27 septembre 2020, les sirènes anti-aériennes retentissent à nouveau dans la région du Haut-Karabakh, alors que de violents affrontements éclatent entre les forces armées arméniennes et azéries. Il s’agit de l’escalade de tensions la plus violente depuis le cessez-le-feu de 1994. Ce territoire, au cœur des tensions entre Bakou et Erevan depuis près de 30 ans, appartient selon le droit international à l’Azerbaïdjan. En pratique, c’est un territoire indépendant, majoritairement peuplé d’arméniens, où l’Arménie stationne des troupes. Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et intégrité territoriale s’opposent donc encore une fois dans un conflit à la portée bien plus étendue. Tout semblait réuni pour que le conflit refasse surface  : des tensions non-résolues, un contexte favorable et de grandissants appétits d’acteurs régionaux, à commencer par l’Azerbaïdjan lui-même. 

En 2019, le cours du pétrole s’est maintenu, profitant à l’Azerbaïdjan qui dispose d’importantes réserves autour de la mer Caspienne. Après la chute de l’URSS, l’économie azérie s’est en effet principalement construite sur l’industrie pétrolière qui représente 38 % de son PIB et plus de 90 % de ses exportations. Fort de ces richesses, l’Azerbaïdjan a massivement modernisé son armée en s’approvisionnant principalement auprès de la Russie, d’Israël et de la Turquie. Alors que le monde est aux prises avec un virus en pleine résurgence, il peut sembler opportun pour un pays de plus en plus puissant de tenter de reconquérir un territoire qui persiste à lui échapper. Mais pour le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Yves le Drian, « la nouveauté c’est qu’il y a une implication militaire de la Turquie qui risque d’alimenter l’internationalisation du conflit ».

Une région au cœur des zones d’influence turque et russe

Ankara soutient en effet, avec «  tous ses moyens  », le «  frère  » Azéri, a indiqué le ministre turc de la défense Hulusi Akar. La Turquie a d’ailleurs, dès juillet, participé à des exercices militaires avec Bakou, peut-être en signe prémonitoire de la guerre actuelle. Un soutien turc de longue date qui s’explique par les liens culturels très forts entre les deux pays, notamment la langue, à tel point que l’ancien Président azéri Heydar Aliyev parlait de «  deux États, une Nation  ». Rappelons également que l’Arménie et la Turquie entretiennent des relations glaciales depuis le génocide arménien de 1915, qu’Ankara refuse toujours de reconnaître. Au-delà de ces considérations civilisationnelles, l’Azerbaïdjan est un important fournisseur d’hydrocarbures de la Turquie, qui en importe 23 % de son gaz.

Plus largement, le conflit du Haut-Karabakh s’inscrit dans la nouvelle stratégie d’influence régionale turque. Après des décennies d’occidentalisation, la Turquie d’Erdogan opère de fait un spectaculaire revirement politique. Les autorités turques ont conscience que l’entrée dans l’Union européenne relève désormais de l’utopie et jouent alors la carte d’une politique centrée sur la Turquie elle-même. Une stratégie qui se traduit par des interventions militaires dans les anciennes provinces ottomanes (Libye, Syrie et maintenant Caucase), une sécurisation des approvisionnements énergétiques et une confrontation croissante avec ses partenaires de l’OTAN, et notamment la France. Le Président Erdogan se pose aussi régulièrement en défenseur et leader du monde musulman sunnite, en témoigne la récente transformation de Sainte-Sophie en Mosquée ou sa réaction à la suite du discours sur le séparatisme islamiste d’Emmanuel Macron. «  Qui es-tu pour parler de structurer l’Islam ?  » l’a-t-il invectivé. Non seulement plaît-il à sa base électorale conservatrice, mais aussi il fédère autour de lui les musulmans de la région – en Syrie, au Qatar ou en Égypte notamment. Au Haut-Karabakh, l’argument religieux n’a toutefois que peu de substance, l’Azerbaïdjan étant un État séculaire à majorité chiite. Erdogan joue donc sur une proximité culturelle dans une région qui demeure le pré-carré de la Russie. 

