014 et 2016, le Chili aborde la crise de légitimité par un ensemble très important de réformes du système électoral, du financement politique, des lois sur les partis politiques et des quotas – appliquées pour la première fois lors des élections de 2017. Cependant, toutes ces réformes ne sont pas suffisantes. En 2016, le processus constitutionnel est lancé par la présidente Bachelet avec le soutien des citoyens – déjà en 2012, toutes les études d’opinion publique montraient que plus de 70 % des Chiliens étaient favorables à une nouvelle Constitution.
Lorsque la révolte sociale de 2019 a commencé, de nombreux dirigeants politiques ont été surpris. Et il est frappant qu’ils aient exprimé leur surprise – le Chili étant l’un des pays avec le taux d’inégalité les plus élevé d’Amérique latine. Ceux qui ont essayé de faire passer des réformes majeures, comme lors du deuxième mandat de Bachelet, n’ont pas réussi à consolider les accords nécessaires. L’Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution de novembre 2019 était, d’une certaine manière, une réponse à cette demande sociale. Même la droite a cédé : son élite pensait que le Chili pouvait soutenir une démocratie libérale avec des niveaux d’inégalité considérables en générant des garanties politiques et des droits civils. Il est clair que cela n’est pas suffisant.
La voie constitutionnelle que le Chili emprunte à travers cette convention constitutionnelle citoyenne et paritaire, avec des indépendants et des sièges réservés aux peuples indigènes, peut être le mécanisme démocratique et institutionnel nécessaire pour apporter les changements que non seulement le Chili exige, mais aussi pour montrer une forme différente de démocratie que – je crois – la société mondiale exige en ce moment.
Cuba : Crise multiple et urgence civique
Armando Chaguaceda
Cuba traverse un processus complexe qui croise plusieurs crises, changements et demandes simultanées. La pandémie de COVID19 a coïncidé avec une économie largement nationalisée et obsolète, et avec le renforcement des sanctions du gouvernement Trump sur La Havane. Les lentes réformes de modernisation se heurtent à une bureaucratie peu innovante. La pauvreté et l’inégalité s’accroissent. La société civile, plus diversifiée et connectée par internet, semble plus active, bien que toujours fragmentée.
Tout cela converge dans les événements du mois dernier, lorsque Cuba a connu les plus grandes manifestations pour les droits de l’homme depuis six décennies, menées par des artistes, des intellectuels et des militants urbains. Une accumulation de lois et de mesures limitant l’action des citoyens a motivé la protestation. Le 27 novembre, un rassemblement de près de 400 personnes a forcé les autorités à promettre un dialogue sur les revendications culturelles et civiques. Plus tard, dans d’autres espaces physiques et sur le web, la mobilisation s’est viralisée sous l’identité #27N. Elle a suscité une large solidarité, tant au niveau international qu’entre les autres intellectuels et les citoyens cubains.
En réponse, le gouvernement a abandonné sa promesse et a déclenché une vague d’attaques médiatiques, de détentions arbitraires et de sièges de maisons et de centres autonomes tels que le siège du Mouvement San Isidro et l’Institut d’Artivisme Hannah Arendt. L’escalade qui s’en est suivie a entraîné l’ouverture de procédures judiciaires et des menaces à l’intégrité physique des participants du 27N.
La répression étatique continue d’être efficace : elle manipule des millions de citoyens avec la presse nationale, menace les droits de l’homme des protagonistes du 27N, évoque des manipulations étrangères au mouvement. La société civile a encore du mal à s’organiser pour contrebalancer le pouvoir autoritaire qui bloque les mobilisations autonomes. Mais de nombreuses personnes à Cuba ont découvert et revendiqué des identités et des demandes que le système ne peut accepter. Le conflit se poursuit.
Cuba : Une année 2020 entre crises et changements économiques
Carmelo Mesa-Lago
En 2020, Cuba a subi sa pire crise économique depuis la très grave crise des années 1990 pour quatre raisons : le maintien du système de planification centrale inefficace qui a échoué dans le monde entier, la crise économique au Venezuela qui a réduit son aide à Cuba, le durcissement de l’embargo par Donald Trump, et la pandémie.
