Je rentre à la maison. Je sors du tunnel après exactement trois semaines d’obscurité. Je suis toujours positif, mais après 21 jours de Covid et au moins trois jours sans symptômes, je peux continuer ma quarantaine à la maison. Il y a un besoin terrible de lits pour hospitaliser les patients graves qui arrivent sans cesse, nombreux, trop nombreux.

Quand je suis entré, à mon étage seulement, nous étions 18. Désormais, nous sommes 84. Plus de la moitié d’entre eux a moins de 54 ans : ils sont intubés et couchés sur le ventre. Une «  procédure  » terrifiante que l’on m’a racontée en détail. On vous donne un sédatif, on vous met un tube dans les poumons, et à partir de ce moment, vous êtes plongé dans la nuit d’un temps infini et d’un lieu indéfini. Vous êtes allongé sur le ventre, dans une position orchestrée par un réanimateur expérimenté, pendant seize heures consécutives. Puis ils vous retournent sur le dos pendant huit heures. Puis ça recommence : seize heures en position couchée, huit heures en position allongée. Et ainsi de suite. Autant de fois qu’il le faut pour « distendre vos poumons », comme on dit, et espérer qu’entre temps la maladie régresse, et ne détruise pas ce qui reste de votre système respiratoire. Si cela se produit, à un moment donné, on vous extube, on vous réveille, et vous n’avez plus qu’à espérer qu’il vous reste encore un peu de souffle dans la gorge pour crier que ça y est, vous vous en êtes sorti. Si ce n’est pas le cas, vous partez sans le savoir, et sans qu’un membre de votre famille, un parent, un ami ait pu vous donner une dernière caresse. J’ai été épargné de tout cela. Je laisse mon lit à ceux qui sont plus mal lotis que moi, en attendant qu’un premier test soit enfin négatif.

Je ne sais pas quand il arrivera et je m’en fiche. Parmi tous les « submergés » que j’ai vus dans cette aventure, je fais partie de ceux qui ont été « sauvés »1. Et cela me suffit. Même si ma pauvre mère est toujours là, dans cette pièce, seule face au Mal, je lui en suis reconnaissant. Reconnaissance envers le Destin, le hasard, Dieu, la Nature : que chacun choisisse selon sa croyance. Reconnaissance envers ma femme et mes enfants, envers la Vie, qui veut vivre même lorsque la chimie du corps affolée ou la psyché affaiblie de l’esprit voudraient sa destruction. Reconnaissance envers les médecins, les infirmières, tous les travailleurs de la santé que j’ai rencontrés et connus, entre les soins intensifs, les soins sous-intensifs et le service clean-dirt, comme on l’appelle dans le nouveau jargon clinique imposé par le virus. Il faudrait les voir « au front », étouffés par des blouses, des gants, des masques, des visières et des lunettes, pour comprendre qui ils sont et ce que ces gens pensent, eux qui font de l’Italie un pays meilleur. Leur compétence, leur sacrifice, leur dévouement, leur attention, leur solidarité : cette fois, ils ne sauvent pas seulement l’existence des autres. C’est la leur qu’ils mettent en jeu, à chaque minute, à chaque heure, chaque jour. Et toutes les nuits la folie des gardes imposées par les contaminations en hausse. Les grands virologues, épidémiologistes, pneumologues, nous avons appris à les connaître à la télévision. Mais nous ne parlons jamais assez de cette armée silencieuse et merveilleuse de femmes et d’hommes qui se battent pour nous et pour notre santé. « Nous embaucherons 83 000 soignants », ont-ils promis dans l’ivresse de la movida estivale

Hélas, c’est moins d’un tiers de l’effectif qui a été embauché jusqu’à présent. « Parce qu’on ne les trouve pas en traversant la rue », nous explique-t-on : un réanimateur est formé en cinq ans, une infirmière expérimentée en trois. Résultat : des remises de diplôme anticipées de deux mois pour les doctorants qui ont été envoyés sans transition sur le terrain. Mais ils restent peu nombreux. Et c’est comme ça qu’aujourd’hui, ces figures angéliques arpentant les couloirs des hôpitaux ne représentent qu’à peine 50 % des effectifs qui seraient nécessaires dans la situation actuelle. Ils se battent pour nous à mains nues, pour un salaire qui va de 1 400 à 1 600 euros par mois. Ils accueillent et portent assistance à tous les malades qui se pressent dans les urgences, les hôpitaux, les ambulances (hier, à ma sortie de l’hôpital, il y en avait 56 qui attendaient sur la place du « triage »). Vieux et jeunes, blancs et noirs, pauvres et aisés : tous ont les mêmes droits, dans ce bien-être universel unique, mais aujourd’hui trop fragile, que nous avons hérité du glorieux XXe siècle. Et eux, les « héros du front » déjà oubliés, sont là pour garantir ces droits. Sans coup de gueule, sans plainte : « c’est notre travail », vous répondent-ils. Bien entendu, c’est votre travail, mais merci pour ce que vous faites et pour ce que vous êtes.