Vladimir Poutine s’est toutefois montré particulièrement attentiste depuis la reprise des hostilités. Moscou s’est pour le moment contenté d’appeler à un cessez-le-feu immédiat et tente de jouer les médiateurs, sans pour autant taper du poing sur la table. Comparée à son habituelle fermeté dans ce qui touche à sa sphère d’influence (Syrie, Ukraine…), la position russe peut surprendre. Certes Moscou entretient des liens commerciaux et politiques étroits avec les deux ex-républiques soviétiques, et n’a pas forcément intérêt à prendre position trop clairement pour un camp. Mais elle laisse actuellement la Turquie s’implanter dans une région clé de sa sphère d’influence. Malgré la base militaire dont il dispose en Arménie et le traité d’alliance qui unit les deux pays, Vladimir Poutine a déclaré le 7 octobre ne pas intervenir car «  les combats ne se déroulent pas sur le territoire arménien  ». Un feu vert pour Bakou  ?

Une autre grille de lecture s’impose pour tenter de comprendre la position russe. Arrivé au pouvoir en 2018 à la suite d’une révolution, le premier ministre arménien Nikol Pachinian a fondé sa politique sur la lutte contre la corruption, et sur une émancipation relative vis-à-vis de la Russie. Il a notamment renouvelé toute une classe dirigeante proche du Kremlin et ouvre le dialogue avec l’Union européenne. Par conséquent, l’atonie russe peut s’interpréter comme un geste destiné à signifier à Erevan qu’on ne se soustrait pas si facilement à son influence.

Les puissances occidentales aux abonnés absents

Le duo Turquie-Azerbaïdjan profite donc d’un contexte régional favorable et d’un laisser-faire russe, qui s’accompagnent aussi d’un effacement des puissances traditionnelles. Les États-Unis de Donald Trump se retirent petit à petit des affaires méditerranéennes et orientales et ce, d’autant plus qu’ils sont tournés vers les élections et peinent à contenir l’épidémie de COVID-19. Ce vide a finalement profité aux velléités expansionnistes turques qui n’ont finalement pas fait l’objet de véritables remontrances, à l’exception notable de la France.

Mais cette dernière se retrouve isolée sur la scène internationale et peine à faire entendre sa voix. À l’OTAN, Emmanuel Macron ne peut plus compter sur le soutien américain. Se tournant vers l’Union européenne, il ne parvient pas à dégager de fermeté concrète des États membres, qui se contentent d’agiter mollement le bâton des sanctions qui n’a d’autre effet que de cristalliser davantage les tensions.  Un manque de fermeté européen qui mine par la même occasion la crédibilité de Paris.

Pourtant sur le papier, l’Europe n’a aucun intérêt à voir la situation dégénérer au Haut-Karabakh. Une nouvelle guerre ouverte entraînerait de nouveaux flux migratoires délétères à l’Union européenne, déjà mise à mal par l’euroscepticisme et les mouvements anti-immigration. Cela dit, les Européens comptent peut-être sur une intervention russe en cas d’escalade majeure, mais laissent donc encore une fois à une puissance étrangère le rôle de défendre leurs portes.

Un autre théâtre d’affrontement entre Israël et l’Iran

La guerre du Haut-Karabakh est donc un conflit qui mobilise de grands acteurs régionaux, auxquels s’ajoutent désormais deux antagonistes supplémentaires  : Israël et l’Iran. Si on peut s’attendre à ce que l’Iran soutienne l’Azerbaïdjan chiite, il est en réalité plus proche de l’Arménie. La République Islamique s’inquiète d’abord de l’emprise grandissante de la Turquie et de la présence djihadistes syriens que cette dernière a envoyé sur le front du Haut Karabakh. Enfin, Téhéran craint qu’une affirmation de l’Azerbaïdjan éveille des velléités séparatistes au sein de sa population azérie, déjà agitée, qui s’élève à près de 15 millions d’individus. 

Israël, de son côté, se saisit de l’opportunité et soutient ainsi Bakou. Début octobre, Erevan a rappelé son ambassadeur à Tel-Aviv après des suspicions de ventes de drones kamikazes à l’Azerbaïdjan. Par ailleurs, l’Institut de recherche de Stockholm pour la paix indique qu’Israël a fourni 3,7 fois plus d’armes à Bakou que la Russie entre 2016 et 2019. Un soutien démenti par Tel-Aviv, qui «  regrette la décision arménienne  ».

Le conflit au Haut-Karabakh est au départ une tension entre deux peuples et deux petits États du Caucase. Face à l’érosion de la présence occidentale, il est aujourd’hui au centre des intérêts contradictoires de multiples puissances régionales, qui s’affrontent et se jaugent au prix de centaines de morts. Cette « internationalisation du conflit », que Jean-Yves le Drian craignait, est désormais réalité et complique le processus de paix, faisant craindre une nouvelle catastrophe humanitaire dans une région toujours plus meurtrie.