Vous qui avez une activité abondante, comment le confinement a-t-il influencé votre manière de travailler ?
J’ai une très grande tristesse pour les gens qui ont vu toute leur vie s’écrouler, qui se sont retrouvés dans des lieux non adaptés au confinement : trop petits, encombrés, sans lumière… Des gens qui ont perdu leur travail ou vont le perdre. Il faut en avoir conscience car paradoxalement, de mon côté, cette période a finalement beaucoup ressemblé à mon quotidien habituel, et cela a été formidablement intéressant.
Je me suis aperçu au fil des jours, n’ayant plus de rendez-vous, d’appels téléphoniques permanents, et surtout de voyages et de décalage horaires, que je vivais une sorte de renaissance. Je me retrouvais, je retrouvais mon cerveau et un biorythme normal. J’ai essayé de me rappeler depuis quand j’avais perdu tout cela, mais c’était impossible. Impossible de retrouver depuis quand je n’étais pas abruti par ces voyages et un mode de vie que l’on pourrait appeler « hystérique ». C’était consternant de revenir sur toutes ces années où je n’avais plus accès à moi-même et surtout à ce que je préfère chez moi : mon cerveau.
Votre créativité n’a donc aucunement été affectée par la réduction de vos mouvements, de vos espaces de vie, de rencontre ?
Il faut dire que le confinement n’a pas été une nouveauté pour moi. Ma vie, en dehors de ces horribles voyages – mais que je vis en quelque sorte confiné parce que je n’en tire strictement aucun plaisir, et n’ai aucune volonté d’en retirer un – est déjà un confinement. Je vis comme un moine, j’ai toujours vécu ainsi. Je travaille principalement dans ma chambre, à deux mètres de mon lit qui fait partie de mon travail, puisque je suis un assez bon gestionnaire de l’état semi-ouvert. La sieste, que je fais religieusement tous les jours, est en réalité un grand moment de travail qui me permet de planer, de visiter mes réalisations, de visualiser comme un hologramme tous mes projets. Ma manière de travailler s’inscrit dans un système complet qui va du bureau au lit.
Donc le confinement n’a rien changé pour moi, si ce n’est qu’il m’a offert un calme jouissif et une jubilation de la qualité du travail qui en sortait, qui était nettement meilleur. Je me suis aperçu que jusqu’alors je travaillais comme une machine qui bégaie un peu, dont les roues dentées dérapent. Depuis, mes engrenages se sont réassemblés. Du reste, un voyage d’affaires est un voyage d’affaires : on va le plus vite possible, de l’avion à l’hôtel, de rendez-vous en rendez-vous, on ne parle à personne. Ce n’est pas fait pour le plaisir. Le plaisir, il faut le garder comme un jardin, non pas secret, mais bien séparé.
Hormis cette amélioration, ce « réassemblage » de la machine, avez-vous été poussé à concevoir votre travail différemment, en prenant en compte les bouleversements que nous traversions ?
Peu de changements sont survenus dans mon travail, dans la mesure où le politique, le social n’appartiennent pas à mon territoire. Les questions politiques, sociales, écologiques sont des choses dont j’ai pris conscience il y a bien longtemps : ce n’est pas la pandémie qui m’a fait découvrir que notre société va droit dans le mur. Ce n’est pas la pandémie qui m’a fait comprendre que le capitalisme est la pire chose qui existe au monde, d’autant plus lorsqu’il se meut en capitalisme sauvage. On a jeté le communisme au premier essai, tandis qu’on continue à réparer à grands frais un capitalisme qui amène à peu près tout le monde à la ruine, sauf ceux qui en profitent. Je suis de surcroît dans la mouvance et la pensée écologique depuis l’âge de seize ans, par hasard d’ailleurs. Mais j’ai confirmé ce hasard quand j’avais vingt ans grâce à L’An 01, le film de Jacques Doillon adapté de la bande dessinée de Gébé, et évidemment grâce à Pierre Fournier avec son journal La Gueule ouverte.
