Un effet de déjà vu, des effets en après-coup  : le confinement s’est reconfiguré, plus allégé, et véhiculant bon nombre de contradictions qui ne constituent pas pour autant l’objet de cet article. Que vient nous dire cet ébranlement du monde  ? Chacun de sa place de citoyen, ou à partir de sa discipline, a des voies de réponses. Comment les outils de la psychanalyse peuvent alors nous aider à éclairer ce temps de basculement et les conséquences psychiques qu’il génère ? Force est de mesurer que le psychanalyste, comme d’autres praticiens de la santé mentale, a ici une vaste matière à penser quant aux effets sur l’humain de ce temps de bouleversement.

À l’intérieur de ces crises enchâssées les unes dans les autres – sanitaire, sociale, économique – nous comprenons à l’évidence que se loge en profondeur une crise de valeurs, morale, spirituelle, une crise de civilisation  ; la notion d’après-coup s’impose ici pour éclairer les conséquences psychiques que ce temps a déjà et aura encore dans un délai de plusieurs mois ou années. L’histoire nous enseigne  : le lien entre crises socio-économiques et risques suicidaires est connu depuis 1929, ainsi que les syndromes de stress-post traumatiques, le PTSD (post traumatic stress disorder) après des moments de commotion individuelle ou collective. Un constat ici ne peut qu’être rappelé  : comme le corps, l’environnement impose un travail psychique au sujet.

Qu’observons-nous  ? La pandémie a créé une brèche dans nos représentations, tant dans l’imaginaire collectif qu’individuel… où tout semble désormais possible, le pire comme le meilleur. Or l’une des choses que l’homme redoute le plus au monde, c’est bien de ne pas savoir. Ne sommes-nous pas ramenés malgré nous à une réalité que nous ne voulions pas voir – le tragique de notre condition humaine – pris à la fois dans une idéologie et frénésie consuméristes, un fantasme de toute puissance et un déni de la mort ? Ce temps, que l’on qualifie d’historique, s’oppose à tout cela  : le besoin de contrôle, l’illusion d’une maîtrise, notre inéluctable besoin de croire.

La pandémie a créé une brèche dans nos représentations, tant dans l’imaginaire collectif qu’individuel… où tout semble désormais possible, le pire comme le meilleur.

BRIGITTE DOLLÉ-MONGLOND

Voici l’inédit de mars 2020  : l’autre est perçu comme un ennemi, porteur potentiel d’un danger mortel. Il s’agit d’une crise anthropologique : nous pensions avoir refoulé ce rapport à la mort dans notre quotidien, à l’heure de l’intelligence artificielle, du robot, où tout nous paraissait possible, nous sommes ramenés au socle biologique de notre humanité, à notre appartenance au règne animal, (au sens de F. Héritier)  ; et pour faire face à cette maladie, nous revenons vers un mode de vie totalement archaïque, et rustique (comme aux XVe et XVIe siècles)  : s’enfermer pour nous protéger1. Un déplacement, un décentrement se fait ainsi jour dans ce qu’on appelle déjà ce «  fait social total  » – en référence au mot de M. Mauss, pour désigner un événement qui révèle la totalité d’une culture ou d’une civilisation. 

Ainsi ce temps met-il à l’épreuve notre vie psychique et exige de chacun une énergie intérieure, un travail pulsionnel supplémentaire, élaboration consciente ou non nous permettant d’affronter cette réalité du monde au mieux, voire d’orienter son inflexion ou sa transformation. Il est nécessaire de s’adapter dans notre vie interne, et pour l’analyste d’accompagner les mouvements psychiques suscités par notre environnement immédiat, tout en étant lui-même confronté de la même manière à ce que vivent ses patients, situation inédite là aussi sur ce plan – nous partageons l’incertitude…

