David Graeber est mort mercredi. C’est comme si une comète avait explosé en plein vol. De la comète il avait la figure : il surgissait dans l’obscurité là où on ne l’attendait pas. Rien que ces dernières années, il avait publié un livre sur les rois dans les sociétés primitives, un autre sur le sens du travail dans les sociétés riches, un article polémique sur la monnaie dans la théorie économique orthodoxe, une préface à Kropotkine, et les premières pierres d’un projet pharaonique avec l’archéologue David Wengrow, The Dawn of Everything (L’Aube de toutes choses) sur l’histoire préhistorique – dont le manuscrit, nous l’espérons, pourra être publié. À côté et en même temps, les tweets partaient par salves, souvent intempestifs, nous rappelant à des causes négligées – depuis des années, il défendait la lutte kurde, et dimanche encore, il soulignait les dangers des vagues d’extrême chaleur causées par le réchauffement climatique pour les travailleurs des pays du Sud.
Pour le dire d’un mot, il était un penseur baroque, depuis l’organisation de son œuvre à celle de chacun de ses textes, plein d’anecdotes et de digression, et celle de sa vie, sans doute. Pour reprendre un mot fameux, il était un agitateur anarchiste en anthropologie, et un agitateur anthropologue en politique. Il y a donc plusieurs Graeber, et plusieurs œuvres. Chacune mérite son commentaire : ses premiers travaux de terrain à Madagascar, son rapport à la tradition politique anarchiste, et une infinité d’autres. Sur tel ou tel point, les lectures peuvent être plus ou moins sévères, légitimement sans doute.
Je voudrais ici, pour restituer l’attitude politique de Graeber, tenter une lecture qui accepte cette spécificité baroque de sa production théorique. La norme scientifique procède par soustraction. Ce qui n’est pas valide, ou validé, on l’enlève, ce qui n’est pas cohérent, on le redresse, pour parvenir à l’équilibre du système. La production baroque procède par addition. Les terrains, les expériences prolifèrent, et le lecteur se retrouve en position d’interprète, qui doit dégager les tendances théoriques, les thèmes qui persévèrent à travers le massif de textes.
Courage de la méthode
La méthode en sciences sociales, et peut-être tout particulièrement parmi les anthropologues anarchistes, doit naviguer habilement pour éviter deux écueils, et Graeber le fait magistralement. Le premier est celui du relativisme. L’attitude compréhensive de l’ethnologue le conduit à accepter le plus possible le monde que lui présente le peuple qu’il étudie. Mais faut-il alors compartimenter le monde en autant de réalités différentes que de points de vue ? Graeber s’y refuse par un raisonnement très beau : accepter le discours autochtone comme vrai par définition, refuser par principe de le juger, l’enfermer dans une bulle, c’est en retour refuser qu’il nous juge, s’en protéger et se préserver de sa capacité subversive 1. En d’autres termes, ce n’est pas par conservatisme que Graeber refuse le relativisme ontologique, mais au contraire par désir de se confronter réellement à l’altérité. Il la critique avec rigueur pour lui laisser la chance de nous heurter en retour. Courage intellectuel.
Le second écueil, qui est une autre forme du même réflexe de confort et de protection, est celui du localisme. Ni loi générale ni grand récit, il n’est que trop facile de se réfugier dans la réalité du terrain, de la matière. La métaphysique ou (pire encore ?) la philosophie de l’histoire seraient derrière nous. À cela, Graeber a répondu par sa pratique. Il faut ici surtout citer Dette, cinq mille ans d’histoire, dont l’ambition est encore plus grande que celle que son titre annonce, puisque la dette est proposée comme structure de domination principale (prenant la place de la relation de travail dans la tradition marxiste) entre classes. C’est donc de l’esquisse d’une histoire universelle des dominations qu’il s’agit.
C’est bien ce projet qu’on soupçonne, repris d’un angle différent, amplifié sans doute, dans l’œuvre qu’il était en train d’achever avec David Wengrow. Pourquoi une ambition si grande, qui allait inévitablement appeler les critiques sur tel point passé trop vite, tel autre où l’interprétation des sources n’était pas à jour ? La lecture des textes montre que l’enjeu est stratégique, dirigé contre le sens commun nourri d’idéologie évolutionniste, qui a des réponses toutes prêtes si les sciences sociales n’en apportent pas d’autres. Courage intellectuel encore.
La classe du soin
Passons de la méthode à l’analyse, et de l’analyse à la politique. Il faut parler de son livre le plus connu, Bullshit jobs, qui l’a fait passer du statut d’anthropologue reconnu à celui de star mondiale. J’ai croisé ce livre au cours de mes propres recherches sur le travail, et je crois que, scientifiquement, il ne tient pas. La définition du bullshit job (avocat fiscaliste, conseiller en marketing digital, communicant d’un lobby pétrolier) reste imprécise : celui qui ne produit rien pour autrui, ou celui dont le travailleur lui-même ne voit pas le sens ? Graeber tente de nous convaincre que les deux coïncident, mais en fin de compte, il n’y parvient pas. Dans une économie de marché développée, le travailleur ne sait pas forcément à quoi sert, en définitive, son travail, à cause de la division du travail : il travaille pour quelqu’un qui travaille pour quelqu’un, etc. Il faut donc un autre critère. La vieille question qui se pose en creux est celle de la mesure de l’utilité sociale, distinguée à la fois du prix de marché et de l’estimation subjective du travailleur lui-même, qui n’en sont que deux indicateurs divergents mais probablement aussi précaires, instables et contingents l’un que l’autre.
