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Ce texte inédit est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
Pour l’Union européenne et sa politique étrangère, l’impact de la crise du COVID-19 dépendra étroitement des décisions que nous prendrons au cours des prochains mois.
Nous vivons une grave crise du multilatéralisme. Le G7 et le G20 sont quasiment absents ; le Conseil de sécurité des Nations unies est paralysé et de nombreuses structures sectorielles, comme l’Organisation mondiale du commerce ou l’Organisation mondiale de la santé, sont transformées en arènes où les pays se disputent.
Pour la première fois depuis le début du XXème siècle nous traversons une crise où les États-Unis n’ont pas joué jusqu’ici un rôle de leader. Tandis que la Chine s’affirme de plus en plus sur la scène mondiale. Et partout, on constate une montée en puissance des régimes autoritaires.
La crise actuelle donne lieu enfin à des divergences croissantes entre pays. Tous ne disposent pas en effet de la même capacité à faire face aux défis posés par la pandémie. Elle engendre un retour en arrière en termes de pauvreté et d’inégalités mondiales.
La combinaison de ces tendances rend la situation délicate pour l’Europe. L’élection de Joe Biden aux États-Unis ouvre certes des perspectives plus encourageantes pour le multilatéralisme et nos valeurs démocratiques à l’échelle mondiale, nous ne devons toutefois pas en attendre des miracles.
L’Europe est-elle trop divisée pour avoir une véritable politique étrangère ?
Pour que notre politique extérieure devienne plus efficace, j’insiste depuis le début de mon mandat sur l’idée que l’Union doit « apprendre à parler le langage du pouvoir ». On me répond souvent qu’elle est trop divisée pour atteindre cet objectif.
J’interviens dans la politique européenne depuis de longues années maintenant et je mesure bien sûr combien l’Europe des 27 diffère de celle des 12. Les divisions au sein de l’Europe se sont sans conteste accrues depuis son élargissement à l’Est. Celui-ci n’en est cependant pas la seule cause. La « fracture » qu’on constate par exemple sur la question des migrations n’est pas purement Ouest-Est et la « fracture » Nord-Sud entre débiteurs et créanciers touche principalement des pays qui étaient déjà membres de l’Union avant son élargissement.
En raison de notre diversité, nous, Européens, du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, n’avons souvent pas la même compréhension du monde. Permettez-moi de donner un exemple personnel pour l’illustrer. Mes amis polonais disent souvent qu’ils doivent leur liberté au pape Jean-Paul II et aux États-Unis de Ronald Reagan qui ont gagné la guerre froide. Et ils ont raison. Cependant, je considère aussi, comme beaucoup d’Espagnols, que c’est aux États-Unis et au pape que nous devons d’avoir subi 40 années de dictature franquiste. Franco n’a pu en effet rester au pouvoir pendant si longtemps que parce qu’il a eu, dès le début, le soutien de l’Église catholique et plus tard celui des États-Unis dans le contexte de la guerre froide.
Ces différences nous enrichissent si nous sommes capables de nous concentrer sur ce qui nous rassemble. Elles n’en posent pas moins des difficultés sérieuses en matière de politique étrangère. Nous l’avons constaté encore récemment à propos des sanctions suite aux élections présidentielles truquées au Belarus. Il nous a fallu près de deux mois pour les décider et notre crédibilité en a été affectée.
Ce n’est certes pas la première fois que nous connaissons de telles divisions. De l’éclatement de la Yougoslavie au processus de paix au Moyen-Orient, en passant par la guerre contre l’Irak en 2003, l’indépendance du Kosovo ou encore le dossier Libyen et les actions de la Turquie en Méditerranée, elles ont souvent paralysé le processus décisionnel de l’UE, ou vidé ses réactions de leur substance.
Quels modes de décision pour la politique étrangère européenne ?