L’un des premiers enseignements est de rappeler que nous ne sommes pas égaux sur le plan psychique. Le monde nous est commun, mais appréhendé à partir du Singulier : cette notion à elle seule traduit l’étrangeté de la situation porteuse d’une chose et son contraire. Chacun réagit avec sa subjectivité, selon sa propre constitution psychique, ses propres modalités de vie, ses processus de défenses, d’où des variations et gradations plurielles entre les êtres. De ce fait, la situation à la fois dévoile, révèle, et réactive pour chacun des fondements de son être, des traumatismes anciens, des affects ensevelis, en termes simples un fonctionnement psychique (pré)déterminé. La pandémie reflète et accélère des processus déjà en cours, comme toute crise, laquelle est un accélérateur de tendances qui existaient auparavant2. Ce que l’on peut poser sur un plan général se transpose précisément sur le plan de l’individuel. Ces divergences de résonances personnelles éclairent pour une part les fractures, divisions, positionnements de chacun dans le champ social, en même temps qu’elles peuvent aussi révéler et receler des solidarités nouvelles.

Ces divergences de résonances personnelles éclairent pour une part les fractures, divisions, positionnements de chacun dans le champ social, en même temps qu’elles peuvent aussi révéler et receler des solidarités nouvelles.

BRIGITTE DOLLÉ-MONGLOND

La première réflexion qui peut être faite est donc que l’inconscient se trouve bien plus à découvert, puisque nos sources de «  divertissements  » (loisirs, vie culturelle et sociale, travail même) ne sont plus accessibles de la même manière… «  Cela fait tomber les masques  », disait Artaud de la peste… référence qui se voudrait plaisante dans un moment où il en faut en porter  ! La vie nocturne, la production de nos rêves, nous indiquent le tumulte engendré et l’exigence de travail psychique qui est à l’œuvre. 

Cet ébranlement du collectif nous enseigne aussi sur les fondements mêmes de notre moi  : l’indissociabilité des deux niveaux sur lesquels repose notre psyché, l’adossement inexorable de l’individuel sur le collectif. Un hiatus demeure dans le moi, qui feint ou préfère effacer la distinction entre moi et non-moi dans une forme d’indifférence, de cécité et d’omnipotence. 

Il nous parle aussi de l’écart entre la représentation intellectuelle de notre vulnérabilité d’humain, d’une notion princeps qui s’appelle la mort et la perception sensible qui seule peut permettre d’intérioriser cette réalité. Comment se représenter un tel hiatus entre la chose sue et celle ressentie émotionnellement  ? La force du déni est ici à l’œuvre (une sorte de « je sais bien mais quand même  ! »). 

Dans ce chaos, je mettrai l’ accent sur deux préoccupations qui sont aussi deux alarmes  : ne discerne-t-on pas ici un reflet de ce délitement du lien humain, une attaque de la proximité avec l’autre ainsi mise en scène dans notre présent solitaire, pouvant conduire à des comportements de replis et de clivages toujours plus accentuées, avec cette notion d’un alter devenu porteur de menace ? Comme si notre collectif faisait jouer entre les êtres humains un mécanisme malsain, de nature perverse, qui oscille entre le «  chacun pour soi  » et l’ère du soupçon, de la défiance généralisée. Chacun a sa partition, des optimistes aux pessimistes : les uns sont dressés contre les autres3. Au-delà du virus, ce sentiment du démantèlement du tissu social, lié aux menaces extrêmes sur nos valeurs communautaires, participe de l’angoisse diffuse. C’est la question du sens de l’appartenance à la communauté humaine qui est ici pour moi en jeu dans les réactions psychiques fortes qui émergent.

Quelles expansions ou traces seront aussi suscitées tant par cette distanciation sociale, que par cet essor parallèle et vertigineux du numérique et de l’intelligence artificielle  ? Nul doute  : les effets contradictoires du numérique qui agit comme un pharmakôn, à la fois poison et remède, ne peuvent que surplomber, et ce temps nourrit une idéologie préexistante  : la puissance du numérique et des GAFA. Quelle rupture anthropologique sera engendrée par la dissimulation des émotions si nous gardons cet usage du port du masque, ou n’est-ce là qu’une difficulté à apprivoiser dans un nouveau contexte de contacts ? 

Quels échos cliniques sont faits dans nos cabinets respectifs  ? Si la psychanalyse a pour vocation centrale l’inactuel, l’intemporel de notre vie psychique en ce qu’elle a trait aux processus du système inconscient qui ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, la puissance de ce réel du monde ravive le réel intime auquel chacun est confronté4.

