L’exception : mises à l’épreuve et régime d’incertitude en Républiques

L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 laissait présager de considérables oppositions, tant du fait de sa ligne politique annoncée qu’en raison du régime de «  présidence par défaut  » auquel le Front national réduit la majorité des électeurs depuis près de deux décennies. Rien ne permettait pourtant de prévoir qu’un tel candidat, après avoir fait campagne sur le thème du barrage à l’hégémonie d’extrême-droite et au tournant autoritaire que connaissent l’Inde de Narendra Modi, les États-Unis de Donald Trump ou encore la «  démocratie illibérale  » de Viktor Orbán, déchaînerait une vague de mouvements sociaux en menant l’une des politiques les plus verticales et illibérales, en matière de dialogue social et de respect des libertés publiques.

Cette séquence politique a en effet été inaugurée en 2017 par la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui transposait dans le droit commun les dispositifs de l’état d’urgence instauré par décret au lendemain des attentats du Bataclan. L’année suivante, deux lois relatives à la protection du secret des affaires et à la lutte contre la manipulation de l’information ont suscité de puissantes critiques, par crainte des menaces planant sur la liberté d’informer et des possibles effets liberticides d’une législation fondée sur la notion floue de «  fausses informations  »1. La loi du 10 avril 2019 a par la suite eu pour effet de démultiplier les mesures de police administrative et les dispositions pénales visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public, lors de manifestations d’ores et déjà émaillées d’yeux crevés et de membres arrachés. Récemment, la déclaration et la prolongation de l’état d’urgence sanitaire sans réel contrôle citoyen ou parlementaire, la lutte contre les «  séparatismes  » et le projet de loi «  sécurité globale  » ont ravivé les interrogations sur l’ordre juridique prôné par la majorité et sur la nature d’un régime érigeant l’exception et l’urgence en cadres normaux et permanents d’exercice du pouvoir. 

Vivons-nous une situation exceptionnelle  ? Sommes-nous entrés dans le règne de l’état d’exception perpétuel  ? Les spécialistes du droit constitutionnel et de la philosophie du droit ont rivalisé de commentaires et d’exégèses pour démontrer les limites des tentatives de cartographie conceptuelle de l’état d’exception. Mais les possibles inconsistances spéculatives des théories de l’exceptionnalité n’ôtent rien à la réalité de ces faits sociaux que sont le discours sur l’exceptionnalité et l’investissement politique de la question de l’exceptionnalité2. Aussi convient-il de prendre au sérieux les réflexions et critiques contemporaines formulées, en France comme à l’étranger, sur l’état contemporain de la démocratie française, lesquelles embrassent une gamme d’objets allant du régime d’exception à l’illibéralisme en passant par la question de l’état d’urgence.

Récemment, la déclaration et la prolongation de l’état d’urgence sanitaire sans réel contrôle citoyen ou parlementaire, la lutte contre les «  séparatismes  » et le projet de loi «  sécurité globale  » ont ravivé les interrogations sur l’ordre juridique prôné par la majorité et sur la nature d’un régime érigeant l’exception et l’urgence en cadres normaux et permanents d’exercice du pouvoir.

Guillaume Lancereau

À l’aune de l’expérience politique des républiques passées, force est de constater que «  l’état d’exception n’a rien d’exceptionnel  »3. Notre propre régime tire son origine de l’état d’urgence déclaré en mai 1958 après le putsch d’Alger. Comme l’a démontré Grey Anderson, le régime gaulliste s’est immédiatement efforcé de normaliser sa propre usurpation, de poser son chef en conciliateur providentiellement appelé au pouvoir par la force des nécessités, au prix d’un effacement délibéré de son propre travail de sape de la Quatrième République4. L’enseignement scolaire et le discours politique ont mené leur œuvre de refoulement, et la mémoire sociale leur a emboîté le pas. Un voile pudique a ainsi recouvert le terreau d’illégalité des prodromes de notre République et fait oublier, comme l’écrivait son adversaire François Mitterrand, qu’«  entre de Gaulle et les républicains il y a d’abord, il y aura toujours le coup d’État  »5. Depuis lors, la Cinquième République n’a cessé de vivre dans le fétichisme gêné et la fascination pulsionnelle de l’exceptionnalité politique.

Cet exemple suffit à démontrer la nécessité d’adjoindre aux critiques conjoncturelles et aux analyses théoriques relatives au virage autoritaire français une réflexion ancrée dans le temps-long de l’histoire politique. De fait, au-delà des références constantes à la loi sur la presse de 1881, aux droits de l’Homme de 1789 ou à la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, le débat public reste dominé par des logiques présentistes. Une variante de ce postulat anhistorique s’incarne dans des représentations fantasmées de l’âge d’or sans date où une République imaginaire aurait été préservée des passions exclusivistes et illibérales de notre âge de fer, donné pour une ère de décadence et de dévoiement de la pureté républicaine. Une critique conséquente du contemporain ne saurait pourtant faire l’économie d’une plongée rétrospective et introspective dans l’inconscient coupable des expériences républicaines françaises car, au-delà de la diversité des cinq républiques qu’a connues le pays, il existe une véritable continuité dans l’usage politique des catégories d’urgence et de nécessité et le recours aux mesures d’exception à l’encontre des ennemis désignés de l’État. Depuis ce point de vue, l’état d’exception n’a effectivement «  rien d’exceptionnel  », tant les notions d’exception, d’urgence et de nécessité ont imprégné et façonné les Républiques passées.

Un voile pudique a recouvert le terreau d’illégalité des prodromes de notre République et fait oublier, comme l’écrivait son adversaire François Mitterrand, qu’«  entre de Gaulle et les républicains il y a d’abord, il y aura toujours le coup d’État  ». Depuis lors, la Cinquième République n’a cessé de vivre dans le fétichisme gêné et la fascination pulsionnelle de l’exceptionnalité politique.