En conséquence, le PIB a chuté de 11 % ; le déficit budgétaire a augmenté pour atteindre 23,3 %, le plus élevé depuis les années 1990 ; l’indice de production industrielle a chuté en 2019 et était inférieur de 39 points de pourcentage au niveau de 1989 ; parmi 22 produits clés de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche/des fruits de mer, de l’exploitation minière et de l’industrie manufacturière en 2019, 19 étaient en baisse par rapport à 2018 et 10 étaient en dessous du niveau de 1989 ; la valeur des exportations en 2019 était 62 % inférieure à celle de 1989, la valeur des importations était 22 % supérieure et le déficit de la balance commerciale des biens a augmenté de 187 % ; l’excédent de la balance mondiale a diminué de 73 % en 2014-2019 en raison de la baisse de la valeur des services professionnels à la suite de la crise au Venezuela ; les remises migratoires de l’étranger ont diminué de 35 % en 2020 ; le revenu brut du tourisme en 2020 a chuté de 80 % par rapport à 2017 ; les investissements directs étrangers se sont pratiquement arrêtés ; les salaires réels représentaient 53 % de leur valeur de 1989, la pension réelle était de 38 % et l’aide sociale a diminué entre 2005 et 2019, passant de 5,3 à 1,5 bénéficiaires pour 1 000 habitants.
Avec une croissance économique adéquate, il faudra plusieurs années à Cuba pour se remettre de la période perdue de cinq ans. Le président Díaz-Canel a introduit des changements économiques positifs attendus depuis longtemps, tels que l’unification monétaire et des taux de change, mais celle-ci souffre de plusieurs problèmes. En outre, les profondes réformes structurelles exigées par l’économie doivent être entreprises en parallèle.
États-Unis : Le système politique américain s’européanise
Carlo Invernizzi Accetti
La clé de lecture dominante de la politique américaine au cours des deux dernières décennies a été la polarisation. Les États-Unis étaient un pays divisé en deux, entre démocrates et républicains, entre côte et intérieur des terres, entre villes et zones extra-urbaines. La victoire de Biden apparaît toutefois difficile à concilier avec ce schéma, étant donné que sa campagne électorale a insisté sur son caractère centriste modéré, alors que la polarisation impliquerait une désertion de la scène centrale.
Il y a certainement eu une composante anti-Trump dans le vote pour Biden. Mais cela rend néanmoins compte de comment le futur Président des États-Unis est parvenu à s’imposer face à l’aile la plus radicale de son parti. Pour expliquer la victoire de Biden ─ et anticiper certaines de ses conséquences ─, il est nécessaire d’ouvrir les « boîtes noires » représentées par les deux pôles artificiellement créés dans le schéma de la polarisation. L’on découvrira ainsi immédiatement qu’il existe, en Amérique, au moins quatre pôles idéologiques distincts :
- En partant de la gauche, on trouve tout d’abord un courant progressiste à l’intérieur du Parti démocrate américain qui s’inspire explicitement de la tradition social-démocrate européenne.
- En se déplaçant plus vers le centre, un courant plus modéré des démocrates rappelle sous plusieurs aspects les vieux partis de l’Europe chrétienne démocrate.
- En passant de l’autre côté du versant politique américain, on rencontre tout d’abord un courant des républicains traditionnels, resté dans l’ombre durant les quatre dernières années, mais qui semble désormais destiné à refaire surface avec les ambitions politiques de figures comme Mitt Romney ou Mitch McConnell.
- Pour finir, à l’extrême droite du système politique américain d’aujourd’hui se trouve une forme de nationalisme populiste qui était considérée jusqu’à peu comme étrangère à la culture politique des États-Unis, mais trop remarquée de l’autre côté de l’Atlantique.