Si la psychanalyse a pour vocation centrale l’inactuel, l’intemporel de notre vie psychique en ce qu’elle a trait aux processus du système inconscient qui ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, la puissance de ce réel du monde ravive le réel intime auquel chacun est confronté.

BRIGITTE DOLLÉ-MONGLOND

Dans ce reconfinement, certains mouvements psychiques se discernent : au début de la séance, la parole s’attache à poser ce qui fait à nouveau choc dans les représentations immédiates de la veille : «  cet ensemble de traumas cumulatifs vide l’énergie psychique, quand tout cela finira-t-il  » ? pose ainsi un analysant au début de la séance, de retour des vacances de la Toussaint… Sous des formes diverses, un même effet se décline, qui n’est plus de l’ordre de la sidération, de l’effroi, de la stupeur, lesquels ont pu dominer lors du temps du premier confinement. Soulignons ce changement de tonalité, c’est cette interrogation sans réponse qui insiste  : quand tout cela va-t-il s’arrêter  ? En d’autres termes  : ne pas savoir, ne pas pouvoir faire de projet, la sensation de se sentir coupé de tout lien amical, familial, social, et d’être enfermé dans une temporalité longue. Dans le premier confinement, l’irreprésentable, l’inouï, la sensation de quelque chose d’exceptionnel a pu générer pour certains paradoxalement une forme d’apaisement – le tumulte intérieur est déplacé, trouvant forme tangible à l’extérieur – parfois même une énergie particulière dans l’idée de faire front, de se confronter à cet inattendu, de reculer ses limites en quelque sorte… On trouvait d’une certaine façon une force dans ce sentiment de partager un sort commun avec tous. L’inventivité, la créativité, la solidarité ont trouvé voies de traduction. La situation n’est pas aujourd’hui du même ordre  : l’on s’installe à la fois dans la durée et dans un brouillard d’idées, car règnent l’incertain, le primat de l’instant. Or la structuration de notre psychisme est liée tant à la structuration du temps qu’à notre sentiment d’appartenance au collectif. Et toujours domine une «  guerre des récits  » et des discours, chacun joue sa partie et reste sur sa partition. 

De notre place d’analyste, se déploie une étrange illustration de notions/et concepts qui nous sont familiers. Nous reconnaissons en premier lieu : le traumatisme, la peur, l’angoisse et ses différentes déclinaisons  : l’angoisse de mort, de castration, de séparation – l’effondrement, l’ambivalence, la pulsion d’auto-conservation et de mort, l’inquiétante étrangeté, la compulsion de répétition, l’oscillation entre les mouvements paranoïdes-schizoïdes et dépressifs. Puis, le refoulement, le déni, le clivage… Hormis la peur, chaque concept a donné lieu à de nombreux écrits, mais à quelques exceptions près, je note que ce lexique est devenu courant et se retrouve dans les prises de parole médiatiques par des intellectuels de toutes disciplines. Comme si la psychanalyse avait essaimé sa culture dans notre socius, alors qu’elle est aujourd’hui critiquée, et tenue à distance…

Les deux niveaux de peurs se superposent  : individuelle, collective, et ce n’est pas la même. Pour le psychanalyste, force est de les différencier et de penser leur articulation5. L’on s’accorde à penser dans notre discipline, comme de manière courante d’ailleurs, que peur et angoisse ne sont pas synonymes, la peur ayant un objet extérieur, l’angoisse venant de l’«  être-au-monde lui-même  », pour reprendre la belle expression d’Heidegger. La source de l’angoisse est totalement indéterminée, «  l’angoisse ne sait pas ce dont elle s’angoisse  ». Elle sourd du dedans, tandis que la peur naît du dehors, de causes que l’on peut «  objectiver  », de menaces réelles, comme le danger sanitaire, nucléaire, climatique, migratoire notamment. Mais dans ce temps présent, les deux affects se cumulent  : nous pouvons avoir peur de la contamination, de l’après, et réagissons à l’évidence à cette série de questionnements avec ce qui nous constitue, notre être global, notre sensibilité totalement empreinte de notre fonctionnement psychique.

