En 1839, un gentilhomme et écrivain français, le marquis de Custine, peu convaincu qu’il était des mérites de la démocratie parlementaire alors en vogue, fit le voyage de Russie pour vérifier dans quelle mesure son régime politique, aux antipodes du modèle parlementaire, pourrait lui fournir quelque argument à l’appui de ses réticences. Il y passa trois mois, et revint en France fermement convaincu des mérites de la démocratie. 

Le livre qu’il tira de son séjour en Russie, La Russie en 1839, est une ode aux libertés et aux valeurs européennes. Les longues conversations de Custine avec le tsar ne firent qu’approfondir son aversion pour le despotisme, la corruption endémique, l’arbitraire généralisé, la misère de la vie quotidienne. Repasser de Russie en Prusse, sur le chemin du retour, fut pour lui un grand soulagement. Custine en conclut que, pour apprécier le sentiment de liberté régnant en Europe, le meilleur moyen était encore un séjour en Russie, cette « prison sans loisir »1. Custine découvrait ainsi que, parfois, pour savoir ce que l’on est, il faut être conscient de ce que l’on n’est pas.

Les Européens sont peut-être en train de faire la même découverte, presque deux siècles plus tard, en définissant l’Europe par ce qui la différencie culturellement et politiquement de la plus grande partie du reste du monde.

Le Covid-19 a joué sur ce plan un rôle de catalyseur. Pour s’en protéger, l’Europe a pour la première fois fermé ses frontières extérieures. Cet instinct de protection s’était manifesté avant, notamment en 2015 durant la crise migratoire, où nombreux étaient ceux qui appelaient de leurs vœux une « forteresse Europe », renforcés dans leur conviction par le besoin pour l’Europe de se protéger de l’instabilité régnant tout autour d’elle, de l’Ukraine au Proche-Orient2.

En 2020, la pandémie a redonné une signification pratique à la frontière extérieure de l’Union, sur laquelle s’est superposée une signification symbolique, cristallisant la différence entre « nous » et « eux », renforçant le sentiment d’appartenance de « nous », les Européens.

En 2020, la pandémie a redonné une signification pratique à la frontière extérieure de l’Union, sur laquelle s’est superposée une signification symbolique, cristallisant la différence entre « nous » et « eux », renforçant le sentiment d’appartenance de « nous », les Européens.

Caroline de Gruyter

Pendant la Guerre Froide, la frontière était une ligne claire sur la carte, reflétant l’avancée des armées à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Européens savaient ce qu’ils étaient, parce que, de l’autre côté de la ligne, la vie était très différente. Les lignes politiques ne correspondaient pourtant pas aux lignes ressenties puisque des « Européens » étaient prisonniers derrière le rideau de fer, et avaient vocation à « revenir ».  Cette situation confirmait le ressenti que l’Europe est un concept, auquel on associe un certain mode de vie politique et social, aussi bien qu’une expression géographique.    

Tout cela changea après 1989. Les anciens satellites de l’URSS furent accueillis dans l’Union européenne et retrouvèrent ainsi une perspective. Il n’y avait plus « nous » et « eux », ou plus exactement la ligne de partage se déplaça vers l’Est. L’Union européenne symbolisait pour eux ce qui leur avait été enlevé par l’occupation russe : les libertés publiques, la démocratie, et l’espoir de la prospérité.

Peut-on donner une frontière physique à un symbole ? Les limites de l’Europe devinrent floues, tant étaient divers ceux qui voulaient y appartenir. L’Ukraine voulait rejoindre l’Europe, la Turquie aussi, depuis de longues années. Quel serait l’impact de l’adhésion d’un pays musulman sur ce cercle fondé par de vieux Chrétiens ? Ces questions furent posées sans relâche, sans qu’aucune autorité politique n’y pût donner une réponse claire, par insouciance ou par lâcheté. Ce manque de clarté fait que l’Union européenne a perdu son appétit d’élargissement, parce qu’elle en comprend l’intérêt pour les pays candidats, mais pas pour elle-même. Ces doutes existentiels sont durement ressentis par les candidats à l’adhésion.