Que faire ? La principale réponse réside dans la création d’une culture stratégique commune : plus les Européens seront d’accord sur la façon dont ils voient le monde et ses problèmes, plus ils s’accorderont sur ce qu’il faut faire à leur sujet. C’est ce que nous voulons faire en construisant avec nos Etats membres un « Strategic Compass », une boussole stratégique pour l’Union. Mais il s’agit par nature d’une tâche de longue haleine. Et en attendant, nous devons être capables de prendre en temps réel des décisions sur des questions difficiles.
La politique étrangère et de sécurité reste de la compétence exclusive des États et les décisions dans ce domaine doivent être prises à l’unanimité, chaque pays disposant d’un droit de veto. Or nombre de ces décisions sont binaires : vous reconnaissez ou non un gouvernement, vous lancez ou non une opération de gestion de crise. Cela conduit souvent à des blocages.
Le contraste est flagrant avec les nombreux domaines, du marché unique au climat en passant par les migrations, où l’UE peut prendre des décisions à la majorité qualifiée (55 % des États membres et 65 % de la population). Alors que sur ces sujets d’importants intérêts nationaux s’opposent souvent autant qu’en politique étrangère.
Dans les domaines où l’UE peut décider à la majorité qualifiée, elle utilise pourtant très peu ce mode de décision. Pourquoi ? Parce que nous préférons toujours rechercher des compromis auxquels tout le monde peut adhérer. Mais pour arriver à ce résultat, tous les États doivent accepter d’investir dans l’unité. La menace du recours au vote à la majorité qualifiée les y incite.
Dès le début de mon mandat, j’avais fait valoir que si, en politique étrangère, nous voulons échapper à la paralysie, nous devrions envisager de prendre certaines décisions sans exiger la pleine unanimité des 27. Et en février dernier, lorsque le lancement de l’opération Irini pour contrôler l’embargo sur les armes à destination de la Libye était bloqué, j’ai soulevé la question de savoir s’il était raisonnable qu’un pays puisse empêcher les 26 autres d’avancer alors que de toute façon il ne participerait pas à l’opération.
Il ne s’agit pas bien entendu de soumettre toutes les décisions de politique étrangère à la majorité qualifiée. Mais on pourrait y avoir recours dans les domaines où nous avons été fréquemment bloqués dans le passé – parfois pour des raisons totalement étrangères à la question – comme sur les droits humains ou les sanctions. Dans son dernier discours sur l’état de l’Union, Ursula Von Der Leyen, Présidente de la Commission, avait repris cette proposition mais le Président du Conseil Européen, Charles Michel, avait exprimé un désaccord.
D’autres possibilités existent certes. Il est préférable parfois, et cela m’est déjà arrivé, de rendre publique une prise de position substantielle soutenue par 25 Etats membres plutôt que de devoir attendre avant de publier une déclaration à 27 réduite au plus petit dénominateur commun.
Comme le Traité le prévoit, on peut également recourir à l’ »abstention constructive » : un pays ne soutient pas une position sans pour autant empêcher l’Union d’aller de l’avant. C’est ainsi, par exemple, que la mission EULEX au Kosovo avait été lancée en 2008.
J’espère que dans les mois qui viennent nous pourrons débattre des moyens de faciliter la prise de décision en matière de politique étrangère, notamment dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Il est urgent en effet que l’UE accroisse sa capacité d’agir dans un monde dangereux.
Nous pouvons faire reculer l’euroscepticisme
Nous avons constaté également ces dernières années une montée de l’euroscepticisme dans de nombreux États membres. Il est souvent difficile pour « nous » – les universitaires, les responsables politiques etc. – de faire ce que les populistes font : simplifier pour s’adresser en priorité aux émotions. Il sera toujours plus facile de crier « L’Amérique d’abord » que d’appeler à un ordre international fondé sur des règles.
Le détail du travail de la Commission et notre dynamique institutionnelle complexe sont en effet difficiles à traduire en émotions. Nous, Européens, pouvons cependant être fiers du travail accompli. Nous avons construit un système qui combine une paix durable, la liberté politique et la cohésion sociale comme nulle part ailleurs dans le monde.