La source de l’angoisse est totalement indéterminée, «  l’angoisse ne sait pas ce dont elle s’angoisse  ». Elle sourd du dedans, tandis que la peur naît du dehors, de causes que l’on peut «  objectiver  », de menaces réelles, comme le danger sanitaire, nucléaire, climatique, migratoire, notamment.

BRIGITTE DOLLÉ-MONGLOND

L’on peut alors se rappeler cette réflexion de Kierkegaard qui augure d’effets positifs imprévisibles  : l’hypocondriaque est soulagé quand le danger est vraiment là, parce que «  cette réalité grave n’est cependant pas si terrible que le possible qu’il avait formé de lui-même et dont la formation employait toute sa force tandis qu’à présent il peut l’employer toute contre la réalité  ». Combien d’êtres se sentant déjà confinés dans leur psyché vont se trouver en accord ou soulagés d’une certaine façon par cette subite contrainte qui pèse à l’unisson sur tous  ! Ainsi cette patiente m’exprime lors du premier confinement que ce temps ne lui est pas si difficile tant il contraste avec le sentiment interne qu’elle a eu si souvent d’être seule, confinée dans sa tête, enfermée, comme si un partage imaginé de cet affect venait à la soulager.

C’est ce premier écho clinique que je souhaite mettre en avant car il illustre ces processus défensifs que l’être humain peut se construire quand l’agression externe attaque la vie interne. On pourrait dire dans un énoncé rapide que l’angoisse génère une contre-réaction se traduisant soit par un abattement (troubles dépressifs) soit par une position d’agressivité (troubles se traduisant par la violence), telle une manière courante de renverser à l’actif une situation que l’on vit au passif. Les mécanismes inconscients de projection sur l’autre éclairent les tableaux cliniques (on projette la peur sur l’autre, on cherche un coupable, un responsable…).

Trois échos cliniques du confinement

La théorie du trauma et ses multiples avancées réflexives nous sert alors ici de base, de concept générique pour comprendre les mécanismes en jeu. Rappelons seulement une définition sommaire  : le trauma est la conséquence psychique d’un événement qui par sa valence de violence, sa force économique, déborde les capacités de liaison pulsionnelle chez un être, et fait effraction dans son enveloppe protectrice désignée par le pare-excitation, dans la théorie freudienne. Avant tout donc, c’est un processus de déliaison qui est en œuvre, force est de mesurer ces potentialités  : l’entrave de la capacité à penser, et la menace sur le lien (ces événements successifs nous déliant du reste de la société et nous isolant les uns des autres). 

L’enjeu est majeur car il touche au principe même du maintien du vivant, et naturellement plus pour les êtres d’un certain âge qui se sentent plus vulnérables. Dans cette menace sur la vie biologique, la question de la mortalité s’est imposée, la mort d’une manière diffuse entre dans la vie, s’infiltre sans se nommer dans la vie inconsciente. Pour certains, se ravive l’angoisse de mort qui avait en partie disparu, la prescience de la fin d’un monde que nous connaissions ou prétendions connaître  ; pour d’autres, des formes de déni et de clivage prédominent. Si nous partageons la même expérience, c’est néanmoins à partir de «  chacun chez soi  »… et une crise de l’intime s’ouvre donc aussi.

Dans cette menace sur la vie biologique, la question de la mortalité s’est imposée, la mort d’une manière diffuse entre dans la vie, s’infiltre sans se nommer dans la vie inconsciente. Pour certains, se ravive l’angoisse de mort qui avait en partie disparu, la prescience de la fin d’un monde que nous connaissions ou prétendions connaître  ; pour d’autres, des formes de déni et de clivage prédominent.