L’année 2020 marquerait-elle la fin de cette incertitude sur les limites ? Le Covid-19 a légitimé le besoin d’une frontière extérieure. Au début de la pandémie, ce fut le chaos originel. Les États membres s’étaient toujours vigoureusement opposés à tout transfert de compétence à l’Union dans le domaine de la santé publique, et, face à la crise, choisirent chacun leur salut au plan national, dans un grand « chacun pour soi ». Ici, on ferme les frontières nationales, là on se bat pour des masques – pour se les procurer ou pour empêcher qu’ils ne soient exportés. Le marché intérieur était bien mis à mal. La Russie et la Chine exploitèrent la situation pour hisser bien haut leurs drapeaux sur la moindre fourniture – à titre gratuit ou non – de matériel médical, avec une mauvaise foi et un cynisme qui finit par se retourner contre eux.

Tout le monde sait l’importance du marché intérieur pour la cohésion et la prospérité de l’Europe. Pour les États membres, ce fut un signal d’alarme, et la réaction ne se fit pas attendre. On commença à s’organiser. On vit apparaître des voies vertes pour faciliter le passage des camions aux frontières intérieures, on se mit à s’échanger du matériel médical, et l’on redirigea très vite des ressources financières pour aider les régions en difficulté. Pendant la crise financière, il avait fallu aux États membres quatre ans pour mettre en place un fonds de sauvetage. Cette fois, pour le fonds européen de relance de 750 milliards d’euros, quatre mois furent suffisant pour mettre en place un montage révolutionnaire par lequel l’Union s’endette avec la garantie du budget, ce qui était il n’y pas si longtemps un tabou absolu pour les États membres. Tout cela, comme le dit Josep Borrell, le ministre des Affaires étrangères de l’Union à El País, donne à l’Europe « une nouvelle image »3.

Les États membres s’étaient toujours vigoureusement opposés à tout transfert de compétence à l’Union dans le domaine de la santé publique, et, face à la crise, choisirent chacun leur salut au plan national, dans un grand « chacun pour soi ».

CAROLINE DE GRUYTER

Borrell a raison : tout cela donne à la notion de solidarité européenne une puissance inédite, alors que les crises financière et migratoire l’avaient profondément affaiblie. Tout à coup, des Allemands chantaient Bella Ciao en solidarité avec les Italiens confinés, l’Allemagne accueillait des patients français, les voisins s’entraidaient, des avocats et le Premier Ministre irlandais4 donnaient de leur temps libre pour aider les personnels médicaux. Selon le sociologue allemand Heinz Bude, l’Europe se retrouva soudain dans un nouvel état d’esprit : « l’idée que les individus peuvent se débrouiller tout seuls sonne creux. Nous n’en sommes plus à considérer que la liberté est notre plus cher trésor ; être abrité et protégé est devenu plus important »5.

Cette solidarité entre Européens rendait encore plus visible l’hostilité de certains pays non-Européens, qui profitèrent de la situation pour chercher à affaiblir l’Europe. La Turquie ouvrit sa frontière avec la Grèce, cherchant à pousser vers l’Europe les réfugiés qu’elle accueillait, sans parler de son exploration des fonds marins chypriotes, autre provocation à une Europe qu’elle pensait trop occupée par ailleurs. La Russie ne manqua pas l’occasion de propager au sujet de la pandémie ses mensonges et conspirations habituels. Même les États-Unis, l’allié traditionnel, loin d’aider, multiplia les mauvais coups politiques, commerciaux ou militaires, et chercha même en sous-main à racheter pour son compte des entreprises européennes actives dans la recherche sur les vaccins.