Il existe cependant aussi des raisons plus objectives à cette montée de l’euroscepticisme. Après les crises de 2001 et 2008, il nous a fallu beaucoup de temps avant de faire preuve de suffisamment de solidarité pour redresser la situation. À tel point que ces crises, qui trouvaient leur origine dans les dysfonctionnements de la finance américaine, ont finalement eu des conséquences plus durables en Europe qu’aux Etats-Unis.
L’Europe a également mis du temps avant de se décider à agir pour contrôler les abus liés au détachement des travailleurs ou pour limiter la concurrence fiscale excessive entre pays européens. L’Union est cependant décidée à lutter plus activement désormais tant sur le terrain social que fiscal contre ces atteintes à une véritable concurrence libre et non faussée.
Comme nous l’avons constaté dans la pandémie de COVID-19, nous n’avons pas été non plus en mesure pour l’instant de limiter une désindustrialisation qui nous laisse très dépendants dans de nombreux secteurs. Et nous n’avons pas su faire de l’Europe une puissance significative dans le domaine de l’économie numérique, essentielle pour l’avenir.
L’importance d’une politique industrielle plus active est cependant désormais reconnue, et nous avons déjà pris des dispositions substantielles pour mieux protéger nos entreprises et rééquilibrer nos relations commerciales avec nos partenaires extérieurs. Notre volonté de développer l’ »autonomie stratégique » de l’Europe comporte en effet une forte dimension économique.
La crise actuelle a enfin montré que nous avons tiré les leçons de nos difficultés passées : les États membres, la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Conseil européen ont cette fois-ci réagi rapidement et fortement. Nous avons rendu la zone euro plus résiliente même s’il nous reste encore à renforcer le rôle international de notre monnaie commune.
Grâce à nos systèmes sociaux, les plus développés au monde, il a été possible de couvrir l’ensemble de la population européenne sur le plan sanitaire tout en préservant mieux qu’ailleurs les revenus et les emplois des Européens.
La crise sanitaire et économique a touché cependant les pays de l’Union de manière très différenciée. Et nombre des pays les plus affectés figurent également parmi ceux les plus atteints lors de la crise de 2008, limitant ainsi leur capacité à répondre à la crise du COVID-19. Celle-ci risquait donc de creuser davantage les écarts au sein de l’UE.
C’est pourquoi il était essentiel de soutenir ces pays. C’est ce que la Commission a proposé avec l’initiative « Next Generation EU », approuvée par le Conseil européen en juillet dernier. Même si celle-ci reste encore à finaliser, elle brise des tabous importants en permettant à l’Union d’émettre une dette commune et de procéder à des transferts financiers significatifs vers les pays les plus touchés, non seulement sous forme de prêts mais aussi de subventions directes.
Si cette Europe très diverse reste encore difficile à rassembler notamment en matière de politique étrangère, les choses progressent donc. Dans un monde confronté à des défis comme le changement climatique et dominé par des puissances comme la Chine, l’Inde ou les États-Unis, les Européens sont, j’en suis persuadé, de plus en plus conscients qu’ils ne peuvent survivre que s’ils unissent leurs forces. Et la pandémie de COVID-19 a renforcé l’idée que nous avons besoin de davantage d’intégration européenne.
Pour toutes ces raisons, je suis plutôt optimiste quant à notre capacité à surmonter l’euroscepticisme. Ce renforcement de notre cohésion interne est indispensable à celui de notre action extérieure.
Un nouveau départ avec les États-Unis
Les résultats de l’élection présidentielle américaine sont une autre raison de faire preuve d’un optimisme prudent. Les relations entre l’Union et la nouvelle administration américaine seront évidemment essentielles pour l’avenir de la politique étrangère européenne. Après quatre années difficiles, il est temps de prendre un nouveau départ.
Cela ne signifie pas que nous serons toujours d’accord. Ce n’était pas le cas avant Donald Trump, et ce ne sera pas le cas sous Joe Biden. Il existe des raisons de fond – démographiques, économiques et politiques – pour lesquelles les trajectoires historiques des États-Unis et de l’Europe pourraient diverger. Mais nous avons avec les Etats Unis un partenariat durable, fondé sur des valeurs partagées et des décennies d’expérience de travail en commun. Et nous aurons à faire durant les quatre prochaines années à un président américain qui croit au partenariat avec des alliés démocratiques. L’Europe entend en tirer le meilleur parti : nous n’abordons pas la présidence Biden seulement avec des exigences, mais aussi avec des propositions.