De ce point de vue, rien de radicalement nouveau pour moi, exceptée une petite déception annoncée : bien que l’on entende beaucoup de gens dire que l’on va changer le monde, que c’est le Grand Soir écologique, j’ai bien peur qu’il s’agisse hélas d’un épiphénomène rapidement oublié. Le Grand Soir n’aura sûrement pas lieu. Il restera certainement un petit parfum, une odeur de changement – c’est mieux que rien – et avec d’autres événements, d’autres urgences, on arrivera peut-être au Grand Soir écologique mais j’ai bien peur que ce ne soit pas celui-là. Je ne crois pas que la pandémie et le confinement amènent une révolution. Cela dit, tout peut se passer et nous sommes dans un monde et une société où on ne peut plus rien prévoir.
Pensez-vous que ce moment, où l’on s’est replié sur l’intérieur et des espaces fermés, puisse avoir une influence sur la manière de théoriser et de concevoir le design et le travail des designers ?
La créativité n’est que de la gestion de la concentration. Évidemment, lorsque vous êtes confinés, au calme, vous pouvez beaucoup mieux, gérer votre concentration. Il ne fait pas de doute que d’être enfermé comme un moine constitue le meilleur moment, le meilleur lieu, le meilleur mode de créativité. Peut-être que cela sera un apprentissage pour certains designers. Mais me concernant, j’aurais la prétention de dire que cela ne fait que confirmer des choses que je sais déjà.
Nous savons que l’ère du plastique est finie, que celle du bioplastique va commencer, qu’il ne faut pas utiliser de bois massif à cause de la déforestation mais plutôt employer ce que j’appelle les smart woods, c’est-à-dire des contreplaqués très techniques. Tout cela, on le sait, on y travaille depuis des décennies. Quand on parlait de cela, il y a vingt, trente, quarante ans, les gens ne comprenaient pas, ils riaient. Lorsque je parlais du bionisme, de la dématérialisation, les gens disaient : « il est fou ! ». Cette période amène peut-être simplement une petite accélération de ce que l’on sait déjà, une accélération du nécessaire et urgent passage à l’acte.
Comment expliquez-vous cette accélération ?
On connaît à peu près tous les problèmes que l’on a. Ils sont gigantesques. On a à peu près tous les moyens à notre portée pour trouver une solution. Le problème, c’est que tant que l’on n’a pas le couteau sous la gorge, on ne fait rien, on prend notre temps. On perd du temps à s’emparer des sujets, à traiter par exemple le problème des dégâts écologiques, qui sont en fait des dégâts humains. Pourtant, nous sommes tous des génies ; l’humain est un génie extraordinaire, capable de trouver toutes les solutions. Mais, comme on le fait toujours un peu trop tard, le dommage devient irréversible.
La pandémie est aussi une crise qui fait ressortir notre interdépendance mondiale. Pensez-vous que le style, le design sont complètement globalisés, ou pensez-vous qu’il y ait encore des échelles, des lieux pertinents du design ? Est-ce qu’il y a une manière européenne, par exemple, d’habiter les espaces ?
Il y a avant tout, dans le design, des individualités voire même quelques petites additions d’individualités. La partie créative du design est pratiquée en réalité par très peu de gens dans le monde, quelques dizaines au maximum. Au Japon, pendant vingt ans, il n’y a eu qu’un seul designer, Shiro Kuramata. Et il y a d’autres pays qui n’ont qu’un seul designer : en Australie, il y a Marc Newson, un seul designer pour un pays aussi grand. Ce sont des individualités.
Il y a bien des façons de penser assez différentes selon les pays. Aux États-Unis, le design est strictement vénal : on crée pour le commerce. En Allemagne, c’est un design extrêmement technique : on crée par fascination de la technique et de l’industrie. En France, on est guidés par l’élégance du raisonnement et de l’ingénierie. En Italie, pendant longtemps, régnait un peu le même genre d’esprit : une fascination pour la beauté du faire et de la formule. En France, cette élégance ne vient pas par chance, mais du fait que nous sommes les champions de l’esprit critique.