Puis, comme d’habitude, après la Vie, il y a la Politique. Et là, comme d’habitude, ça ne colle pas. Le compte n’y est pas pour le gouvernement, qui continue de revendiquer le bien fondé des mesures prises face à la première vague, mais qui ne cesse de s’auto-absoudre pour ce qu’il n’a pas fait face à la deuxième vague. Des soins intensifs manqués aux ventilateurs pulmonaires disparus, de l’absence de soins dans les déserts médicaux au réseau surchargé des transports publics locaux. J’ai la plus grande estime pour le ministre Speranza2, mais face au drame qui nous secoue, il nous laisse nous les journalistes, « gribouilleurs » à deux balles, publier des livres inutiles3 : tout ce que nous attendons de lui, c’est du travail, du travail et encore du travail. J’ai le plus grand respect pour le Premier ministre Conte, mais face aux chiffres de cette urgence, les décrets du Premier ministre en cascade ainsi que la stratégie des petits pas (car il s’agit si possible de faire un pas en arrière pour se ranger derrière les autorités locales), ne servent plus à rien : nous attendons des actes venant d’un exécutif clair et sans équivoque, strict et à la hauteur de ce qui nous opprime. Nous n’avons pas besoin des sermons et des conseils inutiles d’un bon père de famille. J’ai la plus grande estime pour le ministre Gualtieri4, mais pour maintenir un certain équilibre entre l’économie et la santé, il ne peut y avoir de place pour un malentendu sur nos priorités : le confinement est une tragédie nécessaire, les bars, les restaurants et les magasins fermés sont des blessures profondes dans la chair vivante de notre civilisation, mais il nous faut trouver et donner jusqu’au dernier centime les ressources dont le système a besoin pour résister à l’impact de la vague des fermetures.

J’ai le plus grand respect pour la ministre Dadone5, mais il faut reconnaître que l’App de traçage Immuni a été un échec. Et pourtant, en tant que citoyens, nous devons regarder en nous-mêmes, et nous regarder dans les yeux. Je l’ai déjà écrit, j’en reste convaincu : je ne peux pas échapper à l’ampleur du conflit culturel, moral et constitutionnel que nous lance le Covid. Mais nous devons renoncer à des pans entiers de notre liberté si nous voulons défendre notre civilisation. Nous qui, dans des conditions normales, avons déjà confié sereinement notre vie aux algorithmes du capitalisme de surveillance, et après avoir échangé un Whatsapp avec un ami sur une voiture qui nous plairait bien ou un voyage que nous aimerions faire, recevons immédiatement les pop-up publicitaires correspondants ; nous ne pouvons pas, devant des personnes qui tombent malades et meurent, nous faire les porte voix d’un fétichisme de la Vie privée vidé de tout son sens ou crier à la Dictature, à la Dérive fasciste, à Big Brother. Ce n’est pas le moment, ce n’est vraiment pas le moment.

On est aussi loin du compte pour la majorité, dont les parlementaires ne font que jacasser à propos de « vérification parlementaire », d’« États généraux » et d’autres fumisteries de politiciens alors qu’au même moment, la maison brûle. Le compte n’y est pas non plus dans les rangs de l’opposition, qui alors que les places sont dans la tourmente, ne parvient pas à trouver de nouveaux mots pour combiner les concepts de vérité, « d’altérité », et de responsabilité. Le compte n’y est pas dans les régions, qui oscillent entre les hésitations de la Lombardie et les délibérations tonitruantes de la Campanie. Ce qui s’est passé à Naples n’est pas seulement le feu fatal d’une nouvelle plèbe abandonnée, utilisée par la frange la plus violente du typhus politique et exploitée par la Camorra. C’est un fusible allumé et prêt à exploser au cœur de notre démocratie, qui est maintenant minée par le risque d’une autre contagion : celle de la contestation. Bien plus qu’une simple question d’ordre public : plutôt un autre défi institutionnel et de valeur, que l’agent pathogène nous oblige à affronter avec rigueur, mais aussi avec mesure.

J’ai la plus grande confiance dans le gouverneur De Luca, et je serais enclin à partager – sans « si » et sans « mais » – sa posture de shérif devant certaines images glaçantes qui ont circulé hier sur les réseaux sociaux, entre les déjeuners joyeux sur les plages de Posillipo et les rangées kilométriques de skieurs dans les téléphériques de Cervinia. Mais on ne gouverne pas un territoire dévasté et difficile avec la Terreur de la radiographie et l’Apocalypse de la mort : il faut sensibiliser, mobiliser, mais rassurer l’opinion publique. C’est ce que nous enseigne Angela Merkel avec son historique Wir Schaffen Das prononcé il y a cinq ans. C’était un autre contexte historique, voire une autre ère géologique. Mais ces paroles, nous les attendons de ceux qui doivent nous guider au-delà de cette obscurité. Cela dépend de nous, cela dépend de vous. « Mais nous y arriverons. »

Sources
  1. Référence au livre de Primo Levi, I Sommersi e I Salvati, Einaudi, 1986.
  2. Ministre de la Santé italien.
  3. Le ministre Speranza a publié un livre qu’il a ensuite retiré du commerce.
  4. Ministre de l’Économie et des Finances italien.
  5. Ministre de l’Administration publique.
Crédits
Nous remercions le directeur de La Stampa pour les droits sur
son éditorial.