Ces comportements de régimes ou de leaders autoritaires cherchant à affaiblir l’Europe fut aussi un signal d’alarme. Est-ce là vraiment le monde qui nous entoure ? Il y a fort à parier que la cohésion des Européens a été davantage renforcée par les sanctions américaines contre le Tribunal pénal international, par la tentative russe d’assassinat d’Alexeï Navalny, ou par la violation britannique de son accord de retrait de l’Union européenne, que par des décennies de subsides déboulant de Bruxelles.        

Durant la crise financière, les États membres exposèrent leurs réflexes nationaux et nationalistes. Durant cette crise sanitaire, où les citoyens risquent ce qu’ils ont de plus précieux, ils se sont rapprochés, et cela à un moment où les évolutions mondiales, les jeux stratégiques d’acteurs très différents d’eux, menacent l’Europe dans son essence, et donc dans son existence. Comme le disait le politologue Ivan Krastev en juin dernier, « il s’agit ici de notre place dans le monde, de notre souveraineté européenne, et de l’obligation qui est la nôtre de réduire notre vulnérabilité. Et ça, c’est nouveau »6.

Il y a fort à parier que la cohésion des Européens a été davantage renforcée par les sanctions américaines contre le Tribunal pénal international, par la tentative russe d’assassinat d’Alexeï Navalny, ou par la violation britannique de son accord de retrait de l’Union européenne, que par des décennies de subsides déboulant de Bruxelles.     

CAROLINE DE GRUYTER

Peu de temps après la fermeture des frontières extérieures de l’Union, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, visita la frontière gréco-turque, où Ankara essayait de pousser des milliers de migrants vers l’Europe. L’Europe fait front uni avec la Grèce, répéta von der Leyen, et ne se laissera pas forcer la main par ce genre de méthodes. Les hélicoptères et les garde-frontières aux brassards européens envoyaient ainsi un message clair : ceci est la frontière de l’Europe. Le message, même indirect, a été reçu cinq sur cinq en Turquie. Bien loin est le temps où l’on parlait de la Turquie comme d’un candidat à l’adhésion.

Mais le message fut reçu tout aussi clairement par les Européens eux-mêmes : par décence, l’Europe s’offusquait d’être comparée à une forteresse. À présent, au milieu d’une pandémie, les États membres acceptent enfin que soit pris au sérieux le renforcement des frontières extérieures, ce que la Commission européenne proposait depuis vingt ans comme l’accompagnement nécessaire de l’abolition des frontières intérieures.

L’empire des Habsbourg, auquel l’Union européenne ressemble à plusieurs égards, offre ici un parallèle intéressant. Pendant longtemps, l’Empire n’eut pas de frontière avec l’Empire ottoman. Puis, au XVIIIème siècle, des maladies infectieuses venant du territoire ottoman firent leur apparition. Les Habsbourg commencèrent alors à ériger des postes-frontières, des tours de garde et des installations destinées à abriter les voyageurs et les marchandises pour la durée de leur quarantaine7. Des milliers de garde-frontières furent recrutés aux quatre coins de l’Empire et déployés dans les Balkans. L’entreprise était d’envergure, et mena à la centralisation à Vienne de la gestion des frontières. La même chose arrive aujourd’hui, une fois encore en réponse à une pandémie.

Les enquêtes d’opinion montrent qu’une majorité d’Européens souhaite que les frontières intérieures restent ouvertes, mais que les frontières extérieures soient davantage surveillées et contrôlées. En même temps, la protection des droits de l’Homme, de l’état de droit et de la démocratie, restent une priorité8. Y voit-on encore une contradiction ? L’agence européenne Frontex, chargée d’aider au contrôle des frontières extérieures, en même temps qu’elle voit ses effectifs passer de quelques centaines à 10 000 agents, est déjà accusée de violations des droits de l’Homme, et son directeur mis en cause, après que ses agents ont été filmés en train d’aider les garde-frontières grecs à repousser des candidats à l’asile sur leurs embarcations. Ces épisodes, auxquels s’ajoutent les atroces conditions d’accueil sur l’île de Lesbos, accentuent la pression sur les gouvernements européens pour qu’ils s’accordent enfin sur un système d’accueil et une politique migratoire décents et efficaces, confinant ainsi aux oubliettes ces scènes honteuses.

