D’une manière ambivalente, la crise au Haut-Karabakh semble relativiser la perte de vitesse de la Russie dans son étranger proche. Elle a fait preuve d’un aveu de faiblesse de par son inaction, mais aussi d’une démonstration de force avec le déploiement d’une opération de maintien de la paix et son soutien au premier ministre arménien Nikol Pachinian, pourtant largement « lâché » au plan national.
La crise du Haut-Karabakh comme aveu d’impuissance ?
Après six semaines de conflit et autant de semaines de négociations menées par l’ensemble des responsables du groupe de Minsk, il aura fallu qu’un hélicoptère russe soit abattu, par des soldats azéris, pour que la Russie intervienne directement dans le conflit du Nagorno-Karabagh. Aveu d’échec ou divine providence, cette guerre n’aura pas eu l’effet escompté pour Moscou : le maintien d’un statu quo dans son étranger proche et le contrôle de nouvelles ambitions hégémoniques dans la région. Pour autant, bien loin d’un désaveu généralisé, la cessation des hostilités a remis Moscou au centre des négociations et a rappelé l’indispensable facteur russe lorsqu’il s’agit de son « étranger proche ».
Le 9 novembre, suite au conflit (considéré comme une victoire militaire pour l’Azerbaïdjan), la signature de l’accord tripartite entre les autorités turques, arméniennes et azéris sous médiation russe, a dessiné un nouveau système d’influence dans la région avec des conclusions en deçà des ambitions russes dans son étranger proche.
Dans un premier temps, les échecs des tentatives de médiation et de mise en place d’un cessez-le-feu, ont provoqué de forts doutes quant aux capacités d’action de la Russie sur la région et ses acteurs. Allant jusqu’à déployer des navires en mer Caspienne dans le cadre de l’exercice Kavkaz 2020, les avertissements russes n’auront pas permis de calmer les ambitions turques et azéries. En effet, après des négociations menées par la partie russe et les belligérants, le non-respect du premier cessez-le-feu du 10 octobre a dévoilé la posture lancinante tenue par Moscou. Plus qu’une défaite au sens strict, cet échec diplomatique a confirmé la position attentiste de Moscou face à une situation dont nul au Kremlin n’avait anticipé l’évolution. En d’autres termes, alors que les menaces russes suffisaient auparavant à mettre un terme à des hostilités dans l’espace post-soviétique, Moscou a cette fois-ci dû procéder à plusieurs appels au calme avant d’intervenir directement.
En second lieu, le renforcement direct de l’influence turque dans la région représente une atteinte aux intérêts russes dans son « pré carré » caucasien. Hérité de la conquête de 1828 et de l’accord de Kars de 1921, la création d’un corridor de circulation entre l’enclave azérie du Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan a rebattu les cartes géopolitiques de la région avec la présence de nouveaux atouts russes et azéris. En effet, bien qu’encadré par les pays cadres de l’accord (Turquie et Russie), les modalités concernant le coridor de Latchin et l’ouverture d’un corridor vers le Nakhitchevan font craindre le réveil des velléités expansionnistes des mouvements pan-turcs sur le sud du pays, peuplé d’azéris. Atteinte directe aux intérêts russes et remise en cause à peine dissimulée de l’intégrité territoriale arménienne, l’ouverture d’un nouveau corridor apparaît comme une concession inhabituelle faite aux négociateurs azéris et à leurs partenaires de la Sublime Porte.
La démonstration de force des autorités russes depuis le cessez-le-feu relativise cette perte de vitesse
Contraint à intervenir suite à l’acte involontaire de soldats azéris, la mort de personnel militaire russe aura été le Rubicon franchi pour Moscou. Circonstances tragiques ou divine providence, cet acte bien « qu’involontaire » aura permis à la Russie d’engager ses hommes dans le conflit et d’intervenir dans sa pacification.
Profitant du soutien logistique de la base militaire de Guymri (base de la « sentinelle noire » héritée de l’époque tsariste), les autorités russes auront réussi à achever le déploiement de forces de maintien de la paix en l’espace de 10 jours. Démonstration capacitaire et diplomatique, il aura ainsi fallu plus de 200 rotations aériennes pour acheminer 2000 hommes et environ 500 véhicules militaires jusqu’au nouveau quartier général russe de Stepanakart. Profitant de ces nouvelles prérogatives, l’annonce du renforcement de son effectif de surveillance de frontières à proximité de la Turquie et de l’Iran aura également permis à la Russie de disposer de solides outils pour empêcher toute interférence turque dans sa relation privilégiée avec l’Iran dont le nord du pays est majoritairement peuplé d’azéris. Malgré ces revers diplomatiques, la Russie a ainsi su relativiser sa perte d’influence immédiatement après la mise en place du cessez-le-feu.