Cela dessine un schéma multipolaire qui rappelle davantage les systèmes politiques pluralistes de l’Europe continentale du siècle dernier que le bipolarisme caractéristique des systèmes politiques anglo-saxons. Approfondir cette analogie avec l’Europe d’hier ouvre de nouvelles perspectives pour comprendre ce qu’on peut attendre des États-Unis de demain.
États-Unis : Les démocrates devront inventer une réponse à la doctrine Trump
Maya Kandel
Trump a ouvert aux États-Unis le plus large débat sur la politique étrangère depuis des décennies, après avoir été élu en 2016 notamment sur sa promesse de redéfinir le rapport américain au monde. Sa réponse, « America First », a bousculé certains postulats de l’action extérieure du pays, et placé au cœur du débat démocrate la question du lien entre politique étrangère et politique intérieure.
La doctrine Biden n’existe pas encore, et ne se cristallisera qu’à l’épreuve du pouvoir et des événements des prochaines années. Mais elle se construit à partir d’un héritage Trump qu’elle ne reniera pas entièrement.
Le camp démocrate partage le diagnostic trumpien d’une crise de la politique étrangère américaine. La spécificité de 2016, au-delà de Trump, était liée à la spécificité du moment pour la politique étrangère, cristallisant une double crise, et en particulier une crise interne de légitimité de la politique étrangère […]. C’est ainsi qu’il faut comprendre le slogan « Build back better » de la campagne Biden : reconstruire mieux et différemment, comme après un cataclysme naturel.
La vision démocrate se distingue de la doctrine Trump sur deux caractéristiques centrales : les menaces et les moyens (le point de départ et le cœur de la stratégie). La première divergence stratégique tient non seulement à la hiérarchie des menaces, mais aussi plus profondément à leur nature. Le programme démocrate insiste sur les menaces globales et transnationales, largement ignorées par les républicains, et place même au sommet comme menace « existentielle » – au même niveau que le communisme pendant la guerre froide – non pas la Chine, mais le changement climatique. La divergence sur les moyens découle principalement de cette vision plus large des menaces, puisque la coopération internationale devient une condition nécessaire pour y faire face là où l’administration Trump avait fait de l’unilatéralisme (ou du bilatéralisme) son approche unique des relations internationales.
Guatemala : Les manifestations sociales de 2020
Tiziano Breda
Le président Alejandro Giammattei, qui a pris ses fonctions en janvier 2020, fait partie des rares chefs d’État qui ont dû abandonner leur projet de gouvernance pour se consacrer à la gestion de l’épidémie dès le début de leur mandat.
La crise sanitaire a mis en évidence plusieurs carences de l’État guatémaltèque, notamment la précarité du système de santé publique, qui a le taux de lits d’hôpitaux le plus bas de la région. Pour faire face à la situation, le Congrès a mis des fonds extraordinaires à la disposition du gouvernement. Cependant, ce dernier, prompt à imposer des mesures d’endiguement (près de 40 000 personnes ont été arrêtées pour avoir violé le couvre-feu), a été lent et inefficace dans la distribution de l’aide à la population appauvrie. Des drapeaux blancs, indiquant que les occupants avaient besoin de nourriture, flottaient sur les façades des maisons dans tout le pays. L’opinion publique a également été indignée par les scandales de corruption concernant l’utilisation des ressources pour la pandémie, affaires qui ont rapidement été révélées.
En novembre, les ouragans Eta et Iota ont emporté les biens de 1,5 million de Guatémaltèques. Pendant ce temps, le Congrès a approuvé un budget qui permet d’augmenter ses dépenses et de réduire les ressources pour lutter contre la malnutrition, entre autres choses. Fatigués d’un État qui ne les protège pas, des milliers de citoyens ont participé à des manifestations pacifiques, quoique entachées d’épisodes isolés de violence, pour exiger la démission du président et des changements profonds dans le système institutionnel. Des changements qui, s’ils n’interviennent pas, conduiront à la permanence des manifestations dans l’année à venir.
