Le fascisme fait-il un retour en force ? En tant qu’historien, ma première réaction a été de répondre à cette question par un « non » retentissant. Ma formation m’a amené à considérer le fascisme comme un phénomène historique spécifique, largement limité à la période allant du début des années 20 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et construit autour de mouvements de masse particulièrement enrégimentés. Ces mouvements luttaient pour provoquer la transformation révolutionnaire de la société, vénéraient des dirigeants omnipotents, avaient une croyance mystique dans le pouvoir de la violence et étaient engagés dans un culte racialisé de la nation fondé sur des fantasmes d’un passé mythique. Les mouvements fascistes comprenaient également de puissants auxiliaires paramilitaires tels que les SA nazies et les Chemises noires de Mussolini. Dans les États fascistes, les mouvements prirent le contrôle du gouvernement et le transformèrent en un instrument pour atteindre leurs objectifs répressifs, parfois génocidaires.
Selon cette définition historique spécifique, il est difficile de voir le fascisme à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui, et certainement pas aux États-Unis. Le parti républicain, quelles que soient ses failles, n’est pas un mouvement de masse enrégimenté, avec des cadres dévoués et soumis à la discipline de parti. Les petites milices d’ultra droite qui évoluent aux marges de la société américaine ne sont pas des chemises noires modernes. Les quelques centaines d’agents de contrôle des frontières que l’administration a envoyés à Portland et dans d’autres villes américaines cet été ne le sont pas non plus.
De nombreux commentateurs ont récemment fait valoir, avec une certaine justesse, que la définition que donnent les historiens du fascisme est trop restrictive. Si la rhétorique, les attitudes, les idées et les tactiques d’un homme politique font écho à celles de figures qui, dans le passé, se revendiquèrent du fascisme — peut-être avec l’intention sournoise d’envoyer un signe codé aux franges les plus radicales de la population — devons-nous vraiment résister à l’envie de le qualifier de fasciste ? Ce mot n’est-il vraiment approprié que lorsque l’on a affaire à un mouvement fasciste à part entière, semblable à ceux que dirigèrent Mussolini ou Hitler ?
Des auteurs tels que Jason Stanley (How Fascism Works) et Federico Finchelstein (From Fascism to Populism in History and A Brief History of Fascist Lies) plaident avec force pour que l’on ne s’interdise plus d’user de ce mot dans les discussions politiques.
Malgré cela, les mises en garde contre le fascisme peuvent encore trop facilement nous aveugler sur la nature des dangers politiques auxquels nous faisons face. Les politiciens et les partis peuvent « faire » du fascisme, comme le dit Stanley, et en inclure des éléments dans leurs programmes, sans avoir ni le désir ni la capacité de créer quoi que ce soit qui ressemble aux régimes fascistes du passé. Mais le mot est tellement connoté et provoque des émotions si intenses que cette distinction essentielle s’estompe, nous laissant sans véritable sens de ce que les « fascistes » que nous critiquons veulent ou peuvent réellement réaliser.
Lorsque les démocraties échouent, elles le font de multiples manières, et la plupart d’entre elles ne mènent pas à un fascisme à part entière. (Il convient de rappeler que la plupart des États européens dans lesquels la démocratie s’est effondrée pendant l’entre-deux-guerres, y compris la Pologne et les États baltes, ne sont pas devenus fascistes).
Parmi les personnalités influentes de la droite américaine actuelle, certaines rêvent d’une théocratie protestante, d’autres d’un État « intégraliste » fondé sur des traditions catholiques réactionnaires dont les origines remontent au grand prêtre de la réaction du début du XIXe siècle, Joseph de Maistre. Le populisme a de nombreuses variantes, dont certaines ont des liens étroits avec le fascisme (comme le souligne Finchelstein), et d’autres non. Quant à de nombreux républicains du Congrès, leur vision de la société américaine ressemble beaucoup plus à une oligarchie capitaliste dominée par les ultra-riches qu’à quoi que ce soit qui a existé dans l’Europe fasciste de l’entre-deux-guerres.
L’histoire offre également de nombreux et divers exemples de régimes autoritaires et autocratiques dont la plupart n’étaient pas non plus fascistes. Beaucoup de ces régimes — les monarchies héréditaires de droit divin, par exemple — ne trouveront probablement pas beaucoup d’adeptes au début du XXIe siècle.
Mais il y a une variété de régime autoritaire qui s’est historiquement avérée beaucoup plus populaire que le fascisme, et qui reste tout à fait pertinente à l’heure actuelle. C’est ce que les écrivains du XIXe siècle ont appelé le césarisme : un système dans lequel un dirigeant autoritaire prétend tirer sa légitimité de la volonté populaire et servir de foyer à l’unité nationale.