Nous avons beaucoup de choses à réparer mais encore plus à construire ensemble. En tant que Haut Représentant j’ai présenté avec la Commission européenne en décembre 2020 un « nouvel agenda transatlantique pour un changement mondial » portant sur de nombreux domaines. Ici, je souhaite me concentrer sur trois axes concernant la politique étrangère et de sécurité.
Les États-Unis restent indispensables à la sécurité européenne. Dans le même temps, nous, Européens, devons-nous occuper davantage de notre propre sécurité. C’est pourquoi nous voulons renforcer notre défense en portant une plus grande part du « fardeau » et accroître les capacités d’engagement opérationnel de l’Europe en particulier dans notre voisinage.
Ce serait une perte de temps que de débattre en termes abstraits de la question de savoir si nous devons opter pour une approche privilégiant « l’autonomie européenne » ou « le partenariat transatlantique« . Ce sont les deux faces d’une même médaille : une Europe consciente de sa stratégie et plus autonome est un meilleur allié pour les États-Unis.
En matière de sécurité européenne, nous devrons travailler ensemble en particulier pour intégrer l’ensemble des Balkans occidentaux dans les structures euro-atlantiques, soutenir la souveraineté et les réformes en Ukraine, développer une approche solide et cohérente vis-à-vis de la Russie et empêcher la Turquie de continuer à « dériver ».
Je me suis par ailleurs beaucoup investi pour maintenir en vie l’accord sur le nucléaire iranien en tant que coordinateur. Nous devons maintenant trouver avec l’administration Biden un moyen pour que les États-Unis le rejoignent et pour que l’Iran s’y conforme à nouveau pleinement. Une fois que ce sera fait, nous devrons nous appuyer sur cet accord pour trouver les moyens de répondre à d’autres préoccupations en matière de sécurité régionale. Je suis convaincu que la seule solution à long terme à cette instabilité chronique est régionale.
Enfin et surtout, la montée en puissance de la Chine et la concurrence avec les États-Unis qui en découle, continueront de façonner le paysage mondial. Nous devrons discuter et relever avec les Etats Unis plusieurs des défis que cela implique : des asymétries persistantes en matière d’accès au marché aux questions légitimes sur la 5G, en passant par les tentatives de pousser à l’adoption de normes rivales dans les organisations multilatérales et d’affaiblir l’action collective en matière de droits humains.
La Chine, à la fois partenaire, concurrent et rival systémique
Le rééquilibrage de nos relations avec la Chine est fondamental pour notre avenir. Cela ne sera cependant possible que si les États de l’Union présentent un front uni et si nous utilisons pleinement les instruments communautaires, en particulier la puissance de notre marché unique. L’unité est vitale en effet dans nos relations avec Pékin, car aucun pays européen n’est capable de défendre seul ses intérêts et ses valeurs face à un pays de la taille de la Chine. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons obtenir que Pékin respecte enfin son engagement d’évoluer vers plus de réciprocité dans ses relations avec l’UE.
Sur le plan économique, nous sommes cependant trop interdépendants pour nous découpler de la Chine, comme le prêchait l’administration Trump. Certains analystes évoquent une nouvelle guerre froide, cette analogie est trompeuse car les États-Unis, l’Europe et l’Union soviétique n’ont jamais été aussi liés économiquement que nous ne le sommes aujourd’hui avec la Chine. Il faut bien sûr développer notre « autonomie stratégique » à l’égard de ce pays dans le domaine économique, notamment dans le numérique, mais si le coronavirus va changer la mondialisation, il ne l’arrêtera pas.