Mexique : Le gouvernement de López Obrador en temps de Biden
J. Alberto Aguilar Iñárritu
Entre Trump et Lopez Obrador, il y avait de l’empathie et ils semblaient se sentir à l’aise l’un avec l’autre. Dans leurs visions respectives du pays et dans leur pragmatisme absolu, ils se sont compris. En guise d’exemple, Lopez a accepté de charger la Garde nationale d’établir un mur militaire à la frontière sud du Mexique, tandis que Trump s’est montré assez tolérant face au non-respect par le gouvernement mexicain des accords, règles et contrats concernant le pétrole et le gaz.
À partir du 20 janvier prochain, les relations entre les deux gouvernements connaîtront des changements importants. On passera d’une entente lointaine entre deux figures populistes, autoritaires et très discrétionnaires, qui se mettaient très vite d’accord sur un très petit nombre de sujets en fonction de leurs priorités, à l’agenda complexe qu’a toujours impliqué cette relation. Cela laisse présager un changement difficile pour le gouvernement mexicain au pouvoir, mais un changement encourageant pour la démocratie mexicaine.
Un démocrate d’un côté, avec une solide perspective internationale, et un leader charismatique de l’autre, qui affirme que la meilleure politique étrangère est une bonne politique intérieure, débattront de plusieurs questions qui définiront la relation bilatérale, entre autres :Protection de l’environnement et promotion des énergies propres, migration sûre et ordonnée, sans militarisation et dans le respect des droits de l’homme, renforcement de la coopération avec l’Amérique centrale, renouvellement des accords de sécurité et de lutte contre le trafic de drogue, démocratie syndicale, rigueur anti-Covid-19, respect du T-MEC et protection des chaînes de valeur communes. Cela ne fait que commencer.
Pérou : Informalité économique et crise politique
Camilo Leon Castro
L’année 2020 a été l’une des plus turbulentes de l’histoire récente du Pérou. Rien qu’en novembre, il y a eu trois présidents en moins de deux semaines. Le président actuel Francisco Sagasti a pris ses fonctions le 16 novembre après des protestations massives qui ont conduit à la chute du gouvernement précédent dirigé par l’ancien président du Congrès Manuel Merino, qui n’a gouverné que pendant une semaine et a été accusé de mener un coup d’État pour favoriser des intérêts privés. Martin Vizcarra et Pedro Pablo Kuczynski, qui avaient remporté les élections de 2016 pour le même parti et qui gouvernaient auparavant, ont tous deux été successivement démis de leurs fonctions présidentielles pour de prétendus actes de corruption – une situation que partagent les quatre présidents précédents, divers membres du Congrès, des gouverneurs et des maires.
Pourquoi les Péruviens choisissent-ils des politiciens corrompus ? Une analyse socio-économique mettrait en évidence le niveau d’« informalité » du pays. Selon une étude de la Banque centrale de réserve, 60 % de la production est réalisée par des familles ou des entreprises opérant en dehors de la loi. Cette production comprend le trafic de drogue, l’exploitation minière illégale et le blanchiment d’argent. Les groupes économiques informels doivent être cooptés par l’État pour pouvoir fonctionner, d’où la prolifération des « partis » politiques qui cherchent à prendre le pouvoir en modifiant les lois en leur faveur. L’opposition à ces hommes politiques trouve dans la corruption l’excuse pour les écarter du pouvoir, mais lorsqu’ils accèdent à des fonctions publiques, beaucoup d’entre eux sont accablés de conflits d’intérêts qui conduisent à de nouvelles crises. Le capitalisme « informel » du Pérou pourrait fournir des indices sur cette crise politique en cours.