BRIGITTE DOLLÉ-MONGLOND

Sur le plan de notre clinique, et sans prétention exhaustive, je mettrai l’accent sur trois aspects  :

1 – L’accentuation des symptômes dépressifs 

Celle-ci passe par un  renforcement du sentiment d’isolement et de solitude pour certains, les risques suicidaires, l’accentuation de troubles obsessionnels. Sans nul doute, les personnes les plus fragilisées dans ce contexte sont les personnes ne pouvant trouver appui immédiat auprès d’un entourage affectif, vivant seules, coupées de leurs recours familiers, sans compter qu’une convergence de facteurs peut s’adjoindre  : précarité matérielle, chômage, pauvreté, facteurs antérieurs de maladies. 

Une enquête nationale de Santé publique France souligne entre fin septembre et début novembre une accentuation importante, avérée par des données chiffrables6, de troubles dépressifs, anxieux, de stress post-traumatiques : un taux d’états dépressifs de 21 % plus important que fin septembre. Il est largement fait mention de problèmes en pédopsychiatrie – nombre d’hospitalisations, augmentation de la fréquentation des urgences psychiatriques, «  doublement de tentatives de suicides chez les mineurs de moins de 15 ans par rapport à 2019  », et une «  jeunesse en détresse psychologique7 ». Sont soulignés aussi un taux élevé de dépressions post-infectieuses chez les malades du Covid-19, une augmentation des conduites addictives, une accentuation de la dépendance aux écrans, une forte fragilisation psychique du personnel soignant. 

S’ils divergent sur le degré de gravité de la situation, les praticiens lancent en commun un plaidoyer pour une vraie épidémiologie en pédopsychiatrie. Les avertissements sont déjà là sur l’après-crise qui rejoint les effets bien connus du stress post-traumatique, la troisième vague du Covid-19 qui mettrait au premier plan les effets collatéraux ne fait que commencer  : les rechutes psychiatriques, mais aussi l’éclatement de pathologies nouvelles. Car il faut rappeler la nécessaire distinction entre une dépressivité ordinaire, simplement en lien avec notre tragique existentiel, et un basculement vers la maladie psychiatrique avec les effets de déréalisation qui lui sont consubstantiels. L’après-Covid sera-t-il psychiatrique  ?

L’après-Covid sera-t-il psychiatrique ?

BRIGITTE DOLLÉ-MONGLOND

 «  Il y a clairement un effet Covid, les mêmes problèmes en plus grave  : avec une chape de plomb par-dessus  ». Les conclusions du premier confinement sont alarmantes sur ce sujet. Une étude menée révèle des scores sévères de stress intense, de dépression, et d’idées suicidaires, car l’anxiété générale de la société réactive des vulnérabilités antérieures qui peuvent passer inaperçues dans un premier temps  : les maux psychiques engendrent par définition des non-dits, en raison du sentiment de culpabilité, voire de honte qu’ils suscitent  ; «  plus on va mal, moins on en parle  : c’est la spécificité des troubles psychiques  ». Si l’on parle beaucoup de l’isolement des personnes âgées, il faut souligner les effets délétères de cette solitude cachée chez les jeunes étudiants, souvent désignés de plus comme vecteurs de propagation du virus, traversant parfois aussi des problèmes matériels et ne pouvant plus aller en cours… Un jeune sur quatre indique ressentir une plus grande solitude. Un français sur cinq dit avoir pensé au suicide dans ces temps particuliers8.

Dans un ouvrage précédent, j’ai souligné les différents destins du «  sentiment de solitude  »  : il va de l’esseulement avec la tonalité mélancolique qui y est impliquée, les risques avérés en termes de santé publique (effets physiologiques nuisibles soumis aujourd’hui à études scientifiques, suicides) à un affect accepté, apprivoisé, parfois souhaité, avec la dimension de ressource intérieure qu’elle recèle aussi9

Ainsi l’artiste de l’ère du coronavirus est désigné lors du premier confinement : «  nous vivons tous dans un tableau de Edward Hopper. Celui-ci a capté la solitude post-moderne. Ce qui semblait allégorique est dès lors le portrait quotidien de 3 millions d’êtres humains confinés  »10. Les tableaux de Hopper se retrouvent nombreux à être exposés dans les réseaux sociaux, car avec ses paysages urbains déserts et ses personnages isolés, c’est le peintre qui aurait le mieux capturé la solitude et l’aliénation de la vie moderne : «  Si nous vivons tous dans un tableau de Hopper, une crise de la solitude est imminente, ce qui peut être l’une des conséquences sociales les plus lourdes du Covid-19. La perte de contacts humains peut s’avérer tragique  ».