Il y a dix ans, les Européens semblaient se diviser en nationalistes et cosmopolites, entre ceux d’ici et ceux de partout. Aujourd’hui, beaucoup de ces cosmopolites sont devenus des nationalistes européens, au motif que l’Europe ne peut compter que sur elle-même et doit donc se renforcer et devenir stratégiquement autonome. Les frontières, et la différenciation qu’elles impliquent, deviennent un élément de cette autonomie et de cette identité. L’ancien Président de la Commission Jean-Claude Juncker appelait cela « l’Europe qui protège ». L’Europe était un choix, plus ou moins compris et partagé, elle est à présent une nécessité, reflétant une communauté de destin avec son identité propre.

Il y a dix ans, les Européens semblaient se diviser en nationalistes et cosmopolites, entre ceux d’ici et ceux de partout. Aujourd’hui, beaucoup de ces cosmopolites sont devenus des nationalistes européens, au motif que l’Europe ne peut compter que sur elle-même et doit donc se renforcer et devenir stratégiquement autonome.

CAROLINE DE GRUYTER

Beaucoup d’Européens, nationalistes et cosmopolites, craignent que l’Europe ne perde la maîtrise de son avenir. Et beaucoup comprennent de plus en plus clairement que la mise en commun de la souveraineté des États au sein de l’Union est un bon moyen de recouvrer un certain contrôle sur des évolutions trop gigantesques pour être maîtrisées isolément par les États membres. Le résultat en est que, si certains restent insatisfaits de l’Union européenne, ils sont heureux d’en faire partie et s’y sentent malgré tout bien. Selon l’ancien Président du Conseil européen Herman Van Rompuy, l’Europe a longtemps été un espace dont on explorait la diversité. Aujourd’hui, elle est surtout « un endroit où l’on se sent chez soi »9. L’aspect de la maison est peut-être hétéroclite, mais on s’y sent bien.

Un des effets de cette évolution est que les partis populistes ont cessé de proposer une sortie de leur pays de l’Union. Ils cherchent plutôt à influencer l’intégration européenne de l’intérieur. Comme beaucoup de ces partis – l’AfD en Allemagne, le FVD aux Pays-Bas, ou le FPÖ en Autriche – ont perdu une grande partie de leur soutien pendant cette crise sanitaire, leur capacité destructrice semble à ce stade moins dangereuse10

Dans un récent article11, Max Bergmann écrit que l’Europe, « une non-entité géopolitique depuis les années 90, émergera de cette crise plus forte et plus unie, et comme un acteur global ».

Cela ne signifie pas que tout à coup l’identité européenne sera forgée dans le bronze, ou que les progrès politiques seront linéaires. Quiconque connaît la manière dont les acteurs européens fonctionnent, et la crise actuelle sur l’état de droit en est un exemple, sait que ce serait pure naïveté que de s’y attendre : les États membres restent trop puissants dans le système, et continueront de s’opposer aux progrès trop concrets. Mais on pourrait s’attendre à ce que l’Europe au sens large, c’est-à-dire l’Union mais aussi ses alliés proches comme la Norvège, la Suisse, et – pourquoi pas ? – le Royaume-Uni, retrouve petit-à-petit le sentiment d’une identité et d’un destin communs.             

Se sentir différent, donc, pourrait devenir une condition de la survie, comme le marquis de Custine le découvrait il y a presque deux siècles. Revenu de ses voyages, il conseillait à ses lecteurs de suivre son exemple. Si vous vous sentez insatisfait dans votre propre pays, disait-il, faites donc comme moi, allez en Russie. Visitez la Russie, et vous en reviendrez heureux de vivre en Europe.