Tout ce qui est fait en France est critiqué avec une extrême cruauté, une extrême méchanceté, une extrême partialité. Si vous faites quelque chose de bien, on vous dira « ce n’est pas bien », si vous faites quelque chose de médiocre, on vous dira « c’est ignoble, tu ne mérites pas de vivre ». Cet esprit critique permanent peut vous abattre, vous blesser, mais il peut faire de vous un survivant. Et ce survivant sait qu’il faut monter la qualité à force de rigueur. Même les créations les plus fantaisistes, celles de la mode par exemple, sont extrêmement bien pensées et rigoureuses – je parle des grands créateurs. C’est aussi mon mode de travail, cette rigueur extrême : nettoyer, nettoyer encore, faire attention à ne pas être à la mode, à ne pas tomber dans des pièges faciles. La pensée française est élégante grâce à la rigueur critique issue du regard de l’autre.
Est-ce que l’écologie, dont vous parliez, est en ce sens une contrainte « critique » pour le créateur déjà sous la pression du regard des autres ?
Le travail écologique est une évidence. On le sait, je le répète depuis au moins cinquante ans. Il est triste de constater qu’on commence à mener des actions écologiques aujourd’hui simplement parce qu’on est rattrapés par le temps et l’urgence. Aujourd’hui pour un créateur, le travail écologique n’est pas un choix. C’est une évidence, c’est inclus, c’est acquis.
Se pose à la suite de cela la question du talent, celle de trouver comment bien faire. Mais la nécessité pour un créateur c’est de connaître sa responsabilité envers la société, parce qu’il a l’honneur de créer. Le paramètre écologique est aussi important que le paramètre social, symbolique, politique, poétique, humoristique. Sauf qu’on a déjà pu traiter tous ces paramètres plus ou moins facilement à différentes échelles. Le paramètre écologique est d’une extrême gravité. On n’a jamais vu de gens mourir de manque d’humour – à vérifier, quand même – mais on voit des gens mourir parce qu’ils n’ont pas d’eau ou de l’eau pourrie, etc. Cela se joue à l’échelle planétaire. C’est pourquoi les actions écologiques demandent la plus grande urgence, la plus grande violence, la plus grande radicalité.
Vous évoquez la dimension sociale de votre travail. Le 28 juin dernier, les résultats des élections municipales ont donné la victoire aux écologistes dans plusieurs grandes villes françaises. Cependant, il reste encore des fractures importantes entre les espaces ruraux et les villes. Comment voyez-vous le design exister hors des villes ?
C’est difficile à dire. Il faut d’abord savoir ce que l’on appelle le design. Est-ce que c’est la conception d’un produit joli, ou est-ce que c’est l’invention de nouvelles solutions technico-créatives ? Je crois que c’est en premier lieu cette invention de solutions. S’il est un inventeur, il peut être utile à la société. S’il est un styliste, il ne sert à rien, car le stylisme n’a jamais sauvé une vie. L’invention, elle, en sauve tous les jours. Il y a des designers qui créent des fours solaires, des réfrigérateurs à évaporation d’eau dans les pays qui n’ont pas d’électricité, ou des appareils de radio équipés de dynamos… C’est formidable. Il faut être inventif pour découvrir les matières de demain. Il faut penser le remplacement des matières, celles qui sont en voie de disparition ou dangereuses. Dans ce cas, le design peut servir à quelque chose.
Je dirais donc que la seule chose qui unit le monde de la campagne et celui de la ville, en termes de stylisme (non de design), c’est que le tracteur d’un agriculteur est aussi formidablement bien dessiné que la Porsche d’un homme d’affaires qui habite en ville. Ce n’est pas complètement crétin que des objets purement fonctionnels, comme un tracteur, une pelleteuse ou une voiture, soient aussi bien dessinés. Mais ce n’est pas cela qui va sauver des vies.
La notion de « design démocratique », comme engagement à concevoir des objets accessibles, est-elle devenue une évidence tout aussi manifeste que l’écologie ?
