Les dirigeants français et ivoiriens ont toujours cru que le FMI et la Banque mondiale étaient les anges exterminateurs du socialisme d’État et du protectionnisme économique. Et qu’en Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara était le prophète du libéralisme. Ce haut fonctionnaire internationale serait le gérant1 de la fin du modèle Houphouët.  Nommé Premier ministre de la Côte d’Ivoire le 7 novembre 1990, par un Houphouët-Boigny en délicatesse avec les institutions de Bretton Woods, dans un contexte d’ajustement structurel justifié par la mauvaise gouvernance et la chute des cours du café-cacao, il sera toujours sous le contrôle de Konan Banny, le tueur, en janvier 1994,  du franc CFA2 des belles années fric. Pour la mise à mort Charles Konan Banny3 est en compagnie des deux Michel, Roussin et Camdessus.4 

Ouattara était opposé à la dévaluation, figé dans une posture de gardien du temple alors que Konan Banny avait commencé avec finesse la manœuvre. Il n’a jamais été que le commis des puissants K du clan baoulé, y compris Konan Bédié qu’il a osé défier, suscitant la furie de l’ivoirité. Kako Nubukpo, l’ancien ministre de la Prospective  de Faure Eyadema qui secoue les confettis de la Françafrique avec les frayeurs qu’il leur donne sur une révolution monétaire en zone franc, décrivait ainsi Ouattara  : «  Se posant comme le redresseur de l’économie ivoirienne – et à ce titre successeur putatif d’un Houphouët-Boigny agonisant -, M. Ouattara va se retrouver en butte à un procès de ‘non-ivoirité’ intenté par les caciques du parti au pouvoir, le Parti démocratique de Côte-d’Ivoire (PDCI), au premier rang desquels il convient de citer Henri Konan Bédié, alors président de l’Assemblée nationale. Profitant de l’existence de l’article n°11 de la constitution ivoirienne, qui prévoyait que, en cas de vacance du pouvoir, la transition devait être assurée par le président de l’Assemblée nationale, M. Bédié prit littéralement le pouvoir en décembre 1993, le soir même de l’annonce officielle du décès de Félix Houphouët-Boigny, au nez et à la barbe de M. Ouattara, obligé de se replier sur Washington comme directeur général adjoint du FMI.  »

Arrivé au pouvoir,  Ouattara constate que le dogme de l’ajustement structurel est ébranlé et que Gbagbo lui laisse une économie reposant encore sur le cacao mais qui malgré les  sales coups du Trésor français a  conquis son autonomie financière. Les entrepreneurs ivoiriens ont la fibre nationale et même ceux qui n’ont pas la faveur du FPI ont pu/dû voyager au Maroc et au Rwanda5 entre autres. Ils en sont revenus en adhérant à l’émergence, enthousiasmante alternative aux tristes stratégies de réduction de la pauvreté que le misérabilisme des IBW a imposé pendant la décennie 1990. Contrairement à ce qu’écrit Kako Nubukpo, ce n’est pas la RCI qui est en crise économique, c’est l’intégration économique6 qui n’intéresse plus. Chacun des États de l’UEMOA court vers l’émergence7, mais avec des références différentes8. Les Ivoiriens pour leur part vont miser sur l’érection d’une base nationale de l’émergence avec un engagement du défunt Premier Ministre Gon Coulibaly, en faveurs du secteur privé. Au titre de ses initiatives, 62 % des 30.000 milliards FCFA d’investissements dans le cadre du Plan National de Développement (PND) 2016-2020 sont consacrés au secteur privé national. En ce qui concerne le développement des PME nationales, le gouvernement va mettre en œuvre le Programme Phoenix, d’un coût de 86 milliards de FCFA adopté en Conseil des Ministres, le 18 septembre 2015. 

De façon spécifique, pour favoriser l’accès des PME aux marchés publics, les dispositions du code des marchés publics ont fait l’objet de réaménagement en 2015. Il y a notamment deux mesures fortes9 prises à cet effet, à savoir : la réservation de 20 % de la valeur prévisionnelle des marchés publics aux PME et la marge de préférence de 5 % accordée aux grandes entreprises qui sous-traitent au moins 30 % de la valeur de leur marché. Il faut partager le gâteau national du budget de l’investissement que les Bouygues ou Veolia engloutissent. Gon Coulibaly l’a compris et son équipe aussi. Ouattara et son frère photocopie vont les marginaliser.

Derrière ces propositions concrètes, il y a la CGECI (Le Patronat Ivoirien). A la CGECI s’esquisse une troisième voie de l’émergence qui réconcilierait la performance économique et l’adhésion des populations au marché,  inspirée en partie par l’expérience Rwandaise. La RCI souffre d’être loin dans les classements de la vertu libérale, derrière la Tanzanie et le Mozambique.  Le Rwanda offre un exemple. Ce pays, bien longtemps considéré comme pauvre et enclavé, a réalisé un développement économique spectaculaire.

