L’un d’entre nous rencontre Frédéric Worms le samedi 20 mai dans l’après-midi, dans ses bureaux qui surplombent la Cour aux Ernest. En nous asseyant, nous parlons de son article dans Libération, de sa contribution au volume sur Bergson et la religion, et constatons avec joie la surprenante convergence de nos problèmes théoriques présents et de nos projets pratiques pour l’avenir.

Chez Bergson, l’ouverture contemporaine passait par la Société des Nations, ce qui impliquait le démantèlement d’entités supranationales comme l’Empire austro-hongrois en États nations. Aujourd’hui, il semble qu’inversement on associe systématiquement l’ouverture à la défense de l’Union européenne. Que penser de ce retournement ?

Société des Nations : il ne faut pas prendre le terme comme si Bergson avait défendu une thèse selon laquelle « il y a d’une part des nations et d’autre part la SDN, sans qu’il y ait d’autres possibilités d’ouverture interne et transnationale ». La SDN est une institution qu’il a vu émerger, comme une réponse à un nationalisme clos et guerrier, comme un geste d’ouverture, en un sens il l’a vu apparaître dans le prolongement de la rencontre avec Wilson, comme une des incarnations possibles de l’ouverture politique et, en un sens, de la mystique.

Il y a chez Bergson une distinction en fait très nette, très radicale entre ce qu’on pourrait appeler un patriotisme ouvert et un nationalisme clos.

Frédéric Worms

Je ne suis pas sûr qu’il faille pour autant considérer que, chez lui, il faut placer les nations d’un côté et l’universel de l’autre. La distinction clos-ouvert traverse toutes les entités, elle ne se fige dans aucune entité. Implicitement, dans les Deux sources, on trouve une critique rétrospective de son engagement nationaliste dans la Première guerre mondiale. Il y a un passage très énigmatique où il dit que le patriotisme peut être du côté de l’ouvert et ma thèse serait de dire qu’il y a chez Bergson une distinction en fait très nette, très radicale entre ce qu’on pourrait appeler un patriotisme ouvert et un nationalisme clos. Ce n’est pas tellement une question de substantifs, nationalisme ou patriotisme, mais c’est une question d’adjectifs, clos ou ouvert, c’est une différence de nature, je pense vraiment qu’il y aurait à partir de Bergson les moyens de penser un nationalisme ou patriotisme clos ou ouvert. Si on pense des entités transnationales, elles peuvent elles aussi être closes ou ouvertes. Il peut y avoir des entités transnationales fermées.

Ce qui est très intéressant c’est de voir la manière dont il a pratiqué la SDN. Comme vous savez, il ne l’a pas seulement théorisée, il l’a pratiquée, il a été nommé responsable de ce qui est aujourd’hui l’UNESCO, la CICI [Commission Internationale de Coopération Intellectuelle]. Il est intéressant de regarder dans les Mélanges de Bergson ses interventions dans cette enceinte. Il ne pensait pas du tout que la création de cette entité était l’ouverture sur mesure, il pensait que c’était un moyen qui pouvait tout à fait retomber dans des discours creux – ce qui était pour lui une des pires choses –, ou dans des politiques d’hypocrisie, de clôture, etc. Si on regarde de près, il prônait des mesures assez précises d’ouverture et pas du tout des mesures mystiques, et par exemple il disait « il faut faire des échanges de livres, il faut faire voyager les étudiants », l’existence de la CICI en elle-même n’était pas du tout magique.

Donc Erasmus est un exemple de politique de l’ouvert ?

Erasmus, c’est typiquement bergsonien, oui, tout à fait. Il y a un passage magnifique dans les Deux sources où il dit que l’ouverture passe aussi par le point de vue de l’autre, que la seule manière est de lire sa littérature, de voyager, de comprendre son point de vue, et au fond pourquoi ?

Il faudrait revenir assez vite à l’idée que la clôture n’est pas une métaphore, c’est un diagnostic quasi-ontologique sur la finitude, je ne dirais pas la finitude mais les limites de l’être humain qui est amené à se clore parce qu’il ne peut pas tout faire, d’abord il se clôt, cela veut dire qu’il se défend, il est dans la guerre, et puis il n’a qu’une langue, il n’a qu’un monde et voilà – normalement nous devrions être ouverts, ouverts sur tous les vivants, et puis pour des raisons pratiques on est limité, et donc nous n’avons qu’une langue, nous n’avons qu’une littérature maternelle, nous n’avons qu’une culture.

