Alors que la première phase de la pandémie de COVID-19 touche à sa fin dans le monde entier, nous sommes désormais mieux à même d’analyser certaines des transformations géopolitiques les plus profondes qui ont commencé à se sédimenter. D’une part, nous pouvons maintenant être assurés que les premiers appels à un nouveau « plan Marshall » étaient trop naïfs, comme le confirment les négociations à propos des obligations dans l’Union européenne et la réélection potentielle de Donald J. Trump aux États-Unis1. Il est bien plus prudent de dire que les transformations déjà en cours se dérouleront lentement, alors que la communauté internationale et la Chine commencent à reconstruire leur confiance ainsi qu’à refonder les conditions des relations internationales. Au niveau géopolitique, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, H. R. McMaster, soutient dans son récent ouvrage Battlegrounds (2020) qu’une nouvelle compréhension approfondie de la grande stratégie à l’égard de la Chine doit être mise en place, et pas seulement par les États-Unis2. Le nouveau multilatéralisme signifie désormais que chaque acteur doit rendre compte de sa position territoriale, étant donné la nature même de la puissance impériale chinoise.

Dans cette optique, il est important d’analyser l’essai programmatique du ministre des affaires étrangères de l’Union européennes, Josep Borrell, intitulé « La doctrine Sinatra » (« La doctrina Sinatra »), publié au début du mois dans Política Exterior3. En tant que pièce doctrinale, la thèse avancée par Borrell n’offre pas de programme concret sur ce que l’Union devrait faire ; elle se place plutôt dans l’énigme que nous pouvons appeler la double étape impériale au lendemain d’une alliance de l’OTAN qui s’érode lentement. Borrell commence par tenir compte du fait que le nouveau scénario international est différent de celui de la Guerre froide, puisque l’interconnectivité mondiale de la finance rend toute stratégie de sortie et de rupture tout à fait improbable et qu’il n’est plus possible de jouer le rôle de collaborateur avec l’une des parties. Ce scénario est aggravé par la consolidation actuelle d’une diplomatie américaine hostile à la Chine, qui, selon les experts, restera en place même dans un programme de politique étrangère américain post-trumpienne. Comme l’a récemment expliqué l’analyste géopolitique Jakub Grygiel au Grand Continent, le récent déplacement de milliers de soldats américains de l’Allemagne vers la Pologne n’est pas un pari typique de Trump, mais plutôt un mouvement stratégique à long terme des États-Unis, conscients du changement radical de l’équilibre des forces européennes depuis la chute du mur de Berlin4.   

Selon Borrell, la vraie question à laquelle l’Union européenne est confrontée est de savoir comment agir contre le style « wolf warrior  » de la diplomatie chinoise à un moment où les engagements de l’alliance atlantique changent radicalement. En d’autres termes, la question centrale implicite dans la doctrine de Borrell est la suivante : quelle serait la stratégie géopolitique européenne entre deux empires, alors que la Russie pousse depuis l’Est ? Ce n’est pas une position facile, étant donné que l’aspiration de l’Union en tant que superpuissance rivale n’est pas prévisible dans un avenir proche, même si l’on devait imaginer la meilleure croissance économique et la meilleure stabilité institutionnelle possibles. La proposition de Borrell est donc extrêmement modeste : la tâche devrait être de trouver un terrain d’entente pour naviguer entre les deux limites afin d’éviter le réalignement de principe avec les États-Unis ou la Chine. Il s’agit d’un message clair et pertinent sur le plan politique, à un moment où les mouvements nationalistes de toute l’Europe cherchent à obtenir le soutien de la Chine ou des États-Unis. À quoi pourrait ressembler, pour Borrell, un non-réalignement à la suite de la nouvelle expansion des Routes de la soie dans la zone européenne ?5. Ici, Borrell ne parvient pas à apporter d’ajustements spécifiques à la crise politique de l’Union européenne, et à ce qui reste son évidente fragilité politique, qui ne peut être modifiée en développant de simples ajustements fiscaux qui provoqueraient des perspectives involontaires envers la Chine6. La défense par Borrell d’une « souveraineté stratégique » du marché commun européen donne trop de confiance aux équilibres économiques qui ont été mis en échec par la montée des nouveaux nationalismes anti-UE au cours de la dernière décennie. Ainsi, l’absence de réforme politique de l’Union, qui contribue fondamentalement à déclencher la vague de ressentiment contre Bruxelles, est totalement absente de la doctrine Sinatra de Borrell. 