Passés césaristes
Contrairement aux fascistes autoproclamés, qui ont souvent exprimé un mépris extrême pour la démocratie, les « césaristes » ont généralement décrit leur régime idéal comme la forme la plus authentique de démocratie, ce qui explique pourquoi nombre de démocrates revendiqués ont souvent été facilement séduits par ce type de régime. Aujourd’hui, plusieurs régimes importants peuvent être décrits comme césaristes et offrent un modèle attrayant à ceux qui, ailleurs, aspirent à l’autoritarisme — y compris, peut-être, aux États-Unis.
Pour comprendre ce qu’est le césarisme, il faut commencer avec Napoléon Bonaparte. Bien que le mot « césarisme » ne date que de la seconde moitié du XIXe siècle, les écrivains qui l’ont inventé ont généralement considéré Napoléon comme sa plus grande incarnation. Et en effet, Bonaparte a activement inventé les éléments les plus importants du césarisme, tout en se débattant avec l’héritage de la démocratie révolutionnaire française.
Lorsque la Révolution française a commencé en 1789, le jeune Napoléon, âgé de 20 ans, l’a soutenue avec enthousiasme. Il admirait Maximilien Robespierre et dut une grande partie de son ascension initiale au frère de de celui-ci. Jeune général ambitieux et couronné de succès après la Terreur, tout en se présentant comme une figure de sauveur charismatique, il sut rester à gauche du tumultueux champ politique français.
Lorsqu’il prend le pouvoir en 1799, Napoléon prétendit l’avoir fait pour sauver la République. Comme les Jacobins, il soumit à l’approbation du peuple français la nouvelle Constitution, qui lui confère des pouvoirs étendus. Même si le nouveau ministre de l’intérieur — son frère Lucien — a triché pour faire croire à un résultat quasi-unanime, la constitution de Napoléon a reçu le soutien d’une véritable majorité d’électeurs français.
Même lorsque Napoléon a pris la couronne impériale cinq ans plus tard, à l’imitation des Césars romains, il n’a pas complètement rompu avec le passé républicain. Il se fit appeler « Empereur des Français » plutôt qu’« Empereur de France », et l’acte officiel d’application de la décision le précisait : « Le gouvernement de la République est confié à un Empereur ».
Les propagandistes de Napoléon s’efforcèrent de concilier ce républicanisme nominal avec un régime autocratique — et ce faisant, ils esquissèrent une vision marquante de l’autorité en politique.
Dans un éloge funèbre de George Washington, prononcé en présence de Napoléon aux Invalides en 1800 et destiné à faire du Corse l’héritier spirituel de Washington, Louis de Fontanes a fait valoir que lorsqu’un pays a traversé une grande crise politique, il faut « que (…) survienne un personnage extraordinaire, qui, par le seul ascendant de sa gloire (…) ramène l’ordre au sein de la confusion ». Fontanes affirme en outre que dans les Républiques nouvellement nées, les coutumes et les mœurs comptaient plus que la lettre de la loi (que le coup d’État de Bonaparte avait violée de façon assez spectaculaire) et que les dirigeants devaient gouverner « par les sentiments et les affections plus que par des ordres et des lois ».
Dans des écrits ultérieurs, Fontanes et d’autres ont affirmé que pour maintenir la cohésion d’un État divisé et fracturé, il fallait une personnalité extraordinaire et dominante, capable de forger un lien intime et émotionnel avec les citoyens. Dans le cas de Napoléon, ce lien se constitua avec le plus de force dans les moments de réjouissance populaire qui entourèrent ses victoires militaires.
Malgré ses prétentions impériales, Napoléon n’a jamais réussi à transformer son charisme personnel en institutions durables. Lorsque, en 1812, des conspirateurs répandirent la fausse rumeur selon laquelle il était mort dans les neiges russes, certains des dignitaires impériaux ainsi trompés débattirent du type de gouvernement provisoire à établir à sa place. Aucun d’entre eux n’envisagea un seul instant de proclamer son jeune fils nouvel empereur.
En exil, Napoléon lui-même observa ainsi : « l’État, ce fut moi…. J’étais, moi, toute la clef d’un édifice tout neuf et qui avait de si légers fondements ! sa destinée dépendait de mes batailles. ». Pendant les Cent Jours, sa tentative aussi spectaculaire que vouée à l’échec de revenir au pouvoir, il cherche à nouveau un soutien large en se faisant passer pour le choix démocratique du peuple et en proposant une Constitution plus libérale.
Au XIXe siècle, le régime autocratique de Napoléon, ses guerres coûteuses et sa défaite finale ont fait de lui un modèle politique nettement problématique. Les plus grands écrivains européens l’ont considéré avec un mélange de crainte et d’horreur. Nietzsche le décrit ainsi de façon mémorable et concise comme « cette synthèse d’Unmensch et d’Übermensch ».