Comment s’ouvrir ? Le grand mystique arrive, selon Bergson, à se libérer d’un coup, mais l’être humain lambda, lui, il faut l’ouvrir concrètement, il faut un vrai diagnostic sur la clôture. Puisque la clôture consiste à n’avoir qu’une culture nécessairement close et à penser les autres comme des dangers, l’ouverture demande des moyens très concrets.

Donc : un mystique a l’idée de la SDN, mais sa mise en œuvre implique des mesures techniques. Bergson a une sorte d’humilité qui consiste à dire : vrai ou faux, Wilson a eu une intuition d’ordre mystique, mais pour la mettre en œuvre en tout cas il faut des êtres humains qui ne sont pas tous des mystiques, loin de là, y compris moi, Bergson, à qui on a confié ce truc-là. Donc tout le monde s’attendait à le voir faire des grandes phrases de philosophe, eh bien non, il a prôné les échanges de livres. Donc Erasmus, très bien, mais l’UNESCO, il n’aimerait pas du tout ce qu’est devenu l’UNESCO, qui est plutôt dans cette idée de rapprochement culturel universel et pas dans le diagnostic des points de clôture concrets. Donc c’est typiquement bergsonien, Erasmus, ça c’est certain.

Dans votre article paru sur Libération, vous citez comme cas d’ouverture l’accueil des migrants, ici des échanges de livres et de personnes. Cela nous amène à un autre concept très présent dans le discours ambiant aujourd’hui, celui de mobilité : mobilité sociale, professionnelle, géographique, et accès aux flux d’information. Quel est le rapport entre la mobilité et l’ouverture ? L’ouverture présuppose-t-elle la mobilité, la mobilité présuppose-t-elle l’ouverture ?

(Longue réflexion) Je pense qu’en fait la mobilité, si on se tient à Bergson, la mobilité spatiale, la mobilité enregistrée spatialement ne peut jamais suffire. Le critère sera toujours plutôt le dépassement d’un obstacle, la création ou la nouveauté temporelle que la mobilité en tant que telle. On peut tout à fait ne rien changer par des techniques de déplacement, ou par des techniques d’information. Je pense aussi comme Bergson que les techniques sont toujours ambivalentes, et que les techniques de déplacement ne sont pas toujours ce qui garantit la nouveauté du voyage. Là, c’est très clair qu’on va toujours retomber sur les vrais obstacles à la mobilité qui sont toujours la fermeture plutôt morale, politique, sociale que simplement spatiale, même si souvent cela se recoupe : quand une frontière se ferme c’est à la fois moral et spatial ; mais pour qu’elle s’ouvre il ne suffit pas qu’elle soit spatiale.

Je pense que si on ouvrait les frontières ce serait déjà un geste moral, mais encore faut-il qu’après l’ouverture se poursuive… Des frontières peuvent émerger dans les villes, dans l’éducation. Donc Bergson nous amènerait à ne pas accorder une trop grande confiance à une simple ouverture technologique ou à une simple mobilité spatiale.

Les techniques de déplacement ne sont pas toujours ce qui garantit la nouveauté du voyage.

Frédéric Worms

C’est là qu’il y aurait un point de tension intéressant entre Bergson et Popper. Popper, lui, pense la société ouverte, vraiment au sens de ce qu’on appellerait aujourd’hui la société de l’information : si on peut accéder à tous les contenus, si un espace de discussion libre et ouvert se crée, il y aura une société démocratique avec des critères de vérité un peu comme dans l’espace scientifique.

L’ouverture serait alors interprétée comme transparence ?

On peut parler de transparence, d’ouverture de l’information, de non censure, d’accès aux flux d’information dont vous parliez. Si on lit Popper depuis les Deux Sources, je pense que Bergson dirait que l’obstacle à l’ouverture, à la mobilité est plus profond que Popper ne le croit. L’obstacle est vraiment anthropologique, et de ce point de vue-là Popper serait peut-être un peu optimiste. C’est une vraie question.

