Lors de notre dernier Conseil des Affaires étrangères1, nous avons fait le point sur nos relations avec l’Amérique latine et les Caraïbes (ALC), au moment où cette région traverse une crise dramatique due à la pandémie provoquée par le Covid-192. C’était absolument nécessaire, car ces derniers temps, la région latino-américaine n’a pas eu une place suffisamment significative dans notre agenda. C’est une chose à laquelle nous devons remédier.

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Josep Borrell

Notre rapport avec l’Amérique latine implique un paradoxe : bien qu’ayant beaucoup de choses en commun, nos interactions restent bien en deçà de leur potentiel. Avec l’Amérique latine, nous partageons des langues, une culture, une histoire et une religion… Une partie importante de la population latino-américaine est issue de migrants européens du XVIe au XXe siècle, partis à la recherche d’une nouvelle « terre promise ». Buenos Aires ou Santiago ressemblent à des villes européennes. De nombreux points de vue, nous sommes les personnes les plus proches du monde.

Notre rapport avec l’Amérique latine implique un paradoxe : bien qu’ayant beaucoup de choses en commun, nos interactions restent bien en deçà de leur potentiel.

JOSEP BORRELL

L’Amérique latine a eu une influence culturelle immense

Cependant, l’Amérique latine est également très différente de l’Europe. Son identité est un mélange de ses racines indigènes et d’influences hispaniques et portugaises, mais aussi africaines, françaises ou italiennes. En développant sa propre personnalité, l’Amérique latine devient de plus en plus une Amérique avec sa propre identité. De ce fait, l’Amérique latine a eu une immense influence culturelle au cours du siècle dernier et a été un laboratoire pour de nombreuses expériences politiques. Mais elle souffre aussi, de manière chronique, d’une violence sociale et politique endémique.

Beaucoup de gens croyaient, lorsque j’ai commencé en tant que haut représentant et vice-président de la Commission européenne, que le fait d’être espagnol signifiait que j’allais accorder beaucoup d’attention à l’Amérique latine. Toutefois, à cause des crises dans notre entourage et des restrictions causées par le coronavirus, je n’ai pas pu me rendre dans la région en presque un an. Nous devons inverser cette tendance. Il est temps de faire plus de choses ensemble.

Les conséquences dramatiques de la COVID-19 en Amérique latine

En juillet, nous avions déjà abordé les conséquences dramatiques du Covid-19 en ALC. Depuis lors, la situation s’est encore détériorée et la région est la plus touchée par la pandémie. Cela a conduit à une augmentation alarmante de la pauvreté et des inégalités. Avec seulement 8 % de la population mondiale, la région représente aujourd’hui un tiers des décès dans le monde. Les systèmes de santé sont souvent surchargés et la région a hérité d’un grand nombre de problèmes sociaux, dont certains sont également présents en Europe, qui ont aggravé l’impact de la pandémie : le poids du secteur informel, la pauvreté, l’insécurité, les villes surpeuplées, l’isolement des communautés rurales, un assainissement inadéquat, ainsi que des services de santé limités.

Les progrès en matière de développement ont commencé à s’effondrer

Même avant la pandémie, la frustration grandissait en Amérique latine alors que les acquis en matière de développement des dernières décennies commençaient à s’effondrer. Un scénario d’instabilité politique à long terme, d’insécurité et de défis en matière de démocratie et de droits de l’homme semble très probable. Le crime organisé accroît son contrôle dans la région la plus violente du monde et le soutien populaire à la démocratie est tombé à un niveau sans précédent (de 61 % en 2010 à 48 % en 2018, selon Latinobarómetro).

Un scénario d’instabilité politique à long terme, d’insécurité et de défis en matière de démocratie et de droits de l’homme semble très probable.

JOSEP BORRELL

La région souffre de nombreuses crises politiques. Le Venezuela reste une plaie ouverte : quelque 5,1 millions de Vénézuéliens ont cherché refuge dans les pays voisins. C’est la plus grande crise humanitaire de la région et l’une des plus oubliées par la communauté internationale. Les conflits internes et la violence persistent en Colombie, en Bolivie ou au Nicaragua, et les tensions sociales s’accroissent dans plusieurs pays de la région. Le Venezuela et la Colombie figurent désormais parmi les principaux pays d’origine des demandeurs d’asile dans l’Union européenne (respectivement en troisième et quatrième position). Cependant, comme ils n’atteignent pas nos côtes dans des bateaux au péril de leur vie, ce flux de personnes passe inaperçu.