Une relation UE-Chine rééquilibrée reste essentielle aussi pour aborder et, à terme, résoudre les grands problèmes mondiaux. L’exemple le plus évident est celui de la lutte contre le changement climatique. Nous ne parviendrons à le limiter que si, parallèlement à nos propres efforts, les grands pollueurs que sont la Chine, les États-Unis et l’Inde nous emboîtent le pas et que l’Afrique s’engage dans un mode de développement différent de celui que nous avons eu.
L’UE souhaite donc combiner la coopération avec la Chine, sur le climat notamment, avec une attitude plus ferme dans les domaines où c’est nécessaire. Cette approche devra être associée aussi à une présence plus active de l’UE dans la région indo-pacifique au sens large, en collaboration avec nos partenaires démocratiques en Asie. Nous venons en effet Nous venons en effet d’établir un « partenariat stratégique » avec l’ASEAN.
Nous discuterons de ces questions avec l’administration Biden, comme nous avions déjà commencé à le faire ces derniers mois avec le Secrétaire d’État Mike Pompeo dans le cadre du dialogue EU-Etats Unis sur la Chine, lancé à l’automne 2020.
L’Europe face aux nouveaux empires
La montée en puissance des régimes autoritaires constitue une des principales menaces pour l’avenir de l’Europe et de nos valeurs démocratiques. Au-delà de leurs spécificités, des pays comme la Russie, la Chine et la Turquie partagent en effet plusieurs caractéristiques. Elles sont souverainistes vis-à-vis du monde extérieur et autoritaires à l’intérieur de leurs propres frontières. Elles veulent faire reconnaître leurs zones d’influence et sont déterminées à les protéger de tout regard extérieur. Elles veulent enfin changer les règles du jeu mondial.
Pour les démocrates la souveraineté repose avant tout sur l’expression de la volonté du peuple, le souverainisme met lui uniquement l’accent sur la souveraineté des États, ce qui est une autre affaire. Les États souverainistes s’opposent aussi de plus en plus au respect des droits humains fondamentaux. Ils cherchent à bloquer tout soutien international aux sociétés civiles qui réclament plus de liberté, comme en Biélorussie ou à Hong Kong et au Xinjiang.
Moscou estime en effet avoir un droit de regard sur la Biélorussie et entend empêcher les Européens de soutenir les protestations de la société civile contre les élections présidentielles truquées. Ce conflit n’oppose pourtant pas l’Europe et la Russie, mais le peuple du Belarus et ses dirigeants.
L’action de la Turquie en Méditerranée vise à faire reconnaître Ankara comme un acteur majeur qui ne peut être exclu ni du partage des ressources gazières ni d’un règlement politique en Libye. Ce n’est évidemment pas un hasard si la première cérémonie religieuse à Sainte-Sophie, redevenue mosquée, a coïncidé avec l’anniversaire du traité de Lausanne en 1923, qui avait marqué le rétablissement de la souveraineté turque après l’humiliation du traité de Sèvres. La Turquie, la Russie et la Chine ont en commun d’instrumentaliser l’histoire pour faire avancer leurs intérêts sur un mode impérial.
Nous n’allons pas changer la géographie et la Turquie continuera à être un partenaire important pour l’Europe sur nombre de questions. C’est pourquoi, tout en défendant fermement le droit international et celui de nos Etats membres, y compris en recourant le cas échéant à des sanctions, nous souhaitons sortir le plus rapidement possible d’une dynamique de confrontation dangereuse avec ce grand voisin. Mais cette perspective n’a de sens que si elle est partagée par la Turquie.
Dans des conflits comme le Haut-Karabakh, la Libye ou la Syrie, nous assistons à une forme d' »astanisation » (en référence au format Astana sur la Syrie) qui conduit à l’exclusion de l’Europe du règlement des conflits régionaux au profit de la Russie et de la Turquie. La nature a horreur du vide : nous risquons de voir ainsi s’établir des bases militaires russes et turques en Libye à quelques kilomètres de nos côtes.
Pour sortir de cette situation et pouvoir régler pacifiquement nos conflits avec ces nouveaux empires, construits sur des valeurs que nous ne partageons pas, nous devons continuer à combler nos lacunes en matière de capacités communes de défense. C’est le prix à payer pour donner naissance à l’Europe géopolitique que la présidente Von der Leyen et la Commission Européenne ont appelé de leurs voeux.