Sans doute que Bergson reconnaîtrait aussi… Ne parlons pas pour lui, mais sans doute que son concept d’ouverture se traduirait par une mobilité et surtout, son concept de clôture par les obstacles mis à cette mobilité, donc c’est vrai que l’inégalité sociale se traduit par un blocage de l’ascension sociale, que l’inégalité humaine se traduit par un retour des murs, des frontières, donc je pense que votre question est juste dans la mesure où dans les obstacles à la mobilité on retrouve l’obstacle anthropologique fondamental.

La mobilité et les obstacles à la mobilité seraient donc des symptômes de l’ouverture et de la clôture ?

Voilà. Il ne faudrait pas croire qu’il suffise d’ouvrir les barrières, les flux pour qu’on ait l’ouverture morale.

Cela nous amène à une autre ambiguité souvent présente dans les médias, l’identification entre ouverture politique et libéralisme économique.

C’est une grave confusion. Dans le libéralisme économique il y a bien entendu un aspect de compétition qui est typiquement la clôture au sens de Bergson, c’est-à-dire que la compétition économique, c’est typiquement l’homme fini qui cherche son intérêt. En principe, il ne le cherche pas nécessairement contre les autres, mais en fait c’est le cas, précisément parce qu’il est limité. L’ouverture morale et politique, au contraire, c’est d’abord un geste qui cherche à délivrer l’humanité de sa finitude, de sa souffrance et de ses injustices, donc un geste d’emblée universel.

Le libéralisme a deux facettes en réalité, à mon avis : en tant qu’aspiration politique, le libéralisme politique traditionnel est un geste politique qui consiste à se libérer de la tyrannie de l’État, de la domination d’autrui, à dire que chaque être humain est libre et inviolable, et ça d’une certaine façon c’est un geste d’ouverture morale universel. Mais quand il se replie sur la liberté individuelle comme opposée aux autres et sur le principe d’une compétition censée engendrer la justice toute seule, alors le libéralisme risque de basculer vers la clôture précisément à cause d’un obstacle anthropologique majeur. Si on veut empêcher la guerre, faire confiance aux intérêts en compétition ne suffira jamais. La question de la compétition sera toujours plus forte que le calcul positif de l’intérêt. Dans la compétition va se nicher toujours la guerre.

Je pense profondément que c’est une erreur, en même temps ce qui est important c’est de ne pas réduire le libéralisme au libéralisme économique : on a besoin de la revendication de liberté, de la revendication d’autonomie, d’inviolabilité de l’individu, etc. Il ne faut pas croire pour autant qu’on puisse libérer l’humanité sans émanciper les individus, par exemple par des mesures d’égalité universelle. Ce serait une erreur, mais je pense en même temps que la recherche de l’intérêt individuel porte aussi en elle la guerre, comme le nationalisme selon la célèbre phrase de Jaurès : « le nationalisme porte en lui la guerre comme la nuée annonce l’orage », je pense que le libéralisme est vraiment fondé sur cette image un peu fausse que la rationalité économique va apaiser la compétition des intérêts, vous savez les intérêts comme remède aux passions, c’est l’idée défendue par Albert O. Hirschman dans son livre Les passions contre les intérêts, ce sont les théories du XVIIIe siècle, la paix par le commerce, etc. L’avantage de la compétition économique c’est qu’elle serait rationnelle. Mais il s’agit d’une anthropologie profondément optimiste et fausse. La rationalité est certes du côté de l’universel et de l’ouvert mais elle ne suffit pas et elle peut sinon engendrer la guerre du moins être utilisée par elle.

Il y a une vraie confusion entre ouverture politique et libéralisme économique

Frédéric Worms

C’est là que l’analyse du quatrième chapitre de Bergson est magistrale car après avoir élaboré les distinctions anthropologiques fondamentales, il soutient – il ne le dit que pour la technique industrielle, mais cela peut valoir pour les autres : « la situation où on est, c’est que la situation anthropologique fondamentale se voit démultipliée par des outils nouveaux de puissance inouïe ». Cela vaut pour les techniques industrielles : il évoque l’extraction de la houille, il n’y a pas le nucléaire mais il le voit venir. Mais cela vaut aussi pour le marché : la compétition économique se voit devenir capitalisme mondial et tout ce que vous voulez. Ces outils-là pourraient servir à la justice, mais à condition d’être orientés par une volonté d’émancipation claire. S’ils sont mis au service d’une anthropologie ou d’une vision politique qui porte en elle la guerre, ils serviront la guerre.