Les tableaux de Hopper se retrouvent nombreux à être exposés dans les réseaux sociaux, car avec ses paysages urbains déserts et ses personnages isolés, c’est le peintre qui aurait le mieux capturé la solitude et l’aliénation de la vie moderne.

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Il me semble toujours important de nuancer les discours généralistes, les effets sont distincts à mes yeux, mais plus encore aujourd’hui la rumeur du monde confronte violemment le sujet, de telle sorte qu’est inévitablement accentuée cette oscillation et mise en tension entre des forces contradictoires  : Eros et Thanatos, pulsions de vie, pulsions de mort, qui l’emportera  ? «  Je suis ballotté  », me dit-on souvent au cœur des séances, tantôt dans le vide, submergé, un trou opaque, tantôt avec un sursaut d’énergie quand le calme intérieur revient. 

2 – L’accentuation des mécanismes schizoïdes-paranoïdes

Elle peut se déceler de plusieurs manières, là encore… Dans cette inflation du «  qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux  », des effets de déréalisation se glissent à l’insu du sujet, et des néo-réalités morbides émergent. Qu’est-ce que la réalité  ? N’est-ce pas la question dans laquelle nous plongeons aujourd’hui  ? La réalité est-elle bien ce qu’elle prétend être  ? Quelque chose est truqué  : derrière la réalité, réside tout autre chose… N’est-on pas dans un roman de Philip K. Dick aujourd’hui11  ? Qu’est-ce qui est construit aujourd’hui par les médias  ? Qu’est ce qui est construit par mon propre imaginaire  ? Quelle est la part de la fantasmatique personnelle et quelles données ou perspectives objectivables  ? Jusqu’où ce nouveau visage du monde qui nous entoure peut-il aller  ? 

Me revient ici en mémoire la pensée de N. Zaltzman qui centre ses apports sur cette articulation entre individuel et collectif12 dans la continuité de la notion de Kulturarbeit, en engageant la nécessité du travail de culture pour l’analyste. En puisant dans la pensée freudienne où la référence à la réalité est l’axe même de la nosologie, l’on aurait une ligne de démarcation décisive entre la réalité au sens de ce critère nosologique fondamental et les néo-réalités créées par les différents syndromes morbides, nous dit-elle, Freud caractérisant ainsi les catégories des maladies psychiques par leur mode de traitement spécifique de la réalité. Et j’associe alors  : l’invisibilité virale ne viendrait-elle pas activer un mode paranoïaque, une suspicion généralisée qui était déjà présente dans cette insistance du «  personne ne fait plus confiance à personne  » ? La défiance de tous bords en serait l’un des visages, et le règne, voire la prolifération des thèses complotistes, est à interroger aussi pour moi dans ce sens, comme l’un des effets potentiels du virus. 

3 – Les conséquences sur la dynamique conjugale et familiale  : la violence

La mise en tension accentuée par le huis clos, couple ou famille peut inexorablement dériver vers la violence conjugale et intra-familiale, telle une accentuation des mêmes mécanismes sous le poids de l’angoisse suscitée par le confinement. De manière globale, celui-ci ravive des tensions antérieures car la déliaison pulsionnelle domine, entraînant une amplification des violences conjugales et familiales. Très vite lors du premier confinement, les chiffres inquiètent  : 40 % d’appels supplémentaires en matière de violences conjugales, de dépôts de plaintes en commissariats ou lieux de substitution improvisés dans ce contexte – sans compter tous ceux qui ne peuvent parler.

Très vite lors du premier confinement, les chiffres inquiètent  : 40 % d’appels supplémentaires en matière de violences conjugales, de dépôts de plaintes en commissariats ou lieux de substitution improvisés dans ce contexte – sans compter tous ceux qui ne peuvent parler.