Notre responsabilité vis-à-vis des pays émergents et en développement en difficulté
Au-delà de notre environnement immédiat, l’Europe doit également contribuer à mobiliser les pays les plus riches pour aider les pays les plus pauvres à faire face à la crise actuelle. Ce n’est pas seulement une question de solidarité, c’est aussi notre intérêt bien compris : si les Européens réussissent à surmonter la crise mais que le reste du monde est gravement déstabilisé, l’Europe finira inévitablement par l’être aussi.
Nous sommes confrontés à la pire récession depuis la grande dépression. Les pays développés ont été très durement touchés par la pandémie COVID-19, mais les pays en développement et émergents disposent d’une marge de manœuvre budgétaire beaucoup plus réduite et d’un accès au financement beaucoup plus difficile pour faire face à ses conséquences.
On redoute une nouvelle décennie perdue en Amérique latine, le décollage de l’Afrique a connu un coup d’arrêt brutal, l’Asie du Sud traverse des difficultés économiques et sociales majeures. Pour la première fois depuis des décennies, l’extrême pauvreté devrait s’accroître de nouveau de 90 millions de personnes à l’échelle mondiale.
L’initiative pour la suspension du service de la dette, lancée en avril 2020 par le G20, a donné un certain répit aux pays pauvres les plus endettés. Elle n’est cependant manifestement pas suffisante. L’Argentine a de nouveau fait défaut sur sa dette extérieure en mai dernier et la Zambie le 13 novembre, aggravant les risques d’une spirale de défaillances souveraines, en particulier en Afrique, qui pourrait conduire à une nouvelle crise financière mondiale.
À la demande notamment de l’Union et de ses États membres, le G20 a pris des mesures supplémentaires en novembre dernier. Il a prolongé la suspension du service de la dette jusqu’en juin 2021, avec une possibilité de l’allonger de six mois supplémentaires. Le G20 et le Club de Paris se sont également mis d’accord sur un nouveau cadre commun permettant d’engager le processus de restructuration de la dette.
Ces dernières années, la Chine est devenue un créancier majeur de nombreux pays en développement, en particulier en Afrique. Elle n’est pas membre du Club de Paris et n’a pas été très proactive sur la question de la dette jusqu’à présent. Elle a accepté cependant les nouveaux principes du G20 : c’est une avancée importante. Nous comptons maintenant sur la même motivation et le même niveau d’engagement de la part de tous les partenaires dans ce domaine.
Mais nous aimerions aller plus loin : l’UE préconise d’étendre le cadre décidé par le G20 pour la dette des pays pauvres aux pays à revenu intermédiaire qui en ont besoin. Nous sommes également favorables à une nouvelle allocation générale de droits de tirage spéciaux (DTS), une monnaie internationale émise par le FMI, pour faire face aux besoins générés par la crise.
Pour que l’Union puisse peser sur cette question cruciale, nous devons également agir davantage comme une véritable « Team Europe » afin d’exploiter conjointement les atouts de nos États membres et de l’Union, comme nous avons commencé à le faire depuis le printemps dernier pour répondre à la pandémie.
Pour éviter que le fossé ne se creuse du fait de la crise actuelle, il est crucial aussi de s’assurer que l’avenir sera pour tous vert et inclusif, et que chacun pourra surfer sur la vague numérique. L’appel lancé par la présidente Von der Leyen en faveur d’une initiative mondiale qui lie l’allègement de la dette à des investissements dans ces domaines est à cet égard essentiel.
Malgré nos importantes difficultés internes, la manière dont nous traiterons cette question de l’aide aux pays émergents et en développement en difficulté du fait de la crise actuelle aura une influence décisive sur la place de l’Europe dans le monde et en particulier sur nos relations avec l’Afrique. Entre la Chine, les États-Unis et l’Europe, ceux qui auront été les plus proactifs dans ce domaine auront marqué des points pour l’après-crise.