Pour moi il ne faut pas se leurrer : dans compétition économique il y a encore compétition. Celui qui ne pense qu’à la rationalité se trompe. Et donc celui qui fait confiance au marché comme agent rationnel, je lui dis « le marché, c’est aussi la guerre », si on le laisse faire.

Il y a une vraie confusion entre ouverture politique et libéralisme économique, dans la mesure où on oublie que le libéralisme s’est d’abord conquis comme espace de liberté politique et d’émancipation universelle, et que le rabattre sur la compétition économique c’est risquer non seulement de le réduire, mais aussi vraiment de le renverser. La domination qu’on a perdue du côté politique, on la retrouvera du côté économique – et après on est surpris. Mais c’est parce qu’on n’a pas pris comme seule et unique boussole l’émancipation de tous les hommes. Le truc de Bergson qui est assez puissant, c’est de dire : ‘il n’y a pas de demi-mesure’. Soit vous visez l’émancipation universelle, soit vous tombez dans la guerre. Si on perd cette visée d’émancipation, on est dans la guerre : il n’y a pas de demi-mesure. La rationalité est entre les deux, mais pour ce qui est de la finalité morale et politique, il y a dualité.

Est-il possible de distribuer géographiquement le clos et l’ouvert pour séparer un bloc clos, dont la Corée du Nord et Daesh seraient les exemples canoniques et dont le leader serait Poutine, et un bloc ouvert, dont le Danemark et les pays nordiques seraient exemplaires et dont le leadership serait passé récemment d’Obama à Angela Merkel ?

C’est une question très importante qui a faussé le débat et même qui a servi de prétexte à des guerres, l’exemple-type étant le discours de George Bush Jr après le onze septembre. C’est vraiment le fil directeur de mon travail récent, c’est vraiment très important. Je pense qu’il faut penser en termes de seuils, de degrés qui ont tous quelque chose d’absolu mais dont aucun n’est jamais complet. Donc il y a effectivement des seuils d’ouverture, en-deçà desquels on peut vraiment parler de clôture complète, au-delà desquels on peut parler d’ouverture, mais on ne peut jamais dire qu’une société est complètement ouverte. Elle peut seulement avoir franchi des seuils d’ouverture. Elle peut aussi régresser en-deçà de ses seuils d’ouverture, par exemple la Russie à un moment donné avait ouvert la liberté de la presse, aujourd’hui elle est refermée, je pense que ce n’est plus du tout une société ouverte, ce qui ne veut pas dire que de notre côté, nous serions dans des sociétés absolument ouvertes. Nous ne sommes pas en démocratie, comme si elle était achevée, nous avons franchi certains seuils démocratiques, absolus certes, mais toujours fragiles, donc l’idée qu’il y aurait le camp des démocraties achevées et le camp des dictatures est évidemment tout à fait fausse, même si la différence entre dictature et démocratie reste absolue, avec des seuils absolus d’un côté comme de l’autre. Il y a effectivement des sociétés qui tendent vers une clôture radicale, mais je ne mettrais pas quand même la Corée du Nord et les États-Unis de Trump dans le même sac, il y a des seuils.

On ne peut jamais dire qu’une société est ouverte. Elle peut seulement avoir franchi des seuils d’ouverture.

Frédéric Worms

La démocratie américaine, en ce moment, je pense qu’elle est plus intéressante que jamais. On quitte une idéalisation non seulement fausse mais abusive, trompeuse, idéologique, une idéalisation idéologique de la démocratie américaine – même par Obama en fait, même si je suis obamaniac, je pense quand même qu’il a fait usage de cette rhétorique : ‘nous, la démocratie’. Ce qui est intéressant c’est qu’on a maintenant un président ouvertement antidémocrate, qui certes continue à faire la leçon au monde sur la démocratie, mais c’est ‘America first’, pas ‘democracy first’, au moins il fait cartes sur table. Dans une telle situation, la démocratie américaine, où est-elle ? Elle est dans le petit juge de Hawaii. Cela reste très bergsonien en réalité, car pour Bergson n’est pas mystique qui veut, donc George W. Bush n’aurait certainement pas été un mystique au sens bergsonien. Qui est un mystique bergsonien ? C’est justement peut-être le petit juge de Hawai qui se dresse, qui dit ‘Trump – Stop. Vous êtes peut-être président des États-Unis, mais vous n’avez pas le droit de faire ça.’