Guillaume Lancereau

Fonder et garantir 

Les Français ont aujourd’hui naturalisé l’idée républicaine. La relégation des alternatives monarchique ou impériale au rang de fantaisie marginale a fait oublier que la république avait été un combat avant d’être une réalité. Aux XVIIIème et XIXème siècles, la république n’a pas été octroyée par un pouvoir supérieur, instituée par une armée étrangère ou plébiscitée à la suite d’un coup d’État, mais arrachée de haute lutte. Dépourvu de légitimité millénaire ou de justification divine, ce régime constituait, selon Pierre Serna, une anomalie permanente fondée sur la seule «  volonté de tous les contractants, agissant en permanence dans le sens commun d’une construction ensemble de la communauté citoyenne  »6. Ce substrat originel d’incertitude et de précarité se trouve à l’origine des dispositifs d’exception par lesquels les gouvernements républicains s’efforcèrent successivement de légitimer et maintenir la forme du régime.

De 1792 à 1870, la naissance des républiques a systématiquement procédé d’un acte exorbitant du droit. Le 22 septembre 1792, la Première République, qui n’a pas été à proprement parler «  proclamée  »7, surgit des cendres de la monarchie abolie la veille. Mais cet acte de droit de la Convention nationale ne faisait que sanctionner un acte de force de l’insurrection populaire  : celui de la journée du 10 août qui vit les insurgés des sections parisiennes envahir les Tuileries et mettre fin en pratique à la monarchie constitutionnelle. Les intellectuels républicains du siècle suivant ont beau avoir assuré que cet acte illégal ne visait qu’à rétablir la légalité8, l’argument ne retire rien au caractère profond de l’insurrection.

De surcroît, si la Convention nationale de 1792 a pu acter ce passage d’un régime à un autre, c’est qu’elle s’y croyait autorisée par une théorie de la dictature des corps constituants. Définie dès 1789 par Sieyès9, célèbre pour sa brochure Qu’est-ce que le Tiers-État  ?, cette théorie a été exprimée en toute netteté par Bertrand Barère sous la Convention  : «  On parle sans cesse de dictature  ! Je n’en connais qu’une qui soit légitime, qui soit nécessaire, et que la nation ait voulue, c’est la Convention nationale  ; c’est par vous que la nation exerce la dictature sur elle-même  »10. Cette théorie permit par la suite à la Deuxième République, née des barricades de février 1848, de nimber d’une aura de légalité ses origines illégales  : bien que proclamée par Lamartine le 24 février, au sortir de l’insurrection, la nature républicaine du régime dut être formellement confirmée par une déclaration de l’Assemblée nationale constituante réunie le 4 mai.

De 1792 à 1870, la naissance des républiques a systématiquement procédé d’un acte exorbitant du droit.

Guillaume Lancereau

Il en fut de même pour la Troisième République (1870-1940). Le 4 septembre 1870, après l’annonce à Paris de la défaite de Napoléon III à Sedan, le peuple envahit le Palais Bourbon où se tenaient les débats du Corps législatif. Ce n’est cependant pas ici que Gambetta proclama la République, mais à l’Hôtel de Ville (comme Lamartine avant lui), où il avait entraîné la foule. C’est là qu’il s’efforça de justifier un état de fait acquis dans la plus grande illégalité, en s’appuyant sur la triple légitimité de la volonté populaire, du salut public, et du droit  : «  Le peuple a devancé la Chambre qui hésitait  ; pour sauver la patrie en danger, il a demandé la République. Il a mis ses représentants, non au pouvoir, mais au péril. La République a vaincu l’invasion en 1792, la République est proclamée. La révolution est faite au nom du droit, du salut public  ». Ces arguties ne constituaient toutefois qu’un maigre vernis, et l’illégalisme originel de la Troisième République demeura une tache durable dans ses annales11. Ses partisans veillèrent donc au cours des décennies suivantes à la création de cohortes de constitutionnalistes, chargés de cautionner scientifiquement le caractère naturel et inévitable du régime républicain12. On constate d’ailleurs que, si les historiens républicains s’appliquèrent à produire un récit euphémisé du 4 septembre 1870, leurs homologues monarchistes rappelèrent continûment cet épisode de violence et d’illégalisme originels pour délégitimer la forme républicaine du régime – ainsi de Jacques Bainville qui proclamait  : «  Sans les républicains d’action qui avaient forcé les portes du Palais-Bourbon, crié et menacé tumultueusement sur la place de l’Hôtel de Ville, le Corps législatif de l’Empire restait mandataire de la France  »13

Pour protéger son existence, la République eut recours à plusieurs stratégies. Elle tâcha d’abord de proclamer son éternité, comme en 1792, lorsque Danton demanda une loi «  contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat  »14, ou en 1848 lorsque le préambule de la Constitution établit que la République serait en France la «  forme définitive de gouvernement  ». De même, une fois les républicains fermement installés au pouvoir en 1879 par la conquête du Sénat et de la présidence de la République, ils se sentirent suffisamment sûrs d’eux pour réviser en 1884 la loi constitutionnelle du 25 février 1875 en ajoutant dans son huitième article  : «  La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision  ». Il importe cependant de souligner que la République ne fit pas juridiquement montre d’un exclusivisme illibéral analogue à celui de la monarchie de Juillet qui fit voter en septembre 1835 une série de lois dont l’une punissait «  ceux qui auront fait publiquement acte d’adhésion à toute autre forme de gouvernement  » que celle du régime en place.

Une fois les républicains fermement installés au pouvoir en 1879 par la conquête du Sénat et de la présidence de la République, ils se sentirent suffisamment sûrs d’eux pour réviser en 1884 la loi constitutionnelle du 25 février 1875 en ajoutant dans son huitième article  : «  La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision  ».