Faire du vaccin contre le COVID-19 un bien public mondial
L’autre question que nous devons aborder si nous voulons éviter un retour en arrière et une aggravation des inégalités mondiales est celle de la vaccination contre le COVID-19. Après plusieurs mois difficiles, nous commençons enfin à apercevoir de la lumière au bout du tunnel.
Développer un vaccin est une chose, le produire et le distribuer en est cependant une autre. C’est un défi pour l’UE, mais plus encore pour atteindre les villages reculés du Niger, du Pérou ou de Kiribati. C’est pourquoi nous devons mettre en place dès maintenant les ressources nécessaires au déploiement rapide et sûr des vaccins dès qu’ils seront disponibles.
Nous devons éviter un « nationalisme du vaccin », qui ferait que seuls les pays les plus forts et les plus riches seraient en mesure de vacciner leur population. Il nous faut éviter aussi une « diplomatie du vaccin » qui prétendrait lier l’accès aux vaccins à la subordination politique vis-à-vis de tel ou tel pays. Depuis le tout début de cette pandémie, l’Union européenne a choisi en effet le multilatéralisme et la coopération plutôt que le nationalisme et la concurrence.
Nous souhaitons que les vaccins contre le COVID-19 soient considérés comme des biens publics mondiaux et distribués sans discrimination, en fonction des besoins médicaux. C’est pourquoi l’UE et ses États membres ont mobilisé ensemble 870 millions d’euros pour soutenir l’initiative internationale COVAX, destinée à permettre l’accès de tous les pays aux vaccins. À l’issue de cette pandémie, nous devrons réformer l’Organisation Mondiale de la Santé et la doter des outils et des moyens nécessaires pour gérer les défis sanitaires du 21e siècle.
Reconstruire et renforcer le multilatéralisme
Comme nous le disons souvent, l’Europe doit agir seule quand il le faut mais avec les autres dès que c’est possible. Mais pour cela, nous devons réussir à redynamiser un multilatéralisme qui a beaucoup souffert : ces dernières années, l’Europe s’est souvent sentie un peu seule à essayer de le tenir à bout de bras.
L’efficacité du système multilatéral et de ses institutions est souvent contestée. À juste titre bien souvent. Du changement climatique, au contrôle des armements, à la sécurité maritime, en passant par les droits humains ou le commerce, la coopération mondiale a été affaiblie, les accords internationaux abandonnés et le droit international sapé ou appliqué de manière sélective. La répartition des pouvoirs au sein de plusieurs institutions ne correspond plus aux évolutions que le monde a connu au cours des dernières décennies. Une grande partie des institutions multilatérales que nous avons construit doit être revue et réformée.
Cela signifie-t-il qu’il faut faire table rase du passé ? Je ne le pense pas. Le multilatéralisme de l’après-guerre a produit beaucoup de résultats malgré ses nombreuses faiblesses. Et rebâtir un nouveau système de zéro prendrait trop de temps alors que les urgences se multiplient. Nous devons nous appuyer sur l’existant pour passer à l’étape suivante. Il est plus que temps de « make multilateralism great again », en paraphrasant Donald Trump.
Pour ce faire, il appartient à l’Europe de mobiliser les autres démocraties afin de pouvoir mieux défendre et promouvoir les droits de l’homme fondamentaux et les valeurs démocratiques sur la scène internationale. Que ce soit à Hong Kong, au Soudan ou au Belarus, les événements de ces derniers mois ont confirmé, s’il en était besoin, combien ces aspirations restent universelles et combien les personnes privées de leurs droits sur tous les continents y aspirent. Cela implique bien sûr de reprendre le dialogue avec les États-Unis à ce sujet mais aussi de travailler plus étroitement avec le Japon, la Corée du Sud, le Canada, le Mexique ou encore l’Australie.
La tâche est donc immense mais essentielle : l’avenir des Européens dépendra dans une large mesure de notre capacité à sortir l’Europe de la crise du COVID-19 tout en accroissant son rôle et son poids dans le monde.