Le chef charismatique qui lui a le plus ressemblé, Simón Bolívar, a rejeté à plusieurs reprises cette comparaison. En 1825, un des subordonnés de Bolívar a comparé l’Amérique du Sud à la France à la fin des années 1790, et a exhorté son chef à organiser un coup d’État à la manière du 18e Brumaire : « Vous êtes maintenant en mesure de dire, écrit-il, ce que [Napoléon] a dit à l’époque : les intrigants vont ruiner le pays. Sauvons-le (…) Général, ce n’est pas le pays de Washington. Ici, les gens s’inclinent devant le pouvoir par terreur et par intérêt personnel ». Bolívar répondit avec colère : « La Colombie n’est pas la France et je ne suis pas Napoléon… Napoléon était grand et unique, et de plus, excessivement ambitieux. Ici, les choses sont très différentes. Je ne suis pas Napoléon et je ne veux pas l’être. Je ne veux pas non plus imiter César ».
Pourtant, malgré les dénégations de Bolívar, la vision de l’autorité politique qu’il a développée dans les années 1820 frappe par ses similitudes avec celle que proposèrent Napoléon et ses propagandistes. Alors que Bolívar s’efforçait d’unifier une grande partie de l’Amérique du Sud en un seul pays, il défendait la nécessité d’un seul dirigeant politique dominant qui jouirait de pouvoirs exécutifs étendus, choisi par « acclamation » et lié au peuple par des liens affectifs puissants générés en grande partie par les victoires militaires. Seul un tel leader, insistait Bolívar, pourrait maintenir l’unité d’un pays profondément divisé par la race et les extrêmes différences de richesse. Et quoiqu’il ait pu dire à son subordonné, Bolívar fut fasciné toute sa vie par Bonaparte, au sacre duquel il avait personnellement assisté à Paris en 1804. En 1828, il confie à un collaborateur français que « l’épanchement général de tous les cœurs », manifesté à cette occasion « par plus d’un million d’individus, me semble être l’ambition ultime de l’homme ». Si Napoléon fut le premier grand césariste de l’époque moderne, Bolívar en fut le second.
Beaucoup d’autres suivront l’exemple de ces hommes, le plus important étant sans doute le propre neveu de Napoléon, Louis-Napoléon. Dans un volume de 1839 intitulé Idées napoléoniennes, le jeune Bonaparte a présenté son propre résumé du césarisme : « la nature de la démocratie est de se personnifier dans un homme ». En 1851, il organisa un coup d’État contre la Deuxième République et se proclama peu après empereur sous le nom de Napoléon III. Il essaya à plusieurs reprises de reproduire, avec un manque de succès frappant, la gloire militaire de son oncle. C’est un de ses partisans, Auguste Romieu, qui fut le premier à populariser le concept de « Césarisme ». Aux XXe et XXIe siècles également, de nombreux dirigeants autoritaires et militaristes ont réaffirmé le credo napoléonien prétendant servir de nécessaire point focal à l’unité nationale, affirmant avoir un lien direct et émotionnel avec le peuple et le démontrant par des plébiscites, des grands rassemblements et d’autres manifestations d’une politique théâtralisée.
Césaristes présents et futurs
En cours de route, le césarisme a bénéficié d’un soutien intellectuel considérable, notamment de la part du grand théoricien social allemand Max Weber.
Dans les dernières années de sa vie, après la défaite de l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale et la naissance chaotique de la République de Weimar, Weber s’est interrogé sur les dangers d’une « démocratie sans tête ». Il a souligné l’importance du charisme — un concept qu’il a lui-même largement inventé — comme forme fondamentale d’autorité politique, en particulier lors de la fondation des États. Lors d’un échange célèbre avec le général Erich Ludendorff, Weber qualifia Weimar de Schweinerei (un horrible gâchis) plutôt que de véritable démocratie. « Dans une démocratie », poursuivit-il, « le peuple choisit son chef, en qui il a confiance. Puis l’homme élu dit : « Maintenant, taisez-vous et continuez. » Le peuple et les partis ne peuvent plus intervenir auprès de lui ». Ludendorff remarqua malicieusement qu’il pourrait aimer une pareille démocratie, mais Weber ajouta : « Plus tard, le peuple peut juger. Et si le chef a fait des erreurs, qu’il aille à l’échafaud ! »
Il n’est pas difficile de trouver des autocrates contemporains qui correspondent au modèle césariste : Recep Tayyip Erdoğan en est un, et Viktor Orbán en est un autre. Mais le plus connu d’entre eux est Vladimir Poutine.