Guillaume Lancereau

Au lieu d’interdire les doctrines ennemies, les républicains privilégièrent un expédient tout aussi efficace  : l’épuration. La mémoire sociale associe volontiers cette pratique aux monarchies ou aux empires, qui rivalisèrent effectivement de pulsions épuratoires. Mais cela ne saurait éclipser les précautions prises par les républicains pour écarter les cadres administratifs et politiques pouvant leur faire obstacle. En 1848, le gouvernement provisoire organisa en quelques jours le remplacement de la quasi-intégralité des préfets et sous-préfets15. Plus largement, les républicains au pouvoir s’interrogèrent sur la position qu’ils devaient adopter vis-à-vis des monarchistes. Le ministre de l’Intérieur Alexandre Ledru-Rollin se prononça pour une solution d’exclusion, en écho à Jules Grévy qui prônait l’«  attribution exclusive de toutes les fonctions politiques aux républicains éprouvés  »16. Les deux circulaires que Ledru-Rollin adressa aux commissaires de la République en vue du remplacement des anciens cadres politiques et administratifs constituent à ce point de vue une source éclairante  : 

«  Jusqu’ici vous n’avez eu à briser aucune résistance sérieuse, et vous avez pu demeurer calmes dans votre force  ; il ne faut cependant pas vous faire illusion sur l’état du pays. Les sentiments républicains y doivent être vivement excités, et pour cela il faut confier toutes les fonctions politiques à des hommes sûrs et sympathiques. Partout les préfets et sous-préfets doivent être changés  ; dans quelques localités on réclame leur maintien  ; c’est à vous de faire comprendre aux populations qu’on ne peut conserver ceux qui ont servi un pouvoir dont chaque acte était une corruption. […] 

À ce sujet, mettez-vous en garde contre les intrigues des hommes à double visage qui, après avoir servi la royauté, se disent les serviteurs du peuple. […] Que votre mot d’ordre soit partout  : des hommes nouveaux, et autant que possible sortant du peuple  »17.

Aussi les républicains de 1848 mirent-ils tout en œuvre pour écarter les adversaires du régime, ainsi que le regretta Pierre-Joseph Proudhon, théoricien du socialisme libertaire, qui écrivait dans sa correspondance  : «  leur erreur la plus grave est d’être exclusifs  ». 

Mais cela n’était encore rien par comparaison avec la «  loi d’exil  » que le Sénat et la Chambre des députés adoptèrent le 22 juin 1886. En complément de la loi du 14 août 1884 qui disposait que les membres des familles ayant régné sur la France étaient inéligibles à la présidence de la République, cette nouvelle décision établissait que «  le territoire de la République est et demeure interdit aux chefs des familles ayant régné en France et à leurs héritiers directs  ». L’article 3 de cette loi prévoyait leur emprisonnement entre deux et cinq ans en cas de présence sur le territoire métropolitain ou colonial, tandis que l’article 4 interdisait les fonctions publiques, les mandats électifs et l’entrée dans l’armée à tous les membres de leurs familles18. Le général Boulanger, alors ministre de la Guerre, profita de cette occasion pour rayer des cadres de l’armée les ducs d’Alençon, d’Aumale, de Chartres et de Nemours, ainsi que Roland Bonaparte et le prince Murat. De la sorte, la République se rendait immortelle en condamnant à l’exil les prétendants à la restauration impériale ou monarchique et en excluant tous les membres de leurs familles de la vie publique. 

La République assiégée, ou les fins justifient les moyens 

Le terrain originel d’exercice des politiques républicaines d’exception fut bien celui de la lutte pour la survie même du régime. Mais le registre de l’exception ne fut pas pour autant circonscrit à cet horizon, loin s’en faut. Les républiques surent recourir à des expédients exceptionnels chaque fois qu’elles se sentirent assiégées par des ennemis extérieurs, toujours suspectés de se liguer avec une cinquième colonne d’ennemis intérieurs. L’expérience de l’encerclement de la France révolutionnaire par les têtes couronnées de l’Europe coalisée, sur fond de lutte interne contre les périls fédéralistes, catholiques ou monarchistes, n’a sans doute pas été pour rien dans la production du complexe obsidional qui semble étreindre la République française à chaque ébauche de crise.

Le terrain originel d’exercice des politiques républicaines d’exception fut bien celui de la lutte pour la survie même du régime.

Guillaume Lancereau

De ce point de vue, les situations de guerre extérieure se sont naturellement révélées les plus propices au renforcement du pouvoir exécutif et à l’adoption de mesures d’exception. Maximilien Robespierre, dont on oublie souvent qu’il fut l’un des adversaires les plus déterminés des Brissotins et autres va-t-en-guerre des débuts de la Révolution, l’avait bien pressenti dans son discours du 18 décembre 1791 devant la société des Jacobins  : 

«  La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore. […] C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissance  ; c’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils et politiques, pour ne s’occuper que des événements extérieurs, qu’il détourne son attention de ses législateurs et de ses magistrats, pour attacher tout son intérêt et toutes ses espérances à ses généraux et à ses ministres, ou plutôt aux généraux et aux ministres du pouvoir exécutif. […] C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive, et l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux, fait, des soldats de la patrie, les soldats du monarque ou de ses généraux. Dans les temps de troubles et de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur pays, et font pencher la balance en faveur du parti qu’ils ont embrassé.  »19.

Les mises en garde de Robespierre à l’intention des révolutionnaires bellicistes reposaient donc autant sur des motifs militaires et humanitaristes («  Personne n’aime les missionnaires armés  », disait-il encore le 2 janvier 1792) que sur des considérations politiques relatives à la concentration exceptionnelle des pouvoirs entre les mains de l’exécutif en temps de guerre20

De fait, l’expérience de la Grande Guerre a plus tard démontré la facilité et la promptitude avec lesquelles la République savait céder au joug de l’exécutif. Certes, le Parlement continua d’exercer une forme d’enquête et de contrôle, notamment par le truchement de ses commissions21, alors même qu’aucune des dispositions des lois constitutionnelles de 1875 ne fournissaient de cadre précis à l’exercice du pouvoir en temps de guerre. Force est toutefois de constater qu’entre août et décembre 1914, le Parlement s’effaça de lui-même pour laisser l’exécutif seul maître de la politique nationale, pour ne revenir sur le devant de la scène qu’au mitan de l’année 1916. À la fin de cette même année, Aristide Briand alla jusqu’à déposer un projet de loi qui prévoyait l’extension de la compétence normative de l’exécutif  : au nom des circonstances exceptionnelles la chaîne de décision ne pouvait, selon le président du Conseil, s’embarrasser des discussions du Parlement. Aussi son texte proposait-il d’autoriser l’exécutif à prendre seul toutes les mesures «  commandées par les nécessités de la Défense nationale  », lui confiant ainsi un contrôle total sur l’agriculture, l’industrie, les transports, le ravitaillement, l’hygiène, la santé publique, le recrutement et la main-d’œuvre, la vente, la circulation et la consommation des denrées et autres produits22. Si ce projet fut finalement repoussé, devant le tollé parlementaire, d’autres conséquences néfastes de la guerre firent bel et bien sentir leurs effets, à commencer par le régime de censure qui bâillonna la France jusqu’en 191923