Le mystique bergsonien, c’est le mystique kierkegaardien, c’est l’épine dans la chaussure, c’est le caillou dans le chassure, c’est le type qui dit stop, qui se lève et qui dit stop. Le type qui dit ‘nous sommes la démocratie’ n’est certainement pas un mystique bergsonien. Comme dit Jankélévitch, celui qui dit qu’il est mystique ne l’est pas. Le mystique est celui qui fait les choses, qui incarne un principe contre une régression.

Typiquement, je pense que c’est aujourd’hui que la démocratie américaine peut redevenir une démocratie authentique, en se confrontant à ces régressions comme tout pays démocratique et en sortant de cette idéalisation idéologique.

Nous ne sommes pas en démocratie, mais nous avons franchi certains seuils démocratiques, toujours fragiles. L’idée qu’il y aurait le camp des démocraties et le camp des dictatures est évidemment tout à fait fausse.

Frédéric Worms

Le risque, c’est vraiment mon obsession en ce moment, c’est de passer du clivage ‘le camp de l’ouvert – le camp du clos’ à l’idée que ‘maintenant, tout le monde est clos’, qu’il n’y aurait plus de différence entre la France et la Corée du Nord. J’ai entendu un jour un type de la droite dure, du genre Valeurs actuelles, dans un dîner chez des amis, qui disait ‘De toute façon, nous on est en Corée du Nord, il y a une pensée unique, etc.’, bref un snobisme d’extrême-droite très clair, et je me suis mis dans une colère noire. C’est quand même inadmissible de dire cela. Donc il y a des seuils. Ma thèse, et vraiment je pense qu’elle est bergsonienne de part en part, c’est qu’il y a des seuils qui sont absolus sans être complets, c’est du qualitatif, c’est-à-dire qu’on a franchi des seuils – et on peut retomber en-deçà, quand on se met à critiquer la presse ou qu’on tombe dans d’autres dérives. Les États-Unis sont très menacés, mais il ne s’agit pas d’une dictature, pas plus qu’ils ne représentent le camp du parfait, pas même contre les dictatures.

L’Europe a-t-elle une place particulière dans cette distribution mondiale du clos et de l’ouvert ?

L’Europe est un enjeu crucial parce que c’est le seul espace où se joue ce drame. C’est le théâtre. C’est un microcosme du monde, mais un microcosme vital parce que c’est le seul espace concret d’expérimentation où l’ouvert peut montrer sa puissance dans sa fragilité, face à la puissance du clos qui est très simple, qui est là, qui est énorme – la puissance du clos il n’y a pas à en douter, tout le problème est dans la puissance de cet ouvert qui lutte contre ses propres dangers, dont des dangers centrifuges. Le théâtre européen est vraiment le théâtre de l’ouvert, c’est une caisse de résonance incroyable, c’est pour cela qu’aussi bien Trump que Poutine se sont mis à être anti-européens, cela ne devrait pas être leur problème, mais ce n’est pas juste un espace de compétition économique qui pourrait les affaiblir : il y a une lutte mondiale du clos et de l’ouvert, mais en Europe elle prend le sens d’une question interne absolument vitale, en sachant qu’on n’aura jamais une Europe idéale.

[L’Europe est ] le seul espace concret d’expérimentation où l’ouvert peut montrer sa puissance dans sa fragilité, face à la puissance du clos.

Frédéric Worms

Si tout État, toute entité se situe dans une sorte d’indétermination entre le clos et l’ouvert, cette opposition conceptuelle permet-elle de déterminer une stratégie géopolitique ? Par exemple, il nous semble qu’une alliance est toujours à la fois ouverte et fermée – on a beaucoup critiqué une possible alliance avec la Russie comme un geste de fermeture.