C’est ici qu’il faut lire de manière baroque ce qui a été écrit de manière baroque. Le texte sur les Bullshit jobs n’est pas une opération médiatique, c’est la poursuite d’une interrogation qui travaillait l’auteur depuis des années, sur la réification du travail – culminant dans l’esclavage, mais se retrouvant dans le salariat – qui empêche le soin mutuel. Les catégories employées sont en gros celles du jeune Marx, théoricien de l’aliénation par la marchandisation du travail. Mais dès que Graeber se confronte à Marx, en se prononçant Pour une théorie anthropologique de la valeur 2, il est original, car en chercheur empirique, il repère dans la configuration sociale des diverses sociétés (en l’occurence, les Kayapo, des Indiens du Brésil) les procédures matérielles qui permettent la réification. Et il en dégage une principale : la séparation de la production des hommes (espace domestique) et de la production des choses (seule quantifiée, c’est-à-dire valorisée), qui permet une séparation entre travail féminin et travail masculin.
Graeber reprend ici des analyses féministes, et notamment celle de Lisette Josephides sur les sociétés mélanésiennes, qui montrait que l’analyse anthropologique du don s’était indûment concentrée sur le moment de l’échange, montré en spectacle par les dominants, et escamotant la production domestique des hommes et de certains objets échangés 3. La procédure est donc celle d’un renversement entre le visible et l’occulté : l’anthropologue commence par montrer qu’à côté de la sphère du prestige social existe celle, occultée, domestique, de la production d’autrui, du soin apporté aux relations sociales ; et son propos devient politique lorsqu’il soutient que cette production des relations sociales est le fondement de la société elle-même, est donc plus nécessaire et devrait à son tour faire de l’ombre à la sphère de l’échange.
Quel rapport avec les bullshit jobs ? C’est l’application créative à la société contemporaine de ces catégories anthropologiques. Les boulots à la con d’un côté, les professions du service à la personne, du soin, de l’autre. La critique d’une économie où tout le prestige social revient aux bullshit jobs coïncide avec l’appel à la « révolte de la classe du soin ». Ce n’est pas un slogan creux comme l’idée de fin du travail. Les travaux empiriques récents montrent que dans ces dernières décennies, dans les pays riches, à mesure que l’emploi industriel se réduisait, deux catégories se développaient : l’emploi très qualifié et bien payé (informaticien, consultant) et l’emploi peu qualifié, mal payé, souvent féminin, consistant souvent dans des services directs à la personne (assistante maternelle, infirmière, aide à domicile). La critique des bullshit jobs, si elle se rattache théoriquement à la théorie de l’aliénation du jeune Marx, se rattache donc politiquement à la revendication d’une extension et d’une reconfiguration du secteur du soin – à commencer par la santé, l’éducation, la vieillesse, mais aussi la culture, les loisirs.
Je m’attarde un instant sur la valeur politique de cette conception. Toute la gauche réclame la revalorisation des emplois mal payés, souvent précaires, du soin. Mais on manque pour les désigner de termes qui soient vecteurs d’identification. De même que le concept de classe ouvrière se proposait de subsumer sous une figure hégémonique la variété des prolétariats engendrés par le capitalisme de l’époque de Marx, de même la classe travailleuse qui se développe aujourd’hui a besoin de concepts pour se forger une identité politique.
L’intuition de Graeber consiste à les caractériser par la structure de la division du travail dans laquelle elles s’inscrivent : celle du face à face, du service, du soin, de la préservation directe des relations sociales fondamentales. Elle correspond à la tendance économique du développement de ce type d’emplois, à la tendance politique du nouveau féminisme, à la situation écologique qui implique de limiter volontairement la production matérielle. Elle a le mérite de proposer, après Marx et avec les féministes contemporaines, une liaison interne entre la désignation d’une classe et un horizon d’émancipation.
Graeber se révèle ici un penseur féministe de la lutte des classes, plus encore peut-être qu’un anthropologue anarchiste.
Le communisme galactique
Une autre grande question double, théorique et politique, traverse de manière à moitié explicite l’œuvre de Graeber, celle de l’échelle du communisme. La question se pose théoriquement d’abord : existe-t-il une échelle absolue pour saisir les structures sociales, un niveau adéquat de zoom auquel l’image toute entière devient nette ? Il répond par la négative dans le troisième chapitre de la Dette, l’un des plus brillants, consacré à la réfutation des théories de la dette en termes de lien de l’individu à la totalité sociale. L’ère des États nations, où l’échelle des interactions sociales, celle du pouvoir politique, de l’émission monétaire et de l’impôt se superposent, est une exception dans l’histoire de l’humanité. Hors de cette exception, on ne peut pas parler d’une échelle de la totalité sociale, mais plutôt d’une échelle spécifique pour chaque niveau des structures considérées.
