Le débat sur le traité constitutionnel de l’Union européenne et sa ratification par les États nations repose trop souvent sur des schémas abstraits et intemporels élaborés par des constitutionnalistes et des politologues. Ou sur la base de discours généraux sur l’identité et les racines qui, s’étendant dans le temps et l’espace, risquent de s’échouer dans des oppositions idéologiques tout aussi stériles.
L’enfermement dans la chronique du quotidien, dans le rythme court des événements, ne peut que nous conduire à une vision de l’Europe repliée sur elle-même et incapable d’acquérir sa propre identité. Dans ce cas pourtant, une vision historique à long terme de l’Europe semble très opportune. Les désaccords entre les États membres s’accentuent au moment où il est toujours plus nécessaire de renforcer l’Union alors que les difficultés économiques et la surévaluation de l’euro ajoutent une pression nouvelle. L’absence d’un véritable gouvernement, les pressions centrifuges résultant des contrastes en matière de politique étrangère au Moyen-Orient, les tensions avec les États-Unis mettent en difficulté une organisation encore trop fragile et incapable d’affirmer sa propre personnalité 1. Les procédures de ratification du traité présentent des difficultés indéniables et finissent par susciter une certaine déception jusque dans les pays, comme l’Italie, où la poussée européiste était la plus forte. Si l’on considère la situation actuelle, on peut dire avec réalisme que l’Union ne pourra faire un pas en avant que si elle est menacée de succomber politiquement et économiquement aux anciennes et nouvelles superpuissances globales. De ce point de vue, si nous voulons nous consoler, nous pouvons nous dire que nous avons dépassé le point de non-retour et qu’un recul ou une pause dans le chemin vers l’unité aurait des conséquences tragiques, même à court terme. Mais voilà une idée qui n’est guère consolante tant nous faisons face à la représentation d’un espace européen affaibli, en position défensive, sans véritable identité politique et sans capacité propre de proposition.
À la recherche d’une identité commune
La question de l’identité de l’Europe est donc appelée à devenir de plus en plus fondamentale dans un avenir proche. C’est paradoxalement à l’époque moderne que s’est le plus dégagée une identité commune et unifiée et cela alors même que le continent était déchiré par des combats constants et des guerres internes. Commençons par relire Voltaire. Un « nouveau système de politique », écrit-il vers 1740 dans Remarques sur l’histoire 2, s’est mis en place à l’époque moderne avec la conquête de Constantinople par les Turcs, la découverte de l’Amérique et la première mondialisation :
L’Europe chrétienne devient une espèce de république immense, où la balance du pouvoir est établie mieux qu’elle ne le fut en Grèce. Une correspondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres, que l’ambition des rois suscite, et même malgré les guerres de religion, encore plus destructrices. Les arts, qui font la gloire des États, sont portés à un point que la Grèce et Rome ne connurent jamais… Tout nous regarde, tout est fait pour nous. L’argent sur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos besoins, nos plaisirs nouveaux, tout nous fait souvenir chaque jour que l’Amérique et les Grandes Indes, et par conséquent toutes les parties du monde entier, sont réunies depuis environ deux siècles et demi par l’industrie de nos pères. Nous ne pouvons faire un pas qui ne nous avertisse du changement qui s’est opéré depuis dans le monde…
Voltaire, Remarques sur l’histoire
Voilà qu’est exprimée au plus haut degré la conscience de soi de l’Europe au sommet de son développement. « Une grande République », comme le précise l’introduction du deuxième chapitre du Siècle de Louis XIV 3, divisée en plusieurs États :
Les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais correspondant les uns avec les autres ; tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes ; tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde…
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, chap. 2
Cette « grande république » ne semble plus exister, et plus nous édictons des règles unifiantes, plus l’Union européenne semble pâle par rapport à son glorieux passé. Nous n’avons pas tant besoin d’union, d’uniformité (qui, bien que nécessaire dans une certaine mesure, peut conduire au blocage ou à la stagnation) ou d’affirmation abstraite de nos droits, que de retrouver l’âme de l’Europe qui se dégage des pages de Voltaire. Si nous perdons cette force dynamique, aucun mécanisme constitutionnel ni aucune réglementation institutionnelle ne pourront nous sauver. Si je devais la définir en une idée, je qualifierais cette âme de l’Europe de « révolution permanente ».