Si je reste dans mon raisonnement en termes de degrés, je vous répondrais deux choses. D’abord il faut éviter le pire, qui n’est pas toujours la guerre – il y a des guerres justes. Il faut déterminer le pire, le pire c’est peut-être la destruction de ce qui est déjà possible, la régression, il ne faut pas au nom d’une sorte d’idéal absolu risquer de perdre ce qui est réellement conquis.

Cela veut dire aussi qu’une politique des droits de l’Homme est plus compliquée qu’on ne croit. Nous ne sommes pas des surhommes. Il y a un livre intéressant du philosophe américano-israélien Margalit, un grand philosophe. C’est un livre intéressant qui pour moi a un très mauvais titre, Du compromis et du compromis pourri, il montre qu’il y a des limites au compromis, par exemple on ne peut pas faire de compromis avec Hitler. Mais on fait des compromis pour préserver des fondamentaux, puisqu’on n’est pas des surhommes, on n’est pas un « peuple de dieux », comme disait Rousseau… Donc, je vous répondrais premièrement cela : il y a des seuils aussi dans le négatif, et il faut agir en conséquence. C’est ce que j’appellerais la Realpolitik. C’est là que je serais en désaccord avec l’école géopolitique védrinienne, l’école de la Realpolitik française. Je pense en effet qu’il faut être réaliste en politique, mais être réaliste cela ne signifie pas seulement suivre ses intérêts, cela signifie éviter le pire. En un sens cela signifie primum vivere comme dit Bergson, cela signifie survivre, survivre en tant qu’on préserve non seulement notre vie, mais aussi les seuils d’ouverture et de liberté minimaux dont on a besoin pour vivre.

Maintenant je pense qu’une politique des droits de l’homme comporte au moins deux autres éléments : cela implique de soutenir l’ouverture partout dans la mesure où l’on a évité le pire. Ce n’est pas tellement l’alliance le problème : l’alliance c’est un problème d’États, c’est un problème de puissances, c’est un problème d’éviter le pire. Je mettrais plutôt l’alliance de ce côté : l’idée même d’alliance, de compromis, le dit bien, il faut absolument éviter le pire.

L’alliance serait un concept négatif ?

C’est un concept tactique. Maintenant, il faut quand même soutenir l’ouverture, cela veut dire qu’il y a une politique des droits de l’homme à mener, cela veut dire embêter tous les régimes avec les droits de l’homme, cela veut dire soutenir les principes et les moyens de l’ouverture. Alors ce n’est pas par un prêche droit-de-l’hommiste comme disent certains, moi je déteste ce mot-là, c’est plutôt par des choses concrètes : par exemple, je pense que l’humanitaire a été excessivement critiqué. On a eu cette controverse en France des réalistes contre les idéalistes, c’est quand même absurde. En réalité, les humanitaires ont permis concrètement de maintenir une ouverture minimale, de sauver les corps, c’est-à-dire tous les corps, ce qui obéit à l’idée d’universel. Et puis il faut soutenir aussi la presse, et vraiment je pense qu’il faut donner les moyens de l’ouverture aux sociétés civiles dans tous les pays, et je pense qu’il ne faut pas céder sur les principes, dans la mesure du possible – ne pas céder, à la fois en évitant le pire et en permettant des degrés d’ouverture.

Et il faut ajouter le troisième principe : ne pas se croire parfait et imposer les principes de l’extérieur, cela redeviendrait de la clôture.

Toute appropriation de l’ouverture la ferme.

Frédéric Worms

Donc cela touche un point très important, que le critère de l’ouverture ce sont les actes, et l’ouverture elle-même peut devenir le prétexte d’une clôture, précisément si on se l’approprie. Toute appropriation de l’ouverture la ferme. J’ai toujours cet exemple des Églises, et là aussi c’est exactement dans la filiation de Bergson : une religion ouverte ne peut pas être ouverte en disant que les autres sont closes, sinon elle est close par définition. L’ouvert, c’est l’universel, donc elle redeviendrait close et elle peut devenir la pire des Inquisitions. Donc on peut avoir une tyrannie au nom de l’amour : c’est classique.