C’est une évidence pour moi depuis toujours, mais en matière d’écologie, presque tout reste à faire. En termes de design démocratique, j’aurais la prétention de dire que, un petit peu grâce à moi, nous avons gagné beaucoup de batailles. En trente ans de production, j’ai réussi à enlever un, voire deux zéros au prix du produit. Réduire le prix d’un produit, c’est le changer profondément car c’est changer sa portée et sa diffusion.
La prochaine étape du design semble être la dématérialisation. Vous avez récemment utilisé l’intelligence artificielle pour une chaise éditée par Kartell. Comment rendez-vous cette dématérialisation compatible, dans votre création, avec les exigences précédentes, écologiques, politiques et sociales ?
Il faut comprendre que tout a une naissance, une vie et une mort. Il y a beaucoup de choses avec lesquelles nous sommes nés dont on croit qu’elles dureront pour toujours. Le tourisme par exemple. Le tourisme lointain va s’écrouler assez rapidement. La mode aussi. Le design, lui, va disparaître pour la simple et bonne raison que lorsque la dématérialisation sera aboutie, on n’aura plus rien à dessiner.
Le design, c’est essayer de rendre beau des obligations disgracieuses. Demain, elles n’existeront plus, et le designer disparaîtra. Le design moderne a commencé dans les années 1920. Vient ensuite le début de la vraie modernité dans les années 1950 avec Raymond Loewy et d’autres, puis le design moderne connaît son épanouissement au cours de ma génération ; il disparaîtra dans vingt ans. Le prochain designer sera notre diététicien ou notre coach, puisque le seul produit qui restera sera notre corps.
Ne restera-t-il pas quelque chose du désir que vous avez eu de faire cela, qu’ont eu d’autres également, comme une continuité ?
Non, il n’y a pas de désir. Designer est un métier que l’on doit faire sans désir. Le seul désir que l’on pourrait avoir, c’est un désir général d’aider sa communauté, de proposer une vie meilleure avec tous les dangers que cela contient. Mais j’espère que l’on n’a pas envie de dessiner une brosse à dents ou une chaise. On dessine une chaise parce que c’est une démonstration d’une autre façon d’envisager un futur possible, comme avec A.I. développée avec l’intelligence artificielle ou avec les meubles que j’ai créés récemment en Smart Wood, ou à travers des meubles dématérialisés par transparence par exemple. Cela ne peut relever que d’un désir philosophique et humaniste. Le design, c’est une vision. Mais cela ne peut pas se résumer à un désir pour un produit. Celui qui a un désir pour un produit ne rend pas service. Notre rôle sur Terre n’est pas de se faire plaisir, mais de faire plaisir à l’autre, et surtout de faire plaisir à notre évolution générale en tant qu’espèce.
Le design en tant que solution technico-créative sera donc remplacé par un pur principe d’économie numérique et mathématique ?
Toute chose intelligente, toute action, projet ou produit qui méritent de vivre ne peuvent être gérés, pour les biologistes, qu’avec un principe d’Économie, avec un grand « E », la théorie étant que la nature n’accepte pas le superflu. Tout ce qui n’est pas géré par l’Économie est d’une part vouée à la malédiction – parce qu’il a consommé de la matière, du temps, de l’énergie, de la Terre, que l’on sait maintenant petite – et d’autre part voué à l’oubli. Il n’y a que l’Économie qui soit structurellement élégante et intemporelle.
L’intemporalité est un grand paramètre des solutions dites écologiques. Bien souvent, ce n’est pas le produit en lui-même qui n’est pas écologique, mais ce qu’on en fait, et surtout sa durée de vie. Prenons l’exemple d’une chaise en plastique, que l’on dit aujourd’hui, à tort, non écologique : je suis d’accord avec cette idée si on jette cette chaise au bout d’un an. Mais si elle est bien dessinée, faite dans la bonne matière, avec des gens sérieux, elle peut durer cinquante ans, cent ans, ou plus. Dans ce cas-là, l’usage du plastique n’a quasi plus d’importance, car il s’agit de huit cents grammes, un kilogramme de matière. Un kilogramme de plastique divisé par cent ans, cela ne fait pas grand-chose. C’est une meilleure solution que d’aller couper un arbre.