Comme Napoléon, Poutine préserve les formes de la démocratie, se présentant régulièrement aux élections et soumettant les changements constitutionnels (dont le dernier en date qui lui permettra de rester président jusqu’à ses quatre-vingts ans) à des plébiscites nationaux. Il affirme lui aussi qu’il sert de point focal nécessaire à l’unité nationale dans un pays trop divisé par l’effondrement de l’Union soviétique pour s’en passer. Il veut lui aussi que la vie politique nationale tourne autour de sa personnalité charismatique et il s’efforce de cultiver des relations avec les Russes, notamment dans des émissions télévisées annuelles où il prend des heures durant des appels de « citoyens ordinaires » soigneusement sélectionnés. Poutine, comme ses prédécesseurs césaristes, a fondé son règne en partie sur des victoires militaires : sur la Tchétchénie en 2000, sur la Géorgie en 2008 et sur la prise de la Crimée à l’Ukraine en 2014.
Donald Trump admire manifestement Poutine, qu’il a maintes fois loué, défendu et tenté de ramener au G-7. Selon l’ancien directeur de la CIA, Michael Hayden, « il y a une forme d’envie autocratique dans l’attitude du président envers le président de la Fédération de Russie ». Trump partage le mépris de Poutine pour les restrictions du pouvoir exécutif et aspire au même type de connexion directe et sans intermédiaire avec le peuple. La décision prise au mois d’août par la Convention nationale républicaine de renoncer à un programme de parti et de soutenir simplement ce que Trump veut est une manœuvre typiquement césariste. Et la décision de choisir la moitié des principaux orateurs de la Convention dans la propre famille de Trump rappelle la façon dont Napoléon Bonaparte a fait de son empire étendu une entreprise familiale dont le personnel était en grande partie constitué par ses frères et sœurs.
Néanmoins, Trump se distingue également de Poutine et des césaristes historiques à plusieurs égards. Il n’a aucune victoire militaire à son actif, même s’il prétend avoir gagné de nombreuses guerres commerciales, et traite couramment les pays étrangers (surtout ses alliés) avec une arrogante hostilité. S’il fait l’éloge de la démocratie, il se présente rarement comme étant au service du peuple (il ne supporte pas, après tout, de se trouver dans une position subalterne). Plus important encore, l’hyper-partisan Trump paraît à peine se soucier de l’idée d’unité nationale. Autant il a pu jouer de cette idée pendant la campagne présidentielle de 2016, lorsqu’il a semblé défier le courant dominant de son parti sur les opérations militaires à l’étranger et aussi sur la réduction des dépenses fédérales. Mais au cours de son mandat, il n’a fait preuve que de dédain pour ses adversaires politiques et leurs partisans.
Mais nous serions vraiment aveugles si nous considérions Donald Trump comme le seul autoritaire potentiel à l’horizon. Et nous ne pouvons pas non plus supposer que les futurs dangers de ce type sortiront nécessairement du même parti républicain hyper-partisan qui a produit Trump.
Il est en effet possible que plus les États-Unis s’enfonceront dans un vicieux conflit partisan et dans la paralysie politique, plus il y aura d’espace pour qu’émerge une véritable figure césariste prétendant se placer au-dessus des partis et fournir une source d’unité nationale. Les mêmes réseaux sociaux qui ont si efficacement contribué à la fracture partisane actuelle pourraient facilement être exploités par un politicien charismatique, soi-disant non partisan, pour construire une puissante base de soutien populaire.
Si une telle personne arrivait à la présidence avec le soutien de tout l’éventail politique, elle pourrait très bien abuser encore plus largement du pouvoir exécutif que ce dont même Donald Trump a pu rêver, au nom, justement, de l’élimination des extrêmes et du rassemblement du pays.
Un tel résultat peut sembler improbable en des temps de divisions et de haines partisanes aussi affreuses, et il n’est en aucun cas inévitable. Mais réfléchissez à ceci. En 1794, la France était sous l’emprise d’un conflit partisan qui, à tous égards, dépasse ce que les Américains vivent actuellement. La guerre civile avait fait ou faisait encore rage dans plusieurs régions du pays, faisant finalement des centaines de milliers de victimes. Un régime radical régnait par la terreur, exécutant des dizaines de milliers de ses opposants et contribuant à un cycle de violence qui allait se poursuivre par la Terreur blanche et d’autres soulèvements sanglants. Mais à peine cinq ans plus tard, un héros militaire extrêmement charismatique — qui en 1794 était encore largement inconnu — a pris le pouvoir, et a de fait réussi, pendant un certain temps, à unir une grande partie du pays derrière lui, tout en établissant une autocratie répressive.
Pour moi, la montée d’un homme fort nominalement démocratique en Amérique dans les années à venir n’est pas plus improbable que l’ascension de Napoléon Bonaparte ne l’aurait été dans la France de 1794 — ou l’élection de Donald Trump au début des années 2010. Les conditions, comme les précédents, existent. Ce n’est pas un fasciste américain que nous devons craindre, mais un César américain.