On voit donc, au prisme de ces pratiques stratifiées, l’intérêt politique que représente, pour le pouvoir exécutif, la proclamation de l’état de guerre. En l’absence même de conflit armé, Emmanuel Macron martela à six reprises, le 16 mars 2020, les mots «  Nous sommes en guerre  », tout en décrétant une «  mobilisation générale  » contre un «  ennemi  » invisible – ou du moins microscopique. Une semaine plus tard, le président de la République, chef des armées d’après l’article 15 de la Constitution, promulguait la loi du 23 mars 2020 établissant l’état d’urgence sanitaire et habilitant le gouvernement à gouverner par ordonnances. Une fois encore, la guerre semble justifier les entorses les plus exceptionnelles au fonctionnement normal des institutions, à cette différence près qu’il s’agit ici d’une guerre nominale, dont la déclaration est abandonnée au seul pouvoir performatif du président de la République.

En l’absence même de conflit armé, Emmanuel Macron martela à six reprises, le 16 mars 2020, les mots «  Nous sommes en guerre  », tout en décrétant une «  mobilisation générale  » contre un «  ennemi  » invisible – ou du moins microscopique.

Guillaume Lancereau

Les considérations précédentes mettent en lumière la centralité de la notion d’ennemi  : c’est du danger de l’affrontement agonistique que naît l’exception politique. Au-delà des ennemis extérieurs, la crainte des complots intérieurs en temps de guerre fut l’un des puissants leviers des politiques républicaines de restriction des droits et libertés24. La question se posa notamment pendant la Révolution française. Tandis que la République luttait dans les départements contre les «  factieux  », «  agioteurs  », «  conjurateurs  » et autres «  ennemis de la liberté  », on vit la Convention nationale décréter le 16 octobre 1793, sur un rapport de Saint-Just relatif aux Anglais, que «  les étrangers, nés sujets des gouvernements avec lesquels la République est en guerre, seront détenus jusqu’à la paix  »25.

Hors même des conflits ouverts, la République n’a eu de cesse, depuis lors, de désigner et réprimer en son sein des individus ou des groupes suspects de conspirer sa perte ou d’en perturber la stabilité. L’un des cas les plus flagrants réside à ce titre dans la loi du 31 mai 1850 qui priva de facto les «  classes dangereuses  » de la Deuxième République du droit de vote. Deux ans après l’établissement du suffrage universel masculin, la bourgeoisie parlementaire restait hantée par le souvenir des insurrections populaires du mois de juin 1848, qui s’étaient soldées par une terrible répression, le massacre et la déportation de milliers d’insurgés. Une importante campagne de presse agita dès lors le chiffon rouge du socialisme, dont le suffrage universel aurait instillé le poison dans la République, tandis que la bourse parisienne s’affolait de chaque victoire électorale des radicaux. Une commission de dix-sept membres issus du «  parti de l’Ordre  » planifia alors une réforme du suffrage. L’habile Adolphe Thiers prononça pour sa part un discours qualifiant les masses prolétaires de «  vile multitude  »  : conformément à ses prévisions, ces termes méprisants excitèrent l’opposition radicale de l’Assemblée, tant et si bien que les modérés, apeurés, se rangèrent à l’idée de la réforme électorale. Une semaine plus tard, la loi radiait environ trois millions d’électeurs sur neuf, soit les catégories populaires qui ne pouvaient attester d’un domicile fixe pendant trois ans ou insuffisamment fortunées pour être soumises à la contribution personnelle. L’historien Samuel Hayat était ainsi fondé à parler de «  la République et son double  » pour caractériser les procédures exclusives et discriminatoires que la République modérée, libérale et bourgeoise, déploya pour saper la République radicale, démocratique et sociale26

Selon une logique de lutte universelle contre sa gauche et sa droite, la Troisième République instaura à son tour des mesures liberticides et vexatoires visant des groupes socio-politiques qu’elle identifiait comme ses rivaux. La politique anti-congréganiste des années 1880 et 1901-1904 constitue un exemple paradigmatique27. Sous prétexte de lutter contre les progrès des cléricaux considérés comme une menace pour le régime28, les républicains au pouvoir décidèrent en 1880 de dissoudre la Compagnie de Jésus et les congrégations non autorisées. Prévoyant que nombre de magistrats refuseraient d’exécuter ces décrets, le gouvernement suspendit 600 d’entre eux pour trois ans. Autant de magistrats démissionnèrent spontanément pour ne pas contribuer à une politique qui leur apparaissait injuste et offensante. L’anti-congréganisme connut un nouvel essor avec les lois de 1901-1902 qui aboutirent à la fermeture de centaines de congrégations religieuses et d’écoles congréganistes, avant que la loi du 7 juillet 1904 interdît purement et simplement les fonctions d’enseignement aux congrégations, autorisées ou non, provoquant ainsi le départ à l’étranger de dizaines de milliers d’enseignants et d’élèves.

Selon une logique de lutte universelle contre sa gauche et sa droite, la Troisième République instaura à son tour des mesures liberticides et vexatoires visant des groupes socio-politiques qu’elle identifiait comme ses rivaux.

Guillaume Lancereau

La Troisième République innova également dans l’exclusivisme illibéral par ses «  lois scélérates  » de 1893-1894. Cette législation d’exception visait un ennemi ouvertement déclaré  : en l’espèce, le terrorisme anarchiste dont deux célèbres représentants furent Ravachol et Auguste Vaillant. Ce dernier lança le samedi 9 décembre 1893 une bombe dans la Chambre des députés, sans faire de victimes. Dès le lundi suivant, Jean Casimir-Périer soumit à la Chambre un projet de modification de la loi de 1881 sur la presse en introduisant le délit de provocation indirecte au crime, autrement dit d’apologie des actes criminels. Si certains députés mirent alors la République face à ses contradictions, en l’accusant de prendre des mesures arbitraires analogues à celles que les républicains avaient combattues sous les régimes précédents, la loi fut malgré tout adoptée. Six jours plus tard, une deuxième loi vint définir les associations de malfaiteurs, punissant non seulement la commission d’actes criminels, mais aussi le fait de se réunir à cette fin – sans compter que la loi incitait à la délation, puisque ce délit touchait toute personne qui serait au courant d’une telle organisation, aiderait ou logerait un de ses membres. La loi du 28 juillet 1894, prise un mois seulement après l’assassinat du président de la République Sadi Carnot à Lyon par un anarchiste italien, punissait enfin toute personne faisant par un moyen quelconque acte de propagande anarchique, par voie de presse, par le livre ou la brochure, mais aussi dans une correspondance privée ou dans une conversation. Ces trois lois interdisaient ainsi purement et simplement les idées et les mouvements anarchistes. 