Venezuela : 2020, l’année où le gouvernement parallèle s’est dégonflé
Arantxa Tirado
L’année 2020 a également été une année turbulente pour la République bolivarienne du Venezuela, mais sûrement pas plus que 2019, malgré la pandémie. Plus tôt cette année-là, un député de l’Assemblée nationale, Juan Guaidó, s’est proclamé « président par intérim », une fonction qui n’existe pas dans la Constitution. Il a ainsi entamé un processus de mépris ouvert à l’égard des autorités et des institutions de son pays, en tentant d’établir et de légitimer un gouvernement parallèle, soutenu par les États-Unis et leurs principaux alliés dans la communauté internationale, dont l’Union européenne. Cependant, sans le soutien majoritaire d’une partie de la population et de la hiérarchie militaire, Guaidó n’a pas eu le succès escompté, et son appel, avec celui de Leopoldo López, à un soulèvement militaire en avril 2019, n’a pas abouti. Après cela, sa tournée internationale en février 2020, qui comprenait une visite à Washington, n’a pas non plus réussi à consolider son leadership.
Les récentes élections législatives peuvent être considérées comme la clôture d’un cycle ouvert en 2015, avec les tentatives de l’Assemblée nationale de ne plus reconnaître le pouvoir exécutif par le pouvoir législatif. C’est aussi la fin de la carte Guaidó pour le changement de régime. De nouveaux acteurs de l’opposition demandent la parole et cherchent des négociations qui permettront au Venezuela de sortir de la paralysie politique et économique dans laquelle il se trouve, en grande partie à cause des sanctions et de la clôture financière internationale. La nouvelle administration Biden ouvre de nouvelles interrogations, bien qu’on attende un changement tactique plutôt que stratégique. L’horizon est ouvert.
LIRE AUSSI : début 2020, le Grand Continent s’était entretenu avec Juan Guaidó.
L’élection au sein de la BID en 2020, preuve de la nécessité d’une Europe plus proche de l’Amérique latine
Laura Chinchilla, Présidente du Costa Rica (2010-2014)
Historiquement, il y a eu un fossé entre l’Europe et l’Amérique latine en matière de connaissances, d’informations et même d’influence – mis à part pour des choses très ponctuelles et spécifiques – à tel point que bien souvent, il ne nous reste plus d’autres choix à nous, en tant que Latino-américains, que de faire appel à l’Espagne pour voir si l’Europe réagit. Cependant, à plusieurs reprises, et en particulier avec ces dernières années aux États-Unis, et considérant ce qu’il se passe aujourd’hui entre les États-Unis et la Chine, nous avons eu le sentiment que les Européens et nous-mêmes devrions travailler ensemble. J’ai récemment participé à l’élection à la présidence de la Banque interaméricaine du développement (BID) : j’ai eu beaucoup de contacts avec les Européens qui ont été mes grands champions. […] Au fond, cette élection nous a permis de discuter cette question centrale : quel devrait être le rôle de l’Europe dans une Amérique latine dont la trop grande proximité avec les États-Unis ne lui convient pas, mais qui ne souhaite pas non plus tomber exclusivement dans des alliances avec des pays comme la Chine ?
J’ai vécu l’expérience de participer à l’élection de la présidence de la BID en me conformant à des règles écrites et non-écrites, mais toutes aussi importantes, qui régissaient cette élection depuis presque 60 ans. Et puis, il y a eu un changement complètement perturbateur, inattendu et non concerté qui a enfreint ces règles avec la candidature du gouvernement des États-Unis. C’est quelque chose qui était jusqu’alors impensable, non seulement en raison de mécanismes d’auto-contrôle que nous avions observés de la part des États-Unis envers la région depuis les aventures de coup d’États d’il y a plusieurs dizaines d’années, mais aussi parce qu’en Amérique latine – disons, en général –, il y a eu un dialogue intelligent ces dernières décennies.
Grâce à l’expérience très personnelle que j’ai vécue à la BID, je suis devenue encore plus convaincue que l’Europe peut faire pencher les déséquilibres de notre région vers une série de principes, de visions et de valeurs. Cependant, nous ne sommes par exemple pas parvenus à faire en sorte que l’importance relative de l’Europe puisse croître au sein de la BID, précisément parce que les États-Unis ont fait preuve d’une politique très méfiante à l’égard de l’Europe.