En termes politiques, bien que l’accord de cessez-le-feu ait été signé au détriment de la partie arménienne, la forte mobilisation populaire contre le Premier ministre n’a pas encore eu de conséquences malgré les démissions de ministres importants (le ministre des Affaires étrangères Zohrab Mnatsakanian et le ministre de la Défense, David Tonoyan). Ancien journaliste porté au pouvoir par une révolution populaire et Premier ministre ayant mis à mal les intérêts russes dans le pays (nationalisation de la société de chemin de fer à capitaux russes, interdiction de médias russophones à partir du 1er janvier), la place de Nikol Pachinian était depuis plusieurs mois déjà contestée par Moscou et ses partisans tels que les Dachnaks arméniens. Désormais menacé par une contestation interne dont le président Armen Sarkissian s’est fait écho en appelant à une démission du gouvernement, le statu quo politique est souhaité par Moscou qui considère toute tentative de remise en cause de l’accord militaire et politique « inacceptable ».
Enfin, le soutien de Moscou à Erevan et Pachinian s’est fait plus concret lors du déplacement du 21 Novembre. En effet, avec la visite à Erevan de Sergueï Lavrov (MAE russe), Sergueï Choïgou (Ministre de la Défense russe), Alexander Novak (vice-premier ministre en charge de l’énergie), Alexei Murashko (Ministre de l’intégration eurasienne) et d’autres personnalités économiques, tel que le président de la société RJD de chemin de fer (Oleg Belozioriv), le rapprochement entre Moscou et Erevan semblait acté. Pourtant élu sur une rhétorique anti-russe, Nikol Pachinian a remercié ses interlocuteurs pour leur soutien durant la crise, et le renfort de la tutelle de Moscou. Ainsi, en parallèle du déploiement de la force de maintien de la paix, cette délégation infirme la perte d’influence russe et souligne le fait qu’au delà d’erreurs conjoncturelles, la crise du Haut-Karabakh aura permis à Moscou de remettre l’Arménie sous tutelle – aux dépens de l’Union européenne. Par une rhétorique fraternaliste de Lavrov (« peuple frère ») à laquelle répondait N. Pachinian par une demande « d’aide technique, militaire et sécuritaire », le soutien russe sur l’Arménie s’intensifie donc dans des domaines de coopération auparavant exclus par le pouvoir arménien comme l’ont montré le déplacement du vice-Ministre en charge de l’intégration eurasiatique et le président de RJD pourtant au cœur de tensions, quelques mois auparavant.
Enfin, c’est sur la question européenne et le rapprochement mené par les leaders du parti au pouvoir, Parti Civil, que la Russie semble avoir le plus capitalisé. Les crises majeures que traversent les autorités russes dans leur voisinage (Biélorussie, A. Navalny, Moldavie et désormais Arménie) confirmaient une remise en question profonde du pouvoir russe dans son étranger proche grâce à l’attractivité de l’Union Européenne et de ses valeurs. Alors que la contestation politique semble s’être pacifié grâce à un vote populaire étendant les mandats de Russie Unie et que le pouvoir de Loukachenko ne semble plus menacé à court terme, la reprise en main de la Russie dans le conflit mêlant Arménie et Azerbaïdjan fait aboutir les desseins russes d’un éloignement entre l’Arménie et l’Union. En ce sens, le développement d’un condominium russo-turc illustré par les forces de maintien de la paix permet de contester l’UE et son influence dans l’ensemble des pays de sa politique de voisinage et plus particulièrement au Caucase. Bien que les conséquences sur un rapprochement Arménie / UE ne puissent pas encore être tirées, les échecs de conciliation du groupe de Minsk ont joué en faveur du pouvoir russe et de ses capacités de projection. Perte d’influence politique d’une part, éloignement du projet européen d’autre part, la crise du Haut-Karabagh s’est ainsi révélée le meilleur obstacle au rapprochement économique, politique et social dont l’Arménie avait pu bénéficier depuis 1996.
Malgré les apparences et la percée turque dans le Caucase, la crise du Haut-Karabakh aura permis aux autorités russes de renforcer leurs moyens d’actions et d’influence dans la région. Bien que la situation de la région sécessionniste ne soit pas réglée pour autant et que le corridor du Nakhitchevan puisse laisser supposer une extension du conflit sur le territoire arménien, la reprise en main des outils politiques, militaires et stratégiques par la Russie ouvre une nouvelle ère dans le futur de l’Arménie et de ses voisins. Si un statu quo semble être le scénario le plus probable, la Russie a désormais récupéré son rôle d’acteur principal malgré une percée turque indéniable. Contestée sur la scène internationale, la crise du Haut-Karabagh aura ainsi permis au Kremlin, resserré son étau sur ses anciennes républiques soviétiques et éloigné ces pays d’un destin européen avec une aide turque qui semble plus que bienvenue.