La question reparaît dans le livre Sur les Rois, cosigné avec Marshall Sahlins, et l’affirmation épistémologique se fait encore plus tranchante :
Outre la diffusion et l’acculturation par domination, un éventail d’autres dynamiques interculturelles peut entrer en jeu : la schismogenèse complémentaire où des peuples en interaction adoptent des formes culturelles contraires, que ce soit sur le mode de la rivalité ou de l’interdépendance ; ou la mimèsis galactique déjà mentionnée, où les peuples des périphéries investissent les formes cosmopolitiques de leurs supérieurs hiérarchiques. Si les sociétés humaines ne sont donc jamais seules, les sciences humaines ont longtemps prétendu le contraire : là est le scandale. Mises à part de rares exceptions, comme les récentes théories du système-monde ou de la mondialisation, tous nos paradigmes majeurs d’interprétation de l’ordre et du changement culturels supposent que les sociétés sont des monades qui se façonnent d’elles-mêmes — par une action autonome et sui generis 4.
Mais où mène cette mise en garde répétée contre la substantialisation de la société comme entité aux frontières déterminées ? Pour reprendre les termes de notre introduction, une lutte exclusive contre l’étatisme méthodologique risquerait de tourner au localisme. Théorique d’abord, prenant pour objet l’entremêlement fractal des micropouvoirs et microrésistances. Souvent politique aussi, faisant de la domination la conséquence inévitable des interactions étendues et anonymes, et promouvant par conséquent des sociétés à échelle humaine. Ce double localisme a par exemple pu prendre la forme, en France, de l’association entre une tradition intellectuelle foucaldienne et la promotion des communautés militantes rurales comme utopie réelle.
Ici, une fois de plus, se manifeste le courage intellectuel et l’originalité de Graeber. Il affronte la difficulté, et il l’affronte en anthropologue. De même qu’il s’était inspiré des chercheuses féministes pour reprendre la vieille question du rapport entre valeur et travail, de même il se cherche un allié pour attaquer la question de l’échelle du communisme. Il l’a trouvé chez David Wengrow, l’archéologue avec lequel il avait presque achevé le manuscrit intitulé The Dawn of everything. On peut conjecturer que la question de l’échelle des structures sociales égalitaires y est un des thèmes majeurs.
Cette question était en effet au centre d’un extrait que nous avons publié en mars 2018 : « On nous fait croire que l’inégalité résulte inévitablement de la vie dans une société de grande taille, complexe. 5 » Cela fait partie en effet de ces convictions tacites dont on ne se rend compte qu’on les partage que lorsqu’on les voit critiquées. La critique est ici archéologique en même temps qu’anthropologique, partant de vestiges du dernier âge glaciaire, tombes prestigieuses et monuments somptueux mais éphémères, dont Stonehenge ne serait qu’un exemple parmi d’autres. L’interprétation est particulièrement judicieuse, reposant sur l’interaction entre l’échelle extensive et l’échelle temporelle, en introduisant les notions de « rythmes saisonniers de la vie sociale préhistorique » et d’« expérimentation des possibilités sociales ».
On imagine de multiples communautés affluant de toute une région pour se rassembler quelques mois chaque année, pour des activités communes ou de grands festivals s’accompagnant de l’élection d’un roi temporaire. Les mêmes populations peuvent ainsi expérimenter la vie en petit groupe et des structures éphémères de grande ampleur. Les auteurs ne prétendent pas que ces sociétés étaient communistes, mais elles nous ouvrent des perspectives. Des structures sociales émancipatrices n’impliquent nulle primauté du local, mais plutôt une capacité du niveau le plus étendu à se recomposer. Ce que cela a pu signifier plus concrètement dans les diverses formes sociales, on espère l’apprendre dans le manuscrit. En attendant, inspirés par les formulations du texte sur les Rois, on peut dire que Wengrow et Graeber travaillaient dans la perspective d’un communisme galactique.
Par ces quelques pistes d’interprétation, j’espère avoir montré que David Graeber, cosmique, faisait les choses en grand. Il a été interrompu en plein vol.
Sources
- Graeber, David (2015) Radical alterity is just another way of saying “reality” : a reply to Eduardo Viveiros de Castro. HAU : Journal of Ethnographic Theory, 5 (2). p. 1-41. ISSN 2049-1115.
- Towards an anthropological theory of value. J’utilise le chap. 3, “Value as the importance of actions”. Malheureusement, ce livre n’est toujours pas traduit en français, bien que certains chapitres le soient dans Des fins du capitalisme, chez Payot.
- Lisette Josephides, The Production of Inequality : Gender and Exchange among the Kewa, London, Tavistock Publications, 1985.
- Graeber et Sahlins, Sur les rois, Introduction.
- Graeber et Wengrow, « Changer le cours de l’histoire », Le Grand Continent.