Plusieurs juristes et intellectuels ont récemment attiré l’attention publique sur les ramifications contemporaines de ces «  lois scélérates  » et autres dispositifs d’exception qui définissent un véritable «  droit pénal de l’ennemi  »29, plaçant certains citoyens hors de la communauté politique. Cette question s’est ainsi posée dans le cas des Français partis combattre aux côtés de l’État islamique en Syrie, mais les réflexes qui la sous-tendent menacent de s’étendre à des catégories toujours plus larges, sous un gouvernement qui cherche notamment à accuser les universitaires de sympathies «  islamo-gauchistes  » faisant le lit du terrorisme. Le déploiement infini de la catégorie indéfinie de «  l’ennemi  » en République représente ainsi un ferment profond de transformation du régime et d’ouverture d’un catalogue d’exceptions arbitrairement alimenté par les peurs du moment.

Le déploiement infini de la catégorie indéfinie de «  l’ennemi  » en République représente un ferment profond de transformation du régime et d’ouverture d’un catalogue d’exceptions arbitrairement alimenté par les peurs du moment.

Guillaume Lancereau

«  Nécessité fait loi  »

Ces transformations récentes aux profondes racines historiques sont inséparables d’une pensée de l’urgence et de la nécessité. Dans le cas français, l’origine juridique des dispositifs d’exception réside dans la notion d’«  état de siège  », définie en 1791 dans une logique militaire, et bientôt élargie au contexte de paix. Comme l’écrit Giorgio Agamben  : 

«  L’histoire ultérieure de l’état de siège est celle de sa progressive émancipation par rapport à la situation de guerre à laquelle il était lié à l’origine, pour être ensuite utilisé comme mesure extraordinaire de police en cas de désordres et de séditions internes  ; ainsi, d’effectif ou militaire, devient-il fictif ou politique  »30

De fait, cet horizon obsidional fut l’argument au fondement du gouvernement révolutionnaire de la Révolution française. Dans l’historiographie de cette période, l’interprétation dominante, bien que contestée31, insiste sur l’importance des «  circonstances  » dans le surgissement du gouvernement révolutionnaire et de ses politiques violentes et exclusives32. La trame de fond était en effet celle d’une première «  guerre totale  », tant par ses pratiques militaires que par ses effets politiques et sociaux33. C’est dans ce contexte de péril national que Saint-Just intervint à la Convention, le 10 octobre 1793, pour proposer le décret dont l’article premier portait  : «  Le gouvernement provisoire de la France est révolutionnaire jusqu’à la paix  ». Saint-Just arguait des dangers imminents qui menaçaient la République dans son existence même et appelait à une action énergique et impitoyable contre les ennemis de la Révolution  : 

«  Il n’y a point de prospérité à espérer, tant que le dernier ennemi de la liberté respirera. Vous avez à punir non seulement les traîtres, mais les indifférents même  ; vous avez à punir quiconque est passif dans la République, et ne fait rien pour elle. Car depuis que le peuple français a manifesté sa volonté, tout ce qui lui est opposé est hors le souverain  : tout ce qui est hors le souverain est ennemi  »34.

Émancipée des configurations de conflit ouvert, cette notion d’«  état de siège fictif  » fournit une arme efficace aux régimes ultérieurs. C’est sous ce prétexte que la Troisième République connut, dans les années qui suivirent la Commune de Paris, une politique outrancièrement répressive qui autorisa jusqu’en 1876 les conseils de guerre à «  prononcer des condamnations pour faits insurrectionnels  » et à «  frapper indistinctement des journaux de toute nuance  »35, tant et si bien qu’entre 1873 et 1876 plus de 220 d’entre eux furent supprimés, suspendus, ou interdits de vente sur la voie publique.

Émancipée des configurations de conflit ouvert, cette notion d’«  état de siège fictif  » fournit une arme efficace aux régimes ultérieurs.

Guillaume Lancereau

L’ultime avatar de ce principe classique selon lequel «  nécessité fait loi  » réside enfin dans les usages politiques des pleins pouvoirs. La dictature romaine permettait déjà de confier des pouvoirs extraordinaires au détenteur d’une magistrature spécialement instituée pour répondre à une menace ponctuelle, limitée dans son objet et dans le temps, et hors du domaine de compétence des magistratures existantes. Sans même parler des pleins pouvoirs votés au maréchal Pétain dans les circonstances du mois de juillet 1940, les républicains se sont amplement inspirés de ce dispositif, tout en prenant garde de s’en distinguer verbalement36. Lors de l’insurrection populaire de juin 1848 qui suivit la fermeture des Ateliers nationaux, les pleins pouvoirs furent donnés au général Cavaignac pour réprimer les insurgés. Ils furent à nouveau accordés à Poincaré en 1924 afin de stabiliser le franc, de réaliser des économies budgétaires et d’amoindrir la dette publique – en revanche, le refus des pleins pouvoirs fut par deux fois la cause de la chute des gouvernements Léon Blum, en 1937 et 1938, sous l’action notamment des commissions des finances opposées à la politique du Front Populaire37. La Constitution de 1958 prévoit enfin dans son article 16 la possibilité de confier au président de la République les pleins pouvoirs utilisés par De Gaulle face au putsch des généraux à Alger. Cet article n’a pas disparu de la version actuelle de la constitution, en dépit des modifications de 2008 qui permettent à soixante parlementaires, au bout de trente jours, de demander au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la nécessité du maintien de ces pleins pouvoirs, et surtout des critiques juridiques de ce dispositif aux allures d’archaïsme38.

Épreuves d’État et incertitude 

Ces perspectives historiques sur le phénomène de l’exception politique n’ont pas vocation à en légitimer les incarnations contemporaines  : l’ancienneté d’un usage ou d’une institution ne préjuge donc en rien de sa légitimité. Au contraire, ce détour historique démontre la pérennité, voire la permanence de réflexes politiques toujours pensés sur le mode de l’exception, de l’unique, du temporaire.