Plusieurs fois meilleur réformateur au monde en ce qui concerne le classement «  Doing Business  », il réalise depuis plus de 15 ans, un taux de croissance de plus de 8 % en moyenne ; ce qui a permis à près de 1 million de personnes de sortir de l’extrême pauvreté. Ce succès est basé sur la stabilité politique, une gestion saine et rigoureuse des finances publiques, de même que sur la qualité du climat des affaires dans le pays. Le Rwanda doit aussi ses performances économiques aux investissements réalisés dans le secteur des services, notamment, le tourisme, la finance et les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). La Cote d’Ivoire de la croissance revendiquée ces dernières années reste dépendante plus des cours des matières premières et patine à rentrer dans la net économie.

Mais Alassane Ouattara n’est ni un économiste ni un entrepreneur  et c’est sans doute sur ce terrain qu’il aurait pu assurer la pérennité non pas personnelle mais systémique  d’un modèle économique viable  pour son pays. En 2020 s’achève en RCI un ambitieux plan pour l’émergence, cette exigence de la nouvelle Afrique  qui gagne. L’émergence a été un temps le leitmotiv de Kako Nubukpo, mais ses critiques contre Ouattara ont peu touché à cette thématique. Au sein des tenants du pouvoir ivoirien c’est pourtant déjà un point de clivage. Le Ministre ivoirien du Pétrole, de l’Énergie et du Développement des Énergies renouvelables, M. Thierry Tanoh10, reste convaincu que le rôle de l’État est de mettre en place un cadre juridique approprié et de conduire des réformes administratives susceptibles de créer les conditions de l’attractivité mais également de l’émergence d’entreprises nationales. 

Tanoh joue sa carte politique avec les acteurs du secteur privé plus qu’avec les politiques. Ce financier du PDCI jouirait en effet également de l’appui de son beau-frère Jean Louis Billon11 qui s’active sur le terrain pour la mobilisation en faveur d’un candidat à la cogestion de la RCI après les élections. En effet, Tanoh12 est un successeur probable à Henri Konan Bédié.  Pour l’ensemble des «  diplômés  » de sa génération, l’État ivoirien a mis l’accent sur bien des réformes nécessaires pour créer un écosystème favorable à l’éclosion de champions nationaux. Mais l’individu Ouattara a échoué à marquer l’essai. 

Le vieux champion de l’ancien monde de l’ajustement a capitulé à  faire remonter son pays dans les hiérarchies de la bonne gouvernance. Loin du Maroc, en dépit de nombreux rachats de banques et de compagnies financières, la RCI n’a pas de géant bancaire pour financier le réseau national des entrepreneurs ivoiriens. Pour la CGECI, la réalité le confirme : aucun pays émergent n’a crû en l’absence de champion national dans ce secteur, que l’on pense à Attijariwafa Bank au Maroc ou à CIMB Group en Malaisie. Or aucune institution financière sous la bienveillante inertie de la BCEAO n’émerge dans l’émergence ivoirienne. En ce qui concerne le sous-secteur de l’agro-business, les taux de transformation sont encore trop faibles. Alors qu’il existe des opportunités concrètes de création de valeur ajoutée en ligne avec les objectifs du PND. Enfin, ce secteur, hautement intensif en main d’œuvre, devait favoriser également la création d’emplois et de richesses. La Côte d’Ivoire dispose d’un tissu industriel parmi les plus développés de la zone CEDEAO (Communauté des États d’Afrique de l’ouest). En effet, l’industrie ivoirienne représente aujourd’hui 25 % du PIB et concerne les produits pétroliers13, l’agro-transformation, l’énergie, l’agro-alimentaire, le BTP, la chimie, les matériaux de construction, la ferronnerie, la sidérurgie, l’assemblage et la petite indus- trie mécanique. Les critiques contre Ouattara et son camp rapproché de ne pas avoir pensé le potentiel de création de valeur ajoutée dans les chaines de valeur agricoles comme les risques d’insécurité́ alimentaire. Alors que les villes ivoiriennes explosent sous les chantiers, la commande publique et les financements internationaux, il n’y pas de cimenteries de capacité suffisante ni de groupes de BTP opérant car les marchés publics vont à de privilégiés, étrangers pour beaucoup. 

La Côte d’ivoire qui n’est pas dans la rue s’inquiète peu de la conquête de la présidence. Elle a pour l’horizon la fin de l’UEMOA mais sans se préoccuper du hochet du franc CFA. C’est dommage que la zone de libre échange continentale (ZLEC) ne soit pas le débat des géoéconomistes et que  la diversification industrielle soit encore sous-évaluée dans les apports des PTF et des banques internationales de développement. Mais les champions économiques ivoiriens sont en marche et pourraient et devraient bénéficier d’une vrai volonté politique.