Il est évident qu’étant donné la situation des pays les plus touchés par le coronavirus, l’attrait pour la Chine et les États-Unis s’est déjà accru, en Méditerranée, par exemple. La vision globale de la doctrine de Borrell est incapable d’évaluer la façon dont l’influence économique chinoise fonctionne déjà comme une persuasion hégémonique qui génère des effets politiques qui sapent la cohésion interne de l’Union. Au lieu de proposer des réformes politiques concrètes pour contrer cet attrait hégémonique, Borrell fait appel aux principes moraux de la solidarité internationale, du multilatéralisme et de la communauté internationale, qui ne peuvent pas faire grand-chose à eux seuls à la lumière des grandes transformations stratégiques7. Nous savons que toute doctrine programmatique a besoin de principes distincts et visibles permettant d’organiser une position et d’établir un horizon et, si possible, une alternative. Et bien que Borrell soit capable de saisir les transformations actuelles comme étant distinctes du scénario de la guerre froide, il nous laisse une indication floue quant à la « voie » vers laquelle l’Europe se dirige selon Sinatra. Cette absence d’orientation géopolitique claire dans l’article de Borrell est surcompensée par un néo-internationalisme qui ressemble beaucoup à l’ancien internationalisme qui a conduit aux faiblesses actuelles. La dépendance substantielle aux « valeurs » internationales signifie que le scénario géopolitique est en pleine réorganisation. 

Deux jours seulement avant la rencontre de ce mois-ci entre Xi et ses homologues européens (qui sont Charles Michel, Angel Merkel, Ursula von der Leyen), la Chine a interdit les importations de porc allemand, envoyant ainsi un message clair à l’Europe concernant la force économique comme outil géopolitique efficace8. Le fait que la sanction visait l’Allemagne était également une manœuvre non arbitraire qui a eu un impact sur les équilibres internationaux des membres de l’Union européenne en disloquant son hégémonie économique. Quel serait le rôle de l’Allemagne dans l’Europe de l’après-Covid-19 ? La doctrine Sinatra ne dit pas non plus grand-chose sur la manière d’affronter la prochaine crise mondiale, qui ne sera probablement pas une pandémie. En d’autres termes, on peut imaginer qu’une nouvelle urgence mondiale serait différente de l’effondrement économique de 2008 et de la Covid-1919 de 2020, ce qui nous amène à nous interroger sur les conditions et les conceptions institutionnelles que l’Union tiendra pour faire face efficacement à cet événement avec force et solvabilité. Il s’agit d’une question politique de premier ordre. 

Mais c’est une question qui nécessite l’élaboration d’un nouveau principe de légitimité en parallèle (mais pas nécessairement identique) avec la collaboration du marché commun, afin de rendre visible une autorité exécutive forte à la tête des capacités administratives et décisionnelles. La pandémie a montré que le rôle d’un pouvoir exécutif doit être repensé dans le cadre de la conception politique de la gestion des crises graves. Et bien que le fédéralisme puisse distribuer des fonctions hétérogènes et une coordination à plusieurs niveaux, seul un exécutif bien construit et doté de capacités suffisantes peut guider, organiser et fournir des solutions politiques de fond au milieu d’un événement sans précédent9. Il ne s’agit pas de valeurs ou de principes partagés, mais plutôt d’une réimagination institutionnelle et d’une large fonction des pouvoirs publics. En fait, c’est ce qui manque dans la doctrine Sinatra de Borrell : principalement, qui peut faire avancer l’Europe dans les eaux tumultueuses d’un monde post-Covid-19 ? Après tout, dans la chanson de Frank Sinatra qui inspire le morceau de Borrell, il y a un vers qui dit : « Car qu’est-ce qu’un homme / qu’a-t-il ? » Il n’y a de destin politique que lorsque la politique peut faire face à un danger imprévu et à l’improvisation. Bien sûr, cette question ne peut être résolue par une rhétorique des valeurs ou par l’établissement de principes humanitaires abstraits. La réinvention d’une grande politique est ce qui se profile dans la doctrine Sinatra de Borrell ; une politique qui mettra à l’épreuve la hauteur des élites politiques européennes face à la force gravitationnelle de la mission impériale chinoise. 

Sources
  1. Henry A. Kissinger. « The Coronavirus Pandemic Will Forever Alter the World Order », Wall Street Journal
  2. H. R. McMaster. Battlegrounds : The Fight to Defend the Free World (Harper, 2020).
  3. Josep Borrell. “La doctrina Sinatra”, Política Exterior, N.197, 2020
  4. Gerardo Muñoz. “La géopolitique de la Méditerranée après le COVID-19 : entretien avec Jakub Grygiel”, Le Grand Continent
  5. Emmanuel Veron, Emmanuel Lincot. “Chine-UE : un sommet pour des retombées réelles ou virtuelles ?”, Le Grand Continent
  6. Jakub Grygiel. “The Status Of The EU : A Frustrated Empire Built On The Wrong Assumption”, Hoover Institute
  7. Josep Borrell. “La EU con las Naciones Unidas”, La Vanguardia
  8. Sun Yu. “China bans pork imports from Germany », Financial Times
  9. José Luis Villacañas. “Der Staat hat sich in der Moderne immer weiter ausgedehnt : Wie findet er wieder zurück zum menschlichen Maß ?«