Observons tout d’abord, en écho à l’analyse du «  paradigme de l’exception  » formulée par Bernard Manin39, que la notion même d’urgence légitimant le recours à des dispositifs exorbitants des normes juridiques constitutionnelles ne répond qu’imparfaitement à certaines des situations auxquelles elle prétend répliquer. Si cet usage n’est pas dépourvu de sens pour faire face à une pandémie mondiale dont on peut, au prix d’un optimisme raisonnable, prévoir une fin possible, il ne saurait s’appliquer à des phénomènes comme le terrorisme, dont on peut manifestement penser qu’ils sont amenés à s’inscrire dans la durée.

Plus fondamentalement encore, si le paradigme de l’exception se présente comme une stratégie de riposte face à une menace imminente et circonstancielle, il est clair que les dispositifs qui en résultent finissent par s’ancrer dans le temps et dans le droit. Ils fournissent d’abord un précédent susceptible d’être mobilisé à nouveau dans une configuration différente, comme le montre le cas des «  lois scélérates  » de 1893-1894, dont l’architecture juridique a permis au cours des dix dernières années le jugement de l’apologie du terrorisme en comparution immédiate, les perquisitions administratives et les interpellations préventives, ainsi que la création du délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations40

Les dispositifs d’exception connaissent d’ailleurs une certaine forme d’inertie. Le régime de censure que subirent les Français durant la Première Guerre mondiale ne prit pas fin avec l’arrêt des hostilités, puisque le Bureau de la Presse poursuivit son activité jusqu’en 1919, tandis qu’un décret du 2 mai 1920 plaça même les écrits rétrospectifs sur les événements de la Grande Guerre sous le régime de l’autorisation préalable (comme l’avaient pratiqué les monarchies et le Second Empire au XIXème siècle). Jusqu’à la publication des «  archives officielles  », selon les termes du rapport d’Alexandre Millerand, la publication des souvenirs, témoignages et autres récits personnels des officiers d’active ou de réserve se trouvait de fait soumise à l’approbation de l’autorité militaire et du ministre41. Une fois encore, la République ne tint aucun compte de l’opinion publique, qui exigeait que la lumière fût faite sur la conduite de la guerre, ainsi que s’en émut l’historien socialiste Albert Mathiez, écrivant  : «  Notre gouvernement a charge d’âmes. Il est plein d’une sollicitude touchante pour l’intelligence de ses administrés. Il craint que leur jugement ne s’égare. Détenteur de la vérité, il la garde jalousement  »42. À l’heure où la France subit une crise sanitaire d’ampleur mondiale, gérée localement dans les coulisses des cabinets ministériels et d’un conseil scientifique non-élu, cet exemple historique d’occultation délibérée de la gestion des affaires, y compris au-delà de la guerre, ne saurait manquer de nous interpeller.

À l’heure où la France subit une crise sanitaire d’ampleur mondiale, gérée localement dans les coulisses des cabinets ministériels et d’un conseil scientifique non-élu, cet exemple historique d’occultation délibérée de la gestion des affaires, y compris au-delà de la guerre, ne saurait manquer de nous interpeller.

Guillaume Lancereau

Plus largement, la pente générale de la vie politique est à la pérennisation et à l’aggravation des dispositifs répressifs, sans que l’alternance des majorités ne conduise à leur suppression ou leur adoucissement. De ce point de vue, l’hypothèse a été avancée que la réalité politique contemporaine ne devait pas tant être pensée comme un «  état d’exception  » transigeant de manière permanente avec les normes juridiques, qu’à la manière d’un «  certain despotisme administratif du quotidien  »43. Cet état de fait s’expliquerait ultimement par la multiplication des terrains d’intervention de l’exécutif à des fins de prévention des risques, de catégorisation et de relégation des «  suspects  », et d’administration de l’existence individuelle et collective. Ce pouvoir tutélaire n’est autre que celui théorisé, dans une perspective critique, par les penseurs du (néo-)libéralisme. C’est l’État démocratique tocquevillien, «  absolu, détaillé, régulier, prévoyant  », qui prétend s’insérer dans chaque recoin de l’existence des individus, celui qui «  pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins  », et opère moins par le tranchant du glaive que par une myriade d’obstacles et d’entorses aux libertés44. C’est encore le «  pacte de sécurité  » foucaldien, au nom duquel l’État organise la prolifération des mesures d’exception pour mieux écarter le risque et réduire l’incertitude, en ne se présentant jamais sous le visage de l’arbitraire mais sous celui de la «  sollicitude omniprésente  »45.

En deçà de la nature des réactions à une situation de péril, la question se pose enfin de savoir qui jouit du monopole de la qualification de l’urgence ou de la nécessité. Nous ne nous étonnons guère qu’une pandémie mondiale ou les attentats du 13 novembre «  fassent crise  ». Ici réside pourtant le point aveugle des réflexions strictement juridiques sur la question. Le juriste François Saint-Bonnet s’est appuyé sur l’exemple des ordonnances liberticides de 1830 par lesquelles le roi Charles X prétendit répondre au danger imminent que représentait à ses yeux l’opposition libérale, mais qui précipitèrent au contraire la révolution de 1830, cause de sa déchéance. L’auteur en conclut  : «  Finalement, droit de nécessité ou non, […] les ordonnances de juillet n’ont pas été ressenties comme évidemment nécessaires. […] Dans l’état d’exception, l’efficacité ne résulte ni d’un prétendu droit de nécessité, ni d’une véritable décision car, sans le soutien du sentiment d’évidente nécessité, elle provoque des effets inverses  »46. Il convient cependant de sortir du paradigme flou de l’affect, qui joue assurément un rôle, mais postule une unanimité, une universalité du sentiment de nécessité. La question est ailleurs, et réside dans le fait que le monopole étatique de la proclamation de l’urgence et de la définition de la nécessité masque leur caractère politique. La nécessité du recours à des dispositifs d’exception pour réprimer un mouvement social d’ampleur, pour lutter contre le terrorisme islamiste, ou pour contenir une épidémie, est une question qui relève de l’arène agonistique de la démocratie, et non de la naturalité supposée de l’évidence d’État. 