BRIGITTE DOLLÉ-MONGLOND

En raison des mécanismes de projection que je soulignais antérieurement, un couple traversant déjà des difficultés va se trouver confronté à une exaspération de certains mécanismes inter-psychiques. Sans les aménagements défensifs qui peuvent être représentés par une série d’actions extérieures au foyer, la dynamique relationnelle est directement exposée car plus de tiercéisation possible par le biais des sorties, du travail, des amis… Dans une «  logique  » de l’inconscient, sans recours à ces dérivatifs extérieurs, se produit un emballement de la machinerie pulsionnelle qui sommeille en chacun. Signe ainsi que la violence intra-conjugale est directement en lien avec le développement de l’angoisse intra-psychique, même si cette dernière n’explique pas à elle-seule le débordement qui s’opère. Sont accentués alors le processus d’escalade symétrique, bien connu des thérapeutes de couple, qui met au centre un processus en miroir pour les deux membres du couple (agressivité contre agressivité), et/ou les schémas de domination pervers (l’un exerçant son autorité sur un autre démuni).

Dans ma propre pratique d’entretiens de couple, l’accentuation de mécanismes déjà en cours transparaît  : soit un infléchissement vers une recrudescence des difficultés qui leur sont familières : « rien de bien nouveau pour nous, le climat de crise nous est familier  » ; soit au contraire des possibilités de régulation nouvelles dans un contexte qui l’impose par définition  : « nous nous tenons, on ne peut pas se permettre les mêmes affrontements ! cela au fond nous a rapprochés  ».

Aussi ce temps nous place-t-il dans cette préoccupation essentielle de l’Humain. Le traverserons-nous en différentes étapes, de la sidération à l’acceptation  ?

Le schéma-séquencement théorisé avec pertinence par E. Kübler-Ross à l’annonce d’une maladie grave, et élargi à toute forme de deuil, nous éclaire déjà sur les phases qui vont se déployer – pour rappel  : le déni, la colère, le marchandage, la dépression, et l’acceptation. Ou plutôt ce processus, tout en gardant sa pertinence, ne sera-t-il pas bousculé dans sa linéarité, tant l’émotionnel ici et la négativité contenue dans les menaces de tous ordres qui pèsent sur notre collectif peuvent favoriser une accélération des processus délétères ? Je m’accorde avec ce constat  : «  Cette crise est placée sous le signe de l’émotion  »13. Entre abattement et colère, ces deux affects inexorablement liés déclinent leurs ramifications et variations14.

Certes, nous gardons l’idée que différentes voies potentielles peuvent s’ouvrir, car nous savons bien aussi que la crise par essence même (étymologie  : séparer, juger) est une possibilité de changer de voie. Certains d’entre nous font de cette mise à l’épreuve un apprentissage, et y décèlent un champ d’expérience particulière  : cette situation nous donne à penser, à apprendre, à traiter en nous l’incertitude, l’aléatoire, la vulnérabilité, la dimension de l’espoir, ce à partir d’un contexte psychique plus à vif. «  Sans l’espoir, vous ne trouverez pas l’inespéré qui est introuvable et inaccessible  », pose Héraclite qui nous est d’un certain secours dans nos temps incertains  !

Il n’est guère douteux que nous avons à prendre la mesure des effets sur la vie psychique tout aussi importants que d’autres effets mis au premier plan, certaines questions mises en exergue en occultant d’autres. Davantage encore, nous discernons la nécessité de ce que nous nommons dans notre lexique analytique le travail de culture, et l’importance de ce care, de ce «  prendre soin  » de la capacité psychique.

Brigitte Dollé-MonglonD

D’autres n’y parviennent pas, or nous minimisons encore aujourd’hui une lassitude extrême, des effets majeurs de colère et de ressentiments, un ensemble de risques psychiques sur nombre de sujets. Il n’est guère douteux pour moi que nous avons à prendre la mesure des effets sur la vie psychique tout aussi importants que d’autres effets mis au premier plan, certaines questions mises en exergue en occultant d’autres. Davantage encore, nous discernons la nécessité de ce que nous nommons dans notre lexique analytique le travail de culture, et l’importance de ce care, de ce «  prendre soin  » de la capacité psychique15