La pire récession de l’histoire

Le Fonds monétaire international (FMI) met en garde maintenant contre une nouvelle « décennie perdue », avec des économies qui devraient se contracter de 8,1 % en 2020. Alors que la région est confrontée à la pire récession de son histoire, faire preuve de notre solidarité avec ses 665 millions d’habitants n’est pas seulement un impératif moral, c’est aussi l’occasion d’intensifier l’engagement de l’Union européenne en faveur d’une région dont l’importance stratégique est passée inaperçue pendant trop longtemps.

L’attention que nous portons à la région ALC n’est pas à la mesure de son importance. Ensemble, nous représentons près d’un tiers des voix aux Nations unies (ONU). Le stock d’investissements étrangers directs (IED) de l’UE en ALC s’élève à 758 milliards d’euros, soit plus que le total des investissements de l’UE en Chine, en Inde, au Japon et en Russie réunis. L’UE est également le principal partenaire de développement de la région et un important fournisseur d’aide humanitaire. Et les échanges entre les peuples sont intenses : quelque 6 millions de ressortissants de l’UE et de l’ALC travaillent et vivent de l’autre côté de l’Atlantique. L’UE a négocié des accords de partenariat, commerciaux ou politiques et de coopération avec 27 des 33 pays, faisant de l’ALC la région qui a les liens institutionnels les plus étroits avec l’UE.

L’attention que nous portons à la région n’est pas à la mesure de son importance.

JOSEP BORRELL

Un sentiment croissant d’abandon

Cependant, nous n’avons pas tenu de sommet bilatéral depuis 2015 et il y a eu peu de visites de haut niveau. Cela n’est pas passé inaperçu : nos missions diplomatiques envoient des rapports faisant état d’un sentiment croissant d’abandon. Dans le même temps, d’autres acteurs internationaux occupent cette zone. Les États-Unis ont maintenu un engagement constant, et les investissements chinois ont décuplé entre 2008 et 2018. De fait, la Chine nous a récemment dépassés en tant que deuxième partenaire commercial de l’Amérique latine.

Je suis donc reconnaissant à l’Allemagne d’avoir proposé d’accueillir une conférence ministérielle UE-ALC, prévue en décembre à Berlin. Cette initiative pourrait déclencher une nouvelle dynamique d’engagement à haut niveau. Il est également urgent de revitaliser les relations de l’UE avec le Mexique et le Brésil, nos principaux partenaires stratégiques dans la région. Nous devrions progresser rapidement vers les Sommets de 2021.

Le fait d’aider les pays d’Amérique latine et des Caraïbes à parvenir à un rétablissement écologique, numérique, durable et inclusif s’inscrit dans un intérêt réciproque.

JOSEP BORRELL

Le fait d’aider les pays d’Amérique latine et des Caraïbes à parvenir à un rétablissement écologique, numérique, durable et inclusif s’inscrit dans un intérêt réciproque. L’ALC abrite la forêt tropicale amazonienne, où se trouve 50 % de la biodiversité de la planète, et représente environ 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Veiller à ce que la région s’oriente vers une croissance plus durable est une question prioritaire. Cela devrait conduire les ambitions à la hausse dans le cadre de l’accord de Paris avant la COP 26 en 2021.

L’accord entre l’Union européenne et le Mercosur pourrait impliquer un changement de cap

En ce sens, l’accord UE-Mercosur pourrait représenter un avant et un après. Je me souviens m’être rendu au Brésil et en Argentine, en tant que président du Parlement européen, au début de ce siècle, et avoir entendu dire que cet accord était « presque » conclu. Environ 20 ans plus tard, il est encore « presque » conclu. S’il est approuvé, ce serait le plus grand accord de partenariat jamais conclu par l’Union et il pourrait contribuer de manière significative à la reprise économique des deux côtés de l’Atlantique.