En deçà de la nature des réactions à une situation de péril, la question se pose de savoir qui jouit du monopole de la qualification de l’urgence ou de la nécessité. Nous ne nous étonnons guère qu’une pandémie mondiale ou les attentats du 13 novembre «  fassent crise  ». Ici réside pourtant le point aveugle des réflexions strictement juridiques sur la question.

Guillaume Lancereau

Ce recensement de faits exceptionnels ne constitue pas un catalogue d’exceptions. Il révèle une tentation profonde qui agite l’expérience républicaine et remet continûment en jeu la nature même du régime. Le paradigme de l’«  épreuve d’État  » révèle ici toute son utilité. Cette notion a notamment été appliquée à l’analyse des réactions de l’État ouest-allemand au terrorisme des années de plomb pratiqué par des groupes partisans de la «  guérilla urbaine  »47. Dans ce cadre conceptuel, il est possible de considérer que les institutions d’État subissent à travers le terrorisme des défis qui prétendent en dévoiler la véritable nature  : le terrorisme de la Fraction Armée Rouge visait à mettre en lumière le caractère totalitaire de l’État allemand  ; le terrorisme islamique cherche à provoquer une réaction discriminatoire de l’État français à l’encontre des musulmans pour favoriser leur ralliement à sa cause. En élargissant cette perspective, on peut reconsidérer toutes les situations de crise, des Gilets jaunes au coronavirus, comme des épreuves d’État. C’est d’ailleurs là le propre de l’événement  : il produit une «  rupture d’intelligibilité  » et ouvre un espace d’incertitude dans lequel les grilles de lecture ordinaires perdent de leur pertinence48. Chaque occurrence de ces épreuves produit ainsi un certain régime d’incertitude qui fracture l’accord sur la fonction de l’État et met en suspens sa définition même, toujours susceptible de demeurer dans le cadre des normes constitutionnelles ou de s’en écarter. La nature de l’État n’est, ultimement, rien d’autre que le résultat de cette redéfinition perpétuelle au prisme des épreuves qu’il traverse tout en conservant à chaque itération la mémoire des coups précédents. La vie de l’État se présente ainsi sous la forme d’une perpétuelle série de carrefours, où chaque nouvelle direction choisie fait corps avec les embranchements précédents et engage les options à venir. Loin de laisser intact le cœur du monolithe d’État, chacun de ces coups de burin frappés à sa surface contient l’hypothèse d’une mutation et l’hypothèque d’un futur. À ce titre, le projet de loi «  sécurité globale  », qui viendrait s’ajouter à une longue série de dispositifs d’exception et soulève les craintes de l’ensemble de la profession journalistique, du Défenseur des Droits, du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU et de la Commission européenne, représente un tournant capital, qui replace au cœur du débat démocratique le problème de la définition et de la gestion de l’urgence et, en dernière analyse, la question de la nature souhaitable de l’État républicain.