L’Amérique latine face au nouveau multilatéralisme post-crise
Cecilia Nahón
En 2020, nous avons été confrontés à une crise sanitaire, économique et humanitaire sans précédent. Une crise synchronisée – avec 93 % des pays du monde en récession -, persistante et très régressive. La pandémie a révélé et a exacerbé les inégalités et les écarts profonds de développement qui existent dans le monde. Elle a également révélé les défaillances du marché et la centralité des États, tant dans l’urgence que dans la conduite du redressement et de la reconstruction de nos sociétés.
Pour aller de l’avant, nous devons élaborer de nouveaux pactes sociaux, de nouveaux accords entre le secteur public, le secteur privé et la société civile, les syndicats et les mouvements sociaux, dans le cadre de nouveaux paradigmes, dans lesquels la solidarité, le bien commun et l’inclusion sociale doivent être primordiaux. La nécessité d’un nouveau contrat social a été discutée dans de nombreux forums internationaux, précisément parce qu’il y a une prise de conscience croissante de l’importance d’assurer la cohésion sociale afin de donner une durabilité aux processus politiques et économiques, encore plus dans une situation d’urgence.
Les organismes internationaux reflètent également les intérêts nationaux, commerciaux et du secteur financier, et font partie du différend sur le paradigme qui émergera de cette crise. Il y a aujourd’hui un débat entre ceux possédant une vision plus restauratrice du multilatéralisme préexistant, et ceux pensant que cette crise est une opportunité pour la revitalisation et la transformation du multilatéralisme selon de nouvelles règles, basées sur la solidarité et les principes de justice sociale et de durabilité. Les politiques futures ne peuvent pas être les mêmes que celles qui nous ont conduits aux niveaux actuels d’inégalité, de crise climatique et d’exclusion. C’est un moment charnière, où l’ancien ne finit pas de mourir, le nouveau ne finit pas de naître et où il y a une dispute, dans tous les sens du terme, entre intellectuels et politiciens.
La construction d’un système multilatéral plus juste et plus inclusif implique également de reconnaître et de respecter la souveraineté des États à mener leurs propres politiques de développement. L’ampleur du défi à relever est énorme et exige un leadership politique, des idées novatrices, une capacité de gestion et une participation sociale. Dans le cas particulier de l’Argentine et de l’Amérique latine, il est essentiel d’inverser la tendance centrifuge de ces dernières années et de s’orienter à nouveau vers l’intégration régionale, comme le font d’autres régions du monde. Notre région a jusqu’à présent été la plus touchée par le Covid-19, avec une baisse de la production régionale estimée à environ 8 % en 2020.
En tant que région, nous devons construire notre propre perspective latino-américaine afin de définir nos priorités pour cette phase de reconstruction. Demandons-nous quelles sont les politiques de relance de la croissance inclusive adaptées aux problèmes spécifiques de notre région. Et travaillons ensemble pour promouvoir ce programme de fond aux niveaux multilatéral et régional, qui, je crois, comprend des questions telles que la viabilité de la dette, l’informalité du travail, l’hétérogénéité de la production, l’inclusion numérique, l’égalité des genres, les paradis fiscaux, le changement climatique et, bien sûr, au milieu de la pandémie – et quand la post-pandémie arrivera aussi – les politiques de protection de la santé.
L’autre relation transatlantique : l’Amérique latine et l’UE face au COVID-19
José Antonio Sanahuja
L’Amérique latine finit l’année 2020 comme la région la plus touchée par le COVID19. Avec seulement 8 % de la population mondiale, elle représente un tiers des décès officiellement reconnus dans le monde, et l’effondrement de ses économies, selon la CEPALC, sera le plus grave de ces 170 dernières années. Le fait que la région ait été si durement touchée par la pandémie est dû, plus qu’au virus lui-même, aux conditions préalables bien connues qui ont entravé le développement de la région, et surtout aux profondes inégalités : de richesse, de genre, d’accès à la santé, entre emplois formels et informels, entre quartiers riches et quartiers pauvres. Dans certains pays, les négationnistes et les extrémistes ont été une cause supplémentaire des dégâts. La vulnérabilité financière de la région a également été un facteur critique : pour l’Amérique latine, il n’y a rien de semblable à la Fed ou à la Banque centrale européenne sur laquelle s’appuyer, à l’exception du FMI, qui est remis en question, et il n’y a pas eu de réponse multilatérale adéquate depuis le G20. Par conséquent, il n’y a pas eu beaucoup de marge monétaire pour soutenir l’emploi et les entreprises. Fracturée par des disputes idéologiques et sans organisations régionales actives, l’Amérique latine est aussi l’un des lieux de la rivalité géopolitique entre la Chine et les États-Unis.