Toutefois, je suis conscient que le climat politique actuel ne facilite pas la ratification. Le Parlement européen a adopté une résolution avertissant que, dans sa forme actuelle, cet accord ne pourrait pas être ratifié. Au niveau du Conseil, un nombre important d’États membres émet également des réserves. Nous devons donc nous engager auprès des parlements et des citoyens pour mieux répondre à leurs préoccupations.

Ni le Mercosur ni l’Union ne se sont établis comme de simples zones de libre-échange, et un accord entre les deux ne peut pas non plus être compris, de manière schématique, en ces termes.

JOSEP BORRELL

L’accord UE-Mercosur ne doit pas être considéré comme un simple accord de libre-échange. Ni le Mercosur ni l’UE ne se sont établis comme de simples zones de libre-échange, et un accord entre les deux ne peut pas non plus être compris, de manière schématique, en ces termes. Il a une signification géopolitique profonde : c’est un outil qui permet aux deux régions de mieux faire face à la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine, dans lequel tant l’Amérique latine comme l’UE risquent d’être placées dans une position de subordination stratégique.

Les préoccupations légitimes des citoyens européens

L’UE qui a négocié l’accord du Mercosur au début des années 2000 n’est plus la même qu’en 2020, et encore moins lorsque nous atteindrons 2030, conformément à l’agenda du Pacte vert européen. Il est légitime que les citoyens européens hésitent à signer un accord avec des gouvernements qui rejettent l’accord de Paris et dont les politiques menées en Amazonie suscitent d’importantes préoccupations environnementales.

Cependant, le coût politique et économique d’un échec serait considérable : après 20 ans de négociations, c’est la crédibilité de l’Europe dans la région qui est en jeu. Cet accord doit être considéré comme un levier pour un changement des modes de production et de consommation. Nous devrions l’utiliser pour promouvoir le dialogue politique et la convergence normative pour la transition « verte » des deux groupes régionaux. Si nous n’arrivons pas à cet accord, nous perdrons beaucoup d’influence pour discuter de ces questions avec les pays d’ALC.

L’accord prévoit déjà des instruments utiles pour traiter ce problème, et il devrait être possible de les renforcer avec des outils supplémentaires sur le climat et l’environnement, sans rouvrir ce qui a déjà été négocié. En tant qu’UE, nous serions mieux avec un accord renforcé que sans aucun accord.

Le coût politique et économique d’un échec serait considérable : après 20 ans de négociations, c’est la crédibilité de l’Europe dans la région qui est en jeu. Cet accord doit être considéré comme un levier pour un changement des modes de production et de consommation.

Josep Borrell

La question qui se pose aujourd’hui sur les questions environnementales a été soulevée à l’époque à propos de la protection des normes démocratiques. Aujourd’hui, tous les accords de partenariats de l’UE comportent une clause démocratique. Ce type de clause a été créé en 1991, lorsque l’Argentine, sortant d’une dictature militaire et craignant son retour, a demandé qu’il soit inclus dans son accord de partenariat. En 1995, le Conseil européen a décidé de l’étendre à tous les accords d’association avec des pays tiers. Tout comme nous avons déjà innové avec un pays d’Amérique latine sur la question essentielle du respect du système politique démocratique, nous pourrions maintenant faire quelque chose de similaire avec la question tout aussi importante de la durabilité environnementale et climatique.

Dans tous les cas, nous devrions être plus proactifs en travaillant ensemble au niveau multilatéral, en identifiant les questions spécifiques où cette coopération pourrait être la plus fructueuse. Nous sommes en train de préparer une feuille de route plus détaillée à cet égard, qui sera présentée au début de l’année prochaine.

Une occasion unique

Nous avons maintenant une occasion unique, que nous ne pouvons pas nous permettre de manquer. Personnellement, je me sens très lié à l’Amérique latine, je m’en sens très proche. Cependant, je suis convaincu que si nous parvenons à élever nos relations bilatérales au niveau qu’elles méritent, l’Union européenne tout entière en bénéficiera.

Sources
  1. Qui a eu lieu le 12 octobre 2020.
  2. La première version de cet article a été publiée sur le blog “Window on the world” du haut représentant et vice-président de la Commission européenne : https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/87216/latin-america-europe-%E2%80%98other%E2%80%99-transatlantic-relationship_en