Sources
  1. Ces dispositions font écho aux déclarations ultérieures d’Emmanuel Macron, qui évoquait en 2019 la possibilité de «  financer des structures qui assurent la neutralité  » de la presse (ce qui donna bientôt naissance à un «  Conseil de déontologie journalistique  »), mais aussi à la controversée «  loi Avia  » contre les contenus haineux en ligne, largement censurée par le Conseil constitutionnel, ou encore au projet «  Désintox Coronavirus  » par lequel le gouvernement prétendait dresser une liste de médias porteurs d’une vérité certifiée.
  2. Marie Goupy, «  L’état d’exception, une catégorie d’analyse utile  ? Une réflexion sur le succès de la notion d’état d’exception à l’ombre de la pensée de Michel Foucault  », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 79, n°2, 2017, p. 97-111.
  3. Michel Troper, «  L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel  », Le droit et la nécessité, Paris, Presses universitaires de France, p. 99-109. L’auteur employait cette formule provocatrice pour contrer les théories philosophiques de «  l’état d’exception  », en arguant que le surgissement de mesures d’exception, loin de suspendre ou abolir le droit, en démontrait plutôt la résilience, dans la mesure où ces politiques s’opéraient et se justifiaient toujours dans le cadre d’un régime juridique, certes extra-ordinaire mais néanmoins réel et défini.
  4. Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, Paris, La Fabrique, 2018.
  5. François Mitterrand, Le coup d’État permanent, Paris, Union générale d’éditions, 1993 [1964], p. 85.
  6. Pierre Serna, «  La République, une “anomalie”… à construire  », conférence à la Maison Franco-Japonaise, 28 septembre 2009, en ligne.
  7. En abolissant la monarchie le 21 septembre, la Révolution ne s’était pas prononcée sur la nature du régime de substitution. Pendant vingt-quatre heures, la France vécut donc formellement sans régime défini. Ce n’est que le lendemain que la Convention nationale décréta simplement que l’on daterait dorénavant les actes de l’an premier de la République française  : cf. Alphonse Aulard, «  La proclamation de la République en 1792  », La Révolution française, vol. XXII, n°2, 1892, p. 97-119.
  8. Alphonse Aulard, «  La théorie de la violence et la Révolution française  », La Révolution française, vol. LXXVI, n°2, 1923, p. 108.
  9. Albert Mathiez, «  La Révolution française et la théorie de la dictature  », Revue historique, vol. CLXI, mai-août 1929, p. 304-315.
  10. Archives parlementaires, vol. LXI, 5 avril 1793, p. 343 (souligné par l’auteur).
  11. Aude Dontenwille-Gerbaud, «  Le gouvernement de la Défense nationale  : une exception politique encombrante pour l’histoire républicaine  », dans Michel Biard & Jean-Numa Ducange (dir.), L’exception politique en Révolution. Pensées et pratiques (1789-1917), Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2019, p. 83-93.
  12. Guillaume Sacriste, La République des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), Paris, Presses de Sciences Po, 2011.
  13. Cité dans Olivier Le Trocquer, «  Mémoire et interprétation du 4 septembre 1870  : le sens de l’oubli  », Temporalités, n°5, 2006, en ligne.
  14. Archives parlementaires, vol. LII, 25 septembre 1792, p. 131. Cette proposition constituait à la fois une réponse tactique aux accusations portées contre Robespierre, Marat et lui-même, et une manière de prévenir de possibles remises en cause de la nature du régime institué trois jours plus tôt.
  15. Vida Azimi, «  De la suppression des préfets. Chronique d’une mort ajournée  », dans Marc Olivier Baruch & Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’État. Une histoire politique de l’administration française (1875-1945), Paris, La Découverte, 2000, p. 246.
  16. Georges Weill, Histoire du parti républicain en France de 1814 à 1870, Paris, Félix Alcan, 1900, p. 290-291.
  17. Alexandre Ledru-Rollin, «  Circulaire aux Commissaires du Gouvernement, 12 mars 1848  », Bulletin officiel du Ministère de l’Intérieur, 1848, p. 86-88.
  18.  Journal officiel de la République française. Lois et décrets, mercredi 23 juin 1886, p. 2805.
  19. Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, Presses universitaires de France, tome VIII, 1954, p. 48-49.
  20. À ce propos, voir également Georges Michon, «  Robespierre et la guerre  », Annales révolutionnaires, vol. XII, n°4, 1920, p. 265-311 et, du même, Robespierre et la guerre révolutionnaire, Paris, Marcel Rivière, 1937.
  21. Fabienne Bock, Un parlementarisme de guerre, 1914-1919, Paris, Belin, 2002.
  22. Sur cette affaire  : Elina Lemaire, «  Le désaccord du parlement et du gouvernement sur “la Constitution du pouvoir politique en temps de guerre”  : l’échec du projet Briand sur les décrets-lois (décembre 1916-janvier 1917)  », Jus Politicum, nº 15, 2016, en ligne.
  23. Olivier Forcade, La censure en France pendant la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2016.
  24. Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés  ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976.
  25. Sur cette question, plus largement  : Sophie Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997.
  26. Samuel Hayat, 1848  : Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation, Paris, Seuil, 2014.
  27. Patrick Cabanel, «  La République contre les catholiques  ?  », dans Marc Olivier Baruch & Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’État, op. cit., p. 167-180.
  28. Du moins jusqu’au «  Ralliement  » de 1892 rendu possible par l’encyclique Inter Sollicitudines du pape Léon XIII.
  29. Pour emprunter l’expression de Günther Jakobs forgée dans le contexte de la lutte antiterroriste dans l’Allemagne des années 1970-1980.
  30. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer (II, 1), Paris, Seuil, 2003, p. 15.
  31. François Furet & Denis Richet, La Révolution, Paris, Hachette, 1965 ou encore Patrick Gueniffey, La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire, 1789-1794, Paris, Fayard, 2000.
  32. Sur ces enjeux, voir notamment Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité, 1791-1958, Paris, Grasset, 2008 et Guillaume Calafat, «  Droit pénal et états d’exception. Entretien avec Anne Simonin  », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°20, 2011, p. 177-197.
  33. Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Éditions du Félin, 2004  ; David A. Bell, La première guerre totale. L’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne, Seyssel, Champ Vallon, 2010. À ce propos, voir également David Bell, Annie Crépin, Hervé Drévillon, Olivier Forcade & Bernard Gainot, «  Autour de la guerre totale  », Annales historiques de la Révolution française, n°366, 2011, p. 153-170.
  34. Saint-Just, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2004, p. 629. Il n’est pas sans intérêt de constater que la Montagne n’eut pas le monopole de cette théorie des nécessités, puisqu’un libéral de la trempe de Condorcet n’affirmait pas autre chose le 6 juillet 1792, trois mois donc après la déclaration de guerre  : «  Une loi irrévocable qui empêcherait d’agir lorsque l’action est évidemment nécessaire, et qui ne laisserait à la volonté nationale aucun moyen de se manifester quand le salut public exige qu’elle se prononce  ; une telle loi serait une absurdité et une véritable tyrannie  », Archives parlementaires, vol. XLVI, 6 juillet 1792, p. 172.
  35. Théodore Reinach, De l’état de siège. Étude historique et juridique, Paris, F. Pichon, 1885, p. 119.
  36. Hélène Parent, «  La dictature romaine dans les discours des orateurs de la Révolution française  : représentation imaginaire ou projet politique (1792-1794)  ?  », dans Michel Biard & Jean-Numa Ducange (dir.), L’exception politique en Révolution. Pensées et pratiques (1789-1917), op. cit., p. 25-39.
  37. Bernard Minot, «  La chute du premier gouvernement Blum et l’action des commissions des finances, 1936-1937  », Revue d’économie politique, vol. 92, n°1, 1982, p. 35-51.
  38. Sébastien Platon, «  Vider l’article 16 de son venin  : les pleins pouvoirs sont-ils solubles dans l’état de droit contemporain  ?  », Revue française de droit constitutionnel, n°5, 2008, p. 97-116.
  39. Bernard Manin, “The Emergency Paradigm and the New Terrorism,” dans Sandrine Baume & Biancamaria Fontana (dir.), Les usages de la séparation des Pouvoirs, Paris, Michel Houdiard, 2008, p. 135-171
  40. Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, Paris, La Fabrique éditions, 2019.
  41. Journal officiel de la République française. Lois et décrets, 7 mai 1920, p. 6833.
  42. Albert Mathiez, «  Les officiers et la liberté d’écrire  », Annales révolutionnaires, vol. XII, n°5, 1920, p. 442.
  43. Didier Bigo & Laurent Bonelli, «  Ni État de droit, ni État d’exception. L’état d’urgence comme dispositif spécifique  ?  », Cultures & Conflits, n°112, 2018, p. 10 (souligné par les auteurs).
  44. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Pagnerre, 1850 [1835], vol. II, p. 357.
  45. Michel Foucault, «  La sécurité et l’État  », Dits et écrits III, 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, p. 383-388.
  46. François Saint-Bonnet, «  Présentation de l’ouvrage L’État d’exception  », Revue juridique de l’Ouest, n°2, 2004, p. 242.
  47. Dominique Linhardt & Cédric Moreau de Bellaing, «  Légitime violence  ? Enquêtes sur la réalité de l’État démocratique  », Revue française de science politique, vol. 55, n°2, 2005, p. 269-298.
  48. Alban Bensa & Eric Fassin, «  Les sciences sociales face à l’événement  », Terrain, n°38, 2002, p. 5-20.