Dans le cabinet du psychanalyste, ces réactions émotionnelles sur nos temps particuliers peuvent se dire  : «   je n’arrive pas  penser  », ai-je souvent entendu ces temps de confinement  ; elles sont déposées, et «  contenues  » par définition dans ce cadre où la parole est d’abord adressée à l’Autre16. Chaque patient reprend généralement ensuite le fil de sa parole là où il l’avait laissée, se recentre sur ce qui l’a amené, sa problématique personnelle, car dans le cadre de la cure, nous sommes dans un temps particulier, un hors-temps précisément où toutes les instances mémorielles se confondent. Mais je distingue au cœur des séances un accès plus fort à la dépressivité qui d’une certaine manière favorise le travail psychique du patient avec l’analyste, et le place plus directement parfois dans des interrogations existentielles majeures. Dans ce moment de pause contrainte, moins de travail ou le télétravail à la maison, il est question du sens, du bilan de sa vie…

Ainsi cette patiente me dit  : «  je ne me suis jamais posé la question du sens profond de ma vie à ce point… on nous enferme dans des cadres de bien- pensance… » Que nous reste-t-il quand nous sommes seuls face à nous le soir, une fois les appels finis et les écrans éteints  ? L’engagement du psychanalyste, comme d’ailleurs celui de tout praticien de la santé, est ici fortement convoqué tant dans sa mission de veilleur-éclaireur sur les psychés qui l’incline au témoignage, que dans sa tâche quotidienne  : soutenir sur le plan individuel la potentialité de transformation que chaque être humain recèle en lui.

Sources
  1. Voir les réflexions de l’historien S. Audoin-Rouzeau.
  2. Pascal Ory, Voir Le Cours de l’histoire, France  Culture, 24/04/20.
  3. S. Hefez , les Matins de France Culture , 25/11
  4. 1915, «  L’inconscient  », in Métapsychologie.
  5. Dans un sondage, J. Porchet, mars 2020  : on estime aujourd’hui que la peur est là  : 81 % des français ont peur pour la vie d’un de leurs proches, 62 % ont peur pour leur propre vie. Ainsi, la crainte de la contamination menace-t-elle directement notre sécurité ontologique.
  6. Voir les propos de J. Salomon , le 19/11  : 2 fois plus de troubles dépressifs et formes sévères , vague de suicides au Japon chez les jeunes . Et M. Leboyer  : comme après chaque crise, l’après crise est à anticiper, on va voir surgir de nouveaux patients… Le Monde du 11/20 et du 27/11/20
  7. Témoignages de l’association Nightline  : possibilité d’écoute ponctuelle par téléphone, cf. les propos de Florian Tirana, et Christophe Ferveur.
  8. Brice Couturier, in C’est dans l’air, enquête de Santé publique France, 31/11/20.
  9. Le sentiment de solitude, approche psychanalytique (dir.) éditions In Press, 2018
  10. M. Cehère, 8/04/20. «  Nous sommes tous des peintures d’E. Hopper maintenant  », pose ainsi M. Tisserand, en un tweet devenu très vite viral avec des milliers de likes, repris et analysé par J. Jones, critique d’art pour The Guardian.
  11. E. Carrère, «  On vit dans le monde de Dick  », Les Matins de France Culture , 19/11/20
  12. De la guérison psychanalytique, Epitres, PUF, 1999, et « La réalité est- elle paranoïaque  ? in Topique, n°67.
  13. Voir Le Monde du 27/11, M. Lejoyeux , psychiatre.
  14. Nous reconnaissons ici la pertinence de la théorie kleinienne  : les positions paranoïdes- schizoïde et dépressive, qui caractérisent le développement réapparaissent tout au long de la vie.
  15. In C’est politique, 19/04/20  : «  Mettre la personne au centre, sans cela, il n’y a pas de survie psychique pour l’humanité…dans cet état d’effondrement de l’humain, force est de créer une autre vision de l’humain  », selon les mots de J. Kristeva. Voir aussi  : «  Un irrésistible besoin de croire  »
  16. Rappelons  la perspective lacanienne  : l’autre est là en tant qu’Autre absolu.