De même, si on dit ‘Nous les ouverts et vous les clos’, on est dans la clôture. Je pense qu’il faut plutôt réveiller partout les braises de l’ouverture. Elles sont là partout. Il faut les défendre, il faut les protéger quand elles sont menacées. Ce que je trouve catastrophique, ce n’est pas tellement de s’allier avec Poutine pour tenter de régler le problème syrien où il commet les pires massacres, c’est plutôt de ne pas lui résister idéologiquement, de ne pas soutenir les mouvements en Russie, d’avoir laissé la Tchétchénie devenir une dictature inouïe. Là c’est très clair que ce n’est pas tout ou rien, le statu quo sur la Crimée et l’alliance en Syrie sont des cas et des situations différentes, à traiter différemment… De toute façon ne pas le faire c’est manifestement lui ouvrir une porte, ouvrir une porte à la clôture si j’ose dire, car il faut bien voir qu’il y a bien quand même une politique de la clôture.

On pourrait même dire que la politique de la clôture est la plus facile à comprendre. Le clos, c’est la nature de l’humanité comme dit Bergson, c’est notre pente naturelle et je pense que Bergson a raison là-dessus. Une politique de la clôture, c’est facile, ça se déroule tout seul : on clôt, on cherche ses intérêts, on détruit les autres, on construit une hiérarchie interne, on fait taire les voix dissidentes. C’est très facile. La politique de clôture a une cohérence extrême. C’est ce qui est génial : c’est extrêmement simple, c’est tout à fait génial, cela satisfait toute notre nature, c’est juste une petite voix intérieure qui est un peu casse-pieds qui dit : ‘est-ce qu’on se réduit à ça, nous autres êtres humains ?’ Mais là c’est comme dans Ubu de Jarry, la conscience qui sort de la trappe et Ubu qui dit ‘rentre-là, rentre-là !’. Mais c’est très facile la politique de la clôture, alors que la politique de l’ouverture c’est très compliqué, non seulement comme effort moral mais aussi comme geste politique, parce que précisément nous ne sommes pas que des ouverts. Nous ne sommes pas les grands mystiques : le sacrifice, peut-être, se fait dans la sérénité pour le grand mystique, comme Cavaillès ou d’autres. Peut-être que pour lui c’était facile, mais pour la plupart des êtres humains c’est difficile moralement, et en plus dans les institutions c’est difficile politiquement, et pourquoi c’est difficile ? Parce qu’il faut tout le temps lutter contre le clos, et lutter aussi contre les dangers concrets de l’existence, il faut encore une fois lutter contre le pire et ne pas se payer de mots dans la défense de l’ouvert, ne pas laisser l’ouvert se replier en clôture…

Il faut lutter sur tous les fronts. C’est forcément imparfait, casse-pieds, compliqué, insatisfaisant, déchiré, auto-critique – avec quelques repères heureusement dans l’histoire, il y a des murs qui tombent, des choses comme ça, mais c’est plus compliqué. Il y a des instants d’ouverture, il y a une structure de la clôture, vous voyez.

On ne peut pas concevoir des structures, des institutions de l’ouverture ? On pense notamment aux institutions européennes.

L’Europe est un geste qui en principe surmonte une clôture. C’est d’ailleurs pourquoi il est fragile. Maintenant instituer ce geste, c’est le problème dans lequel on est, dans lequel on se débat. Ma thèse c’est que ce qui nous aide à constituer l’Europe, c’est précisément une géopolitique avec, tout à coup, des adversaires clos autour, des dangers autour. Et les forces qui amènent à quitter l’Europe sont de nouveau puissantes, le Brexit par exemple nous rappelle quand même que l’Europe n’est jamais gagnée, donc l’idée même d’Europe est déjà un seuil franchi contre une clôture de type national, même si on a peut-être besoin d’un patriotisme ouvert.

L’Europe en tant qu’institution n’est évidemment pas mystique, il y a peut-être une idée de cette ouverture derrière elle, mais après elle doit gérer des retours de la clôture, poussés par des forces très concrètes, des problèmes très urgents, les « migrants », ce mot qu’il faut toujours mettre entre guillemets, car il s’agit de réfugiés humains, politiques, ou aussi un peu cette mystification du libéralisme, c’est-à-dire cette idée que le rationalisme économique suffit à faire l’Europe de la paix. C’est faux.