Ainsi, la réactivation de la relation entre l’Amérique latine et l’Union européenne – ce que le Haut représentant, Josep Borrell, appelle « l’autre relation transatlantique » – est aujourd’hui un impératif : en matière géopolitique, pour obtenir une autonomie stratégique des deux côtés et pour soutenir le multilatéralisme ; en matière économique et sociale, pour promouvoir conjointement une reprise qui contribue à la transition écologique et à la transformation productive, en tirant parti de la numérisation, et pour avancer vers des sociétés où la cohésion sociale sera plus grande.
La région où le quelconque est l’extraordinaire
Hernán Saenz Cortés et Andrea Costafreda
L’Amérique latine et les Caraïbes, plongés dans l’une des pires crises du siècle, ont leur principale source d’espoir dans la rue.
La pandémie met à l’épreuve le contrat social affaibli des sociétés qui entraient en 2020 très polarisées et méfiantes. À Cidade Tirante, dans la banlieue sud de Sao Paulo, l’espérance de vie à la naissance est inférieure de 25 ans à celle d’une personne née à Pinheiros, dans la même ville ; au Mexique, pays membre de l’OCDE, coexistent l’homme le plus riche de la région et 23 millions de personnes qui ne peuvent acquérir les produits de première nécessité. Tout cela dans une région de revenu moyen où 1 % de la population contrôle 41 % des richesses et où la rue continue d’être le lieu de subsistance de la majorité, qui fait face quotidiennement à un dilemme vital cru : s’exposer à la contagion ou mourir de faim.
Dans la région la plus inégale de la planète, la capacité à se remettre de la crise est également très inégale. Alors qu’il faudra 15 ans pour que la plupart d’entre eux sortent du trou, selon un rapport d’Oxfam, dans les pires mois de la pandémie, huit nouveaux milliardaires y sont apparus.
L’année 2019 s’est achevée sur des manifestations de lassitude et des protestations de rue au Chili, en Colombie, en Bolivie, en Équateur, exigeant aux démocraties quelque chose de plus que des élections plus ou moins fiables. Il y a de la lassitude face aux systèmes politiques accaparés, incapables d’étendre les droits au lieu de défendre les privilèges. En 2020, la réaction du public à la pandémie sera le test décisif pour les démocraties latino-américaines afin d’obtenir la légitimité des résultats qui sont si nécessaires.
Et pourtant, la rue est toujours vivante : en maintenant le système démocratique au Pérou, en faisant de la pression en faveur de la réforme d’une constitution héritée de Pinochet au Chili, en stoppant le budget manifestement injuste au Guatemala ou en soutenant la loi de dépénalisation de l’avortement en Argentine. Peut-être s’agit-il d’événements isolés, ou peut-être s’agit-il de l’expression d’une tendance plus profonde où les jeunes, les organisations de femmes, les mouvements sociaux, demandent plus, exigent sans crainte et ne se contentent pas d’un pacte dépassé dans lequel les démocraties formelles et les transferts conditionnés achetaient la paix sociale.
L’Union européenne de Borrell devrait bien lire les signes et jouer le rôle d’un partenaire international fiable, dont les priorités du partenariat commercial et stratégique ne font pas oublier l’engagement de renforcer une communauté euro-latino-américaine plus soudée, qui place les personnes au centre de son programme de coopération birégionale. Peut-être que, malgré toutes les prévisions, 2020 sera le début d’une période d’espoir qui commence, comme toujours, dans la rue.