Sources
  1. Ce dernier, dont la famille est une des plus importantes du clan baoulé, aux commandes du PDCI, fut titularisé par le nouveau président Henri Konan Bédié aux commandes de la BCEAO. Il sera, plus d’une décennie plus tard, le Premier ministre de la Côte-d’Ivoire, en charge de mener à bien une transition politique dont les figures de proue seront Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo ! Depuis avril 2011, il est président de la commission  » Vérité, justice, réconciliation « , nommé par le Président nouvellement élu Alassane Ouattara… ? Kako Nubukpo, La crise ivoirienne et l’avenir de l’intégration économique et monétaire ouest-africaine, L’Économie politique 2011/3 (n° 51), pages 97 à 112
  2. https://www.lopinion.fr/edition/international/12-janvier-1994-mitterrand-balladur-imposent-devaluation-franc-cfa-57999
  3. «  Le rôle particulier joué dans cette séquence par Alassane Ouattara mérite d’être souligné. En effet, entré au siège de la BCEAO comme ressortissant de la Haute-Volta (futur Burkina Faso La Haute-Volta, dont les ressortissants s’appelaient les…) au mois d’août 1973, et à ce titre titulaire plus tard du portefeuille de vice-gouverneur de la BCEAO (en janvier 1983) – poste statutairement dévolu aux ressortissants voltaïques et nigériens -, M. Ouattara deviendra, suite au décès d’Abdoulaye Fadiga, gouverneur de la BCEAO le 28 octobre 1988 sur proposition de Félix Houphouët-Boigny, au courant de l’ambiguïté relative à la nationalité de M. Ouattara.  » Kako Nubukpo, La crise ivoirienne et l’avenir de l’intégration économique et monétaire ouest-africaine, L’Économie politique 2011/3 (n° 51), pages 97 à 112
  4. «  Une bombe vient d’être lâchée ! On enterre le dogme de la parité fixe après 46 ans de statu quo monétaire. A ses côtés, le ministre français de la Coopération, Michel Roussin, le directeur du Fonds monétaire international, Michel Camdessus, le gouverneur de la BCEAO, Charles Konan Banny, semblent éprouvés par trois jours de huis clos et de rencontres nocturnes. Difficile de justifier ce que beaucoup considèrent comme une trahison auprès de leur population.  » Ibid.
  5. Le Rwanda, pays invité d’honneur à l’édition 2019 de la CGECI Academy a partagé son expérience de ce que quand l’Afrique le souhaite, elle peut implémenter les bonnes politiques publiques capables de créer un cadre incitatif pour l’investissement de capitaux privés. Le Président rwandais, SEM Paul Kagamé qui a honoré de sa présence cette 8ème édition de la CGECI Academy était là pour le rappeler à la face du monde.
  6. Kako Nubukpo, La crise ivoirienne et l’avenir de l’intégration économique et monétaire ouest-africaine, L’Économie politique 2011/3 (n° 51), pages 97 à 112
  7. Kako Nubukpo, De l’industrialisation à l’émergence ? Vieilles antiennes et horizons lointains, Entretien avec Afrique contemporaine 2018/2 (N° 266), pages 165 à 177
  8. Propos recueillis par  Boris Samuel, Politique africaine, Entre les plans d’émergence sans vision et des visions sans émergence : la difficile appropriation par l’Afrique de ses trajectoires de développement, 2017/1 (n° 145)
  9. Ces dernières années, le gouvernement ivoirien a pris des mesures favorisant l’accès des PME à la Commande publique. Par exemple, les capacités techniques et financière des 5 dernières années d’activités sont prises en compte pour permettre aux PME de soumissionner contre 10 années auparavant. Le délai de prorogation des documents à fournir, telle l’attestation d’identité, est passé de 3 à 6 mois. Par ailleurs, un marché de 800 milliards FCFA est réservé aux PME ivoiriennes. En 2018, ce sont plus de 38 % de parts de marchés qui ont été consacrés aux PME contre 19,2 % en 2016. Cela implique donc qu’une prospection soit faite par les opérateurs auprès des Administrations de crédits. Ce d’autant que, pour soutenir les PME, le gouvernement ivoirien a adopté en mars 2014 un cadre juridique et institutionnel portant orientation de la politique nationale de promotion des PME. Ce texte de loi stipule que l’État apporte aux PME l’appui nécessaire à l’accès aux marchés publics. En outre, le gouvernement ivoirien a élaboré le 15 juillet 2015 un décret relatif à l’amélioration de l’accès des PME à la commande publique, entérinant sa volonté d’octroi d’une proportion de 20 % des marchés publics aux PME. Dans le cadre de l’application de cette loi, une charte de la sous-traitance et de la cotraitance visant à permettre aux PME d’accéder, sous certaines conditions à des proportions des marchés publics nationaux.
  10. Jamais absent durant l’ère Gbagbo  !
  11.  Un autre personnalité clé de l’univers du chevauchement entre politique et big business
  12. https://www.actualiteivoire.info/politique/cote-divoire-2020-henri-konan-bedie-prepare-thierry-tanoh-en-coulisse/
  13. Que Tanoh connait bien