Moi je trouve que le fond du débat entre la Grèce et l’Allemagne quelque part, je caricature un peu, c’est justement ce qu’on disait tout à l’heure sur le libéralisme. Est-ce qu’on va arriver à l’Europe uniquement par la raison économique ? Il y a toujours cette idée des intérêts contre les passions, et bien non, il faut clairement vouloir une Europe de la justice sociale et du libéralisme politique, mais pas seulement du libéralisme économique. Il faut être encore plus libéraux que les libéraux. Il faut dire que l’Europe doit être celle du libéralisme politique, ce qui implique la justice sociale et donc l’émancipation pour tous, sinon le ver est dans le fruit. Le ver est dans le fruit et l’Allemagne se vit comme menacée par la dette grecque, alors qu’en fait l’idée même d’Europe suppose qu’on ne se contente pas de prôner aux peuples la raison économique, parce qu’on voit bien que cette raison économique existe, mais qu’elle cache une compétition impitoyable.

L’Allemagne est menacée par sa propre rationalité ?

Je pense que l’Allemagne a fait confiance à deux types de rationalité depuis la guerre : une rationalité morale, politique, de type habermassien, et une rationalité économique de type ‘la paix par la prospérité’, etc. et elle a tendance à oublier la première au profit de la seconde. Or la première est plus importante que la seconde. Et la paix interne repose plus sur le patriotisme constitutionnel que sur le succès de ses entreprises.

Elle repose sur les deux, il faut de la prospérité économique, la misère apporte la guerre encore plus, parce qu’elle apporte la compétition, etc. Mais c’est vrai que c’est une erreur de ne pas défendre le patriotisme constitutionnel européen avant la rationalisation économique. Maintenant, je n’irais pas défendre les pratiques de corruption de l’État grec que Tsipras est en train d’essayer de résoudre. J’ai un ami grec membre de Syriza qui m’explique qu’on oublie souvent qu’il n’y avait pas d’État en Grèce auparavant tout simplement, c’est-à-dire que Tsipras devait passer par une étape purgative extrêmement violente, et en un sens il s’est servi de l’Europe, mais maintenant, voilà, maintenant ça ne suffit pas, s’il n’y a pas une idée de justice en Europe, on ne risque pas d’y arriver et là aussi, éviter le pire devrait être la base, qu’il y ait des droits sociaux minimaux européens.

Comme le disait Robert Badinter, « La France n’est pas le pays des droits de l’homme mais le pays de la déclaration des droits de l’Homme »

Frédéric Worms

Donc oui l’ouverture et la clôture peuvent inspirer une politique, à condition que ce ne soit pas dans une fausse symétrie rhétorique : il y a une différence de nature encore plus radicale qu’on ne croit, mais elle se traduit dans une dissymétrie. La puissance est du côté du clos, l’ouverture est une force morale incroyable mais extrêmement fragile et compliquée, sauf pour les mystiques. Comme dit Bergson, ‘à défaut de mystique on aura de la réglementation’, les droits de l’homme qui devraient être une passion sont devenus des institutions, c’est parce que nous ne sommes que des êtres humains, et donc il faut des institutions qui sont ballotées.


Donc l’ouverture – bien qu’elle soit mystique ou parce qu’elle est mystique – est concrète, précise ?

Les grands mystiques sont des gens d’action. Badinter, par exemple est un mystique au sens de Bergson. Quand il dit, par exemple, ‘la France n’est pas le pays des droits de l’homme mais le pays de la déclaration des droits de l’Homme’, cela signifie qu’il considère que la déclaration des droits de l’Homme ne suffit pas. C’est telle ou telle mesure qui compte.

Moi j’admire les gens qui arrivent à mettre les grands principes dans les petites mesures. Pour moi le politique c’est ça, le vrai politique de l’ouvert est celui qui met le pied dans la porte avec une mesure très précise, moi c’est ça les politiques que j’aime bien, en dehors des grands Résistants (qui d’ailleurs ont fait la même chose, au péril de leur vie), de la lutte contre le négatif, toujours nécessaire et vitale, mais concrète aussi. D’ailleurs c’est cela qu’on retient : Mitterrand qu’est-ce qu’on retient, c’est la lutte contre la peine de mort, c’est tout. Les grands discours ne comptent pas devant de telles mesures. Évidemment on manque en Europe de politiques concrètes. Erasmus en est une. L’initiative des Capitales européennes de la culture en est une autre.