Dans de précédentes interventions sur le thème européen, j’ai placé le problème du pacte politique et du processus constitutionnel au cœur de cette longue histoire européenne 4. Je voudrais maintenant creuser encore plus profondément pour essayer de saisir dans le mode d’être de l’Europe comme « révolution permanente » le facteur, l’humus qui a rendu ces développements possibles jusqu’à leur accession à l’État de droit et à la démocratie représentative.
Mon idée est que la caractéristique fondamentale de l’Europe – qui coïncide avec la modernité – consiste en sa capacité révolutionnaire, en sa capacité à transformer continuellement ses structures politiques, juridiques et économiques, et ainsi à surmonter la fixité propre aux autres civilisations qui étaient apparues précédemment sur la face de la terre dans leur essor, leur splendeur et leur décadence. Dans les autres civilisations, il y a toujours eu des coups d’État, des changements dans la gestion du pouvoir, mais il n’y a pas eu de « révolutions » entendues comme une planification et un effort pour construire de nouveaux modèles de sociétés opposées aux structures dominantes à un moment historique donné. Ce n’est pas le lieu d’aborder sémantiquement le terme « révolution ». L’historicisme romantique avait déjà montré que dans l’Europe médiévale ce concept avait considérablement changé de sens, passant d’une description du mouvement répétitif des étoiles à celle d’un mouvement novateur, à l’idée du chemin de l’humanité vers le salut et la rédemption, transformée ensuite, dans les philosophies post-chrétiennes, en mythe du progrès 5. Cela a permis, selon les célèbres thèses de Max Weber, un processus de désacralisation de la nature et de la société, processus qui a rendu possible la manipulation de la nature par la science, et de la société par l’invention de nouvelles institutions politiques, juridiques et économiques.
Harold J. Berman, dans son célèbre ouvrage Law and Revolution 6, situe la première des révolutions européennes au XIe siècle lorsque se détache le pouvoir sacré du pontife romain du pouvoir politique de l’empereur, fondant un dualisme décisif :
La tradition juridique occidentale a été transformée par six grandes révolutions au cours de son histoire ; trois d’entre elles – la révolution russe, la révolution française et la révolution américaine – ont également été appelées révolutions par ceux qui y ont pris part, bien que le mot « révolution » ait pris un sens différent dans chacune d’elles. Une quatrième révolution, celle de l’Angleterre, fut la première à être qualifiée de révolution… La cinquième grande révolution – en remontant toujours plus loin dans le temps – a été la Réforme protestante en Allemagne… La sixième, la Révolution pontificale de 1075-1122, qui fait l’objet de la présente étude, était également appelée Réforme à cette époque, la reformatio du pape Grégoire VII, généralement traduite en termes modernes par Réforme grégorienne, dissimulant ainsi son caractère révolutionnaire.
Harold J. Berman, Droit et Révolution. L’impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale
À partir du XIIe siècle, on peut aussi parler, par extension sémantique, de révolution commerciale, de révolution urbaine, de révolution monétaire et financière (ou de capitalisme, selon le cas), de révolution militaire, de révolution de la presse, de révolution scientifique, de révolution industrielle et technologique, etc. On peut aussi élargir encore ce sens en parlant de révolution dans les arts figuratifs, à partir de Giotto, de révolution dans la musique, avec le contrepoint et le tempérament. Nous n’usons pas de ce terme à mauvais escient car toutes ces transformations impliquent une modification profonde d’un modèle de société, des relations politiques à la vie quotidienne : pensons à l’invention, à l’époque moderne, des galeries d’images ou des concerts comme systèmes d’épanouissement de l’art. Dans les discussions de notre époque, où nous sommes impliqués dans la tentative de relance du projet constitutionnel européen, l’accent est mis sur les problèmes politiques et économiques de l’Europe, mais il serait erroné de limiter notre regard à l’horizon politique et économique.
Le mode et l’État
Pour me faire comprendre très simplement, je voudrais m’attarder sur deux mots venus du latin qui influencent encore notre langue aujourd’hui : le mode et l’État. L’évolution du premier mot, modus, dont dérive le terme moderne a été décrite, tout comme le concept de révolution, dans un célèbre recueil d’essais de Reinhart Koselleck sur la sémantique des concepts historiques 7. En laissant de côté toute l’histoire du concept d’âge moderne ou de nouvel âge, par rapport à l’histoire ancienne et à celle du temps moyen ou médiéval, il est intéressant de constater que dans de nombreux pays d’Occident, on parle de l’histoire « moderne » comme d’une période où rien n’est stable et on prend précisément ce mot de modus au sens d’un mouvement ou d’une manière d’être en devenir dans la réalité concrète : ce qui est actuellement mais n’a pas été ainsi auparavant. Tout est devenu mobile et tout est remis en question, tout est considéré comme perfectible et modifiable, tout est en transition, plus ou moins accéléré. En substance, le mouvement est au centre. Le succès de la « mode » en tant que domaine privilégié d’exportation de nos produits peut peut-être être considéré non pas comme un phénomène secondaire mais comme le résidu final, comme le peu qu’il nous reste du noyau de notre civilisation et qui ne peut pas encore être produit par imitation.
Un discours parfaitement parallèle peut être tenu sur le terme « État » : nous savons que nous l’écrivons encore aujourd’hui avec un « E » majuscule ou un « e » minuscule si nous voulons distinguer l’utilisation du terme politique (État moderne, État démocratique, etc.) du terme latin original « état » comme condition concrète d’une réalité donnée (dans quel état nous sommes, etc.). Ce qui est intéressant, c’est que ce passage de sens se situe précisément entre le XIIe et le XVe siècle. Les corps politiques antérieurs à l’ère moderne sont conçus comme des entités fixes et immobiles selon le schéma aristotélicien et naturaliste, comme un reflet de l’ordre du cosmos dans la vie sociale : il existe des différences de régimes (monarchique, aristocratique, démocratique) ou de modèles d’organisation mais la res publica est conçue comme immobile. Les changements ne se font qu’au sommet, dans l’alternance du pouvoir des différentes personnes ou factions, conséquences des coups d’État ou des défaites militaires. Ainsi, le mot status entre d’abord dans le langage politique et ecclésiastique au sens original du participe passé du verbe « être » 8 pour indiquer la condition, la situation concrète d’une communauté particulière. On parle ainsi du bon ou mauvais status d’un royaume, d’une ville, d’une Église particulière en un lieu ou un moment particulier en relation avec la bonne gouvernance et la santé publique collective, dans une situation historique concrète, bien définie et distincte de l’entité politique (royaume, Église, etc.) qui est caractérisé par une nature profonde et invariable 9. Le même mot est ensuite de plus en plus utilisé pour identifier les détenteurs concrets du pouvoir, le régime en place à un moment donné (l’État gibelin, l’État guelfe, l’État d’une seigneurie, etc.). Enfin le terme s’autonomise définitivement, sans adjectifs, pour indiquer la forme politique concrète d’une ville ou d’un territoire : un nouveau mot est en quelque sorte inventé pour exprimer le dynamisme qui caractérise désormais la vie politique et qui ne peut donc plus être immobilisé par les définitions anciennes.
Partant de ces prémisses sur la capacité révolutionnaire comme caractéristique dominante de l’Europe, deux ordres de problèmes deviennent à mon avis fondamentaux : tout d’abord, nous devons nous demander quelles sont les caractéristiques qui ont permis la genèse de la modernité ; ensuite, quelles sont les répercussions de ce diagnostic historique sur les choix politiques actuels, sur notre état-État.
Alors, que se passe-t-il au début du deuxième millénaire, qu’est-ce qui enflamme en Europe cet être comme un modus, comme une volonté destinée à changer avec le temps, une volonté qui est précisément le cœur de la modernité ?
Comme je l’ai mentionné plus haut, je partage la thèse selon laquelle, entre le XIe et le XIIIe siècle, le monopole sacré du pouvoir a été brisé en Occident pour une série de raisons qui ne peuvent être approfondies ici, avec ce qui a été défini comme la première révolution européenne, la « révolution papale » ou la réforme grégorienne : un dualisme institutionnel est né et s’est développé avec la lutte d’investiture entre la papauté et l’empire qui agitera toute l’histoire politique et juridique de l’Occident, en fibrillation continue, jusqu’à nos jours. Il ne s’agit certainement pas d’un tournant soudain. En Orient, la formation de l’empire chrétien avait imposé l’incorporation du sujet-fidèle dans un univers unitaire de normes, transformant les principes de foi et de conduite morale en un droit divin-humain unitaire. Un monopole sacré du pouvoir, religieux, politique et juridique, a été mis en place dans le monde byzantin, qui était la figure de l’empereur : l’hérétique est assimilé au fou et au délinquant comme quelqu’un qui enfreint les grandes lois du cosmos et de la politique avant même les lois religieuses et qui doit pour cette raison être exclu de la vie civile. En Occident, les détenteurs du pouvoir politique et religieux tenteront toujours au fil des siècles de s’emparer du monopole du pouvoir, mais en fait, leur rivalité ouvre la voie à des tensions permanentes et à un pluralisme institutionnel et juridique en constante évolution. Sur un plan plus général, la voie est ouverte à un dualisme entre les différents systèmes juridiques qui devient le point de départ du système juridique occidental, distinguant la justice de Dieu de celle des hommes, la conscience personnelle du droit positif, le péché du crime.
De ce tournant découlent certaines conséquences qui sont réellement à la base des constitutions européennes depuis la Magna Carta Libertatum de 1215 jusqu’à nos jours 10. Tout d’abord, l’investiture même du pouvoir se transforme. Ainsi évolue progressivement le couronnement des rois et des empereurs avec la prédominance du serment sur l’onction : le serment-sacrement précède et conditionne l’attribution du pouvoir et permet la croissance de relations politiques conditionnées par des comportements mutuels, par des situations concrètes, par la raison, par un ministère ou un rôle spécifique et aussi par la naissance de multiples relations de fidélité. Bien sûr, cela ne signifiait pas la fin du caractère sacré du pouvoir : le sacré (l’onction du souverain) aura une très longue vie et survit encore aujourd’hui, bien que cela soit sous des formes sécularisées, dans toute expression de pouvoir, mais il trouve une limite infranchissable dans le serment. La voie était alors ouverte non seulement à la Magna Carta Libertatum mais aussi à tous les pactes électoraux (Wahlkapitulationen) et à tous les pactes de seigneurie (Herrschaftverträge) des siècles suivants ainsi qu’au principe de résistance contre un pouvoir considéré comme injuste parce qu’il violait le pacte fondamental.
Deuxièmement, mais ce n’est pas moins important, il y a la possibilité que le serment en tant que pacte politique crée une nouvelle souveraineté par le bas : les serments collectifs constituent la grande révolution qui ouvre vers la modernité. Le serment collectif du peuple substitue un serment horizontal à un serment vertical, et à un lien personnel il substitue un nouveau type de lien politique qui a son centre de gravité dans une personne morale. Dans toute l’Europe, les paix jurées – les paix de Dieu – sont nées, permettant le premier dépassement du fractionnement territorial caractéristique de l’époque barbare et la naissance de grandes entités, de zones commerciales régionales qui représentent, de la vallée du Rhin à la Padanie, le cœur de la nouvelle Europe et permettent la croissance de l’économie moderne. C’est surtout des coniurationes qu’est née la commune, la ville moderne en tant que sujet politique et économique collectif.
La transformation du pacte politique à l’époque moderne n’a pas lieu hors-sol mais dans le contexte concret d’une nouvelle géopolitique qui ne connaît pas encore la division rigide entre les États en tant que seules entités juridiques publiques et les innombrables entités politiques qui constituent le tissu concret de l’Europe. Wolfgang Reinhard a conçu cette voie dans toute sa complexité : au cours de trois siècles, nous sommes passés d’innombrables « Herrschaften » – on en a compté jusqu’à 500 – à un nombre beaucoup plus restreint d’États, de 20 à 30, reconnus comme tels aux XIXe et XXe siècles 11. La guerre elle-même, phénomène endémique de l’Europe au cours des siècles, devient en quelque sorte la manifestation pathologique de ces tensions à l’échelle territoriale la plus large provoquées par les développements économiques et technologiques de la modernité conjuguées à des rivalité dans lesquelles le système des États reflète le pluralisme intrinsèque de la division des pouvoirs alors qu’est entamé un long processus de sécularisation. Si l’on interprète la construction de l’État de droit et de la démocratie comme le fruit des seules Lumières et des chartes constitutionnelles écrites des derniers siècles, le discours devient très simple : l’Europe a inventé sur la base de la raison un mécanisme qui permet le respect de la démocratie, des libertés et des droits fondamentaux, et nous pouvons envisager la rédaction d’une constitution dans laquelle ces valeurs, et leur exportation, sont incarnées.
Si, en revanche, nous l’envisageons dans une perspective de long terme, on raconte une histoire qui, en deçà des événements, fait transparaître la déformation d’un code génétique dans lequel la dualité entre le sacré et le pouvoir est inscrite. Elle peut être conçue comme une histoire du salut sur les traces de la religion judéo-chrétienne, comme le chemin de l’humanité vers une rédemption qui ne se produira qu’à la fin des temps ; ou elle peut être envisagée comme l’espérance sécularisée de l’avènement d’une nouvelle ère de justice et de paix pour l’humanité par l’invention de nouvelles doctrines et la planification de nouvelles institutions. Dans ces deux voies, notre civilisation européenne semble être en danger si elle perd la conscience du dualisme fondamental qui a déterminé ses caractéristiques : la coexistence et la distinction entre l’histoire humaine et l’histoire du salut, la séparation des pouvoirs, sacré et politique, avant la division des pouvoirs au sein de l’État.
Je souhaite donc inscrire le problème de l’unification européenne dans cette perspective historique et non pas partir à la recherche de racines ou d’identités plus ou moins imaginaires. La crise de l’État-nation n’implique pas seulement une cession de souveraineté ou de tranches de souveraineté, mais quelque chose de beaucoup plus important, c’est-à-dire une nouvelle dimension de la politique elle-même et la disparition de la dialectique entre le pouvoir sacré et le pouvoir politique qui, en Europe, s’incarnait dans la relation État-Église.
D’une part, le monde globalisé semble absolument incapable de dominer les nouvelles puissances émergentes au niveau planétaire qui poussent à la domination du marché, c’est-à-dire de l’économie sur la politique. Les structures mêmes de l’État-nation, développées au fil des siècles selon le modèle anglo-saxon de l’État de droit ou sur celui du modèle administratif continental, et qui se sont progressivement rapprochées, ont déjà perdu de fait, et malgré les proclamations rhétoriques, la compétence exclusive sur un territoire et sur une population, au point de perdre une grande partie de l’élément original de leur souveraineté 12. Je ne peux bien sûr pas entrer dans ces problèmes considérables, mais il me semble qu’il s’agit d’une situation assez semblable à celle qui a conduit à la formation d’États-nations il y a quelques siècles au niveau européen en réponse à l’émergence de grands marchés. Il semble désormais que ce soient les États eux-mêmes qui sont aussi obsolètes que le furent nos glorieuses communes.
De ce point de vue, repenser tout le discours européen sur le projet de constitution qui s’est échoué sur les rochers des référendums me semble non seulement insuffisant mais aussi trompeur et dangereux car il confond deux plans différents, le plan des intérêts concrets et le plan des idées ou (si l’on veut utiliser un mot à prendre avec des pincettes) des valeurs et des principes sur lesquels tout pacte de coexistence doit être fondé. Le mot « intérêts » apparaît ici pour la première fois, ce n’était pas par distraction. Nous avons une attitude plutôt schizophrène dans la diffusion du débat et des milliers de discours sur l’Union européenne : à mon avis, on parle trop d’« identité » de racines culturelles et peu ou pas du tout d’« intérêts » ou, au contraire, on ne parle que d’intérêts pour tirer des conclusions abstraites en termes d’idées à partir d’un examen du cadre économique immédiat. Au niveau interne de l’Union, les éléments qui tendent à la fragmentation ont eux-mêmes une forte racine historique dans la permanence des États en tant que systèmes concurrents, même après la perte de souveraineté, et trouvent un nouveau souffle dans la formation de déséquilibres sociaux et de groupes d’intérêt nouveaux dus au processus de désindustrialisation, de mondialisation et à l’avènement de l’ère informatique. Certains points nodaux d’intersection entre les valeurs et les intérêts qui ont caractérisé la politique européenne sont en danger : la démocratie et la représentation, le bien-être et l’organisation du travail en premier lieu.
Avancer pour ne pas mourir
Ce seront peut-être (même si nous ne pouvons l’espérer) les dangers et les tragédies qui menacent qui feront l’Union : je suis convaincu que si l’Europe n’avance pas, elle ne s’arrêtera pas mais plongera dans une crise d’une ampleur inimaginable ; après tout, des tempêtes réelles ou imaginaires assombrissent déjà nos horizons. L’histoire nous apprend que les grandes décisions sont toujours prises sous la pression de grandes menaces. Quelles que soient les prochaines étapes sur la voie de la Constitution européenne, nous avons déjà atteint le point de non-retour : soit nous avançons, soit nous chutons. Tout cela peut au mieux faire de l’Europe une zone économique et géographique de taille moyenne, capable de se défendre et de rivaliser avec les grandes superpuissances américaines et asiatiques existantes ou en construction. Nous en avons certainement besoin, mais ce ne serait qu’un problème de survie. Les phénomènes structurels ont une force propre qui dépasse tout cynisme politique : on a calculé qu’au début du XXe siècle, avant la Grande Guerre civile, l’Europe, outre le fait qu’elle possédait avec les États-Unis 90 % des terres émergées, constituait environ un quart de la population mondiale de la planète : elle n’en constitue plus que 15 % aujourd’hui et, à la fin de ce siècle, elle ne représentera probablement plus que 4 à 5 %. Mais le problème de l’identité de la civilisation européenne, de sa vocation en tant que telle dans le monde d’aujourd’hui, ou de son éventuel déclin, est peut-être plus complexe et plus profond.
Les déclarations de droits, qui ne peuvent avoir qu’une valeur pédagogique, ne suffisent pas. Pour créer des droits, toute constitution doit être l’expression d’un pacte politique et ne pas se limiter à l’énonciation de principes. Il en va de même pour les projets d’ingénierie institutionnelle, fondés pour la plupart sur les vieux fédéralismes, sur lesquels s’exerce l’imagination des politologues. En tout cas, si nous croyons en cette identité historique de l’Europe, il doit y avoir un noyau proprement « patricien », basé non pas sur des racines lointaines mais sur une histoire commune de séparation entre le sacré et le pouvoir, dans laquelle puissent se reconnaître tous les citoyens et tous ceux qui veulent le devenir. Le problème fondamental est celui de la sauvegarde de ce dualisme dans la nouvelle situation produite par la mondialisation, contre les nouvelles tentatives de monopolisation du pouvoir qui découlent de la faiblesse du politique : le fondamentalisme (religieux ou sécularisé n’a pas d’importance) semble s’affirmer comme le seul point d’identité des civilisations, et c’est le grand danger auquel nous sommes confrontés. En d’autres termes – si l’on peut utiliser le terme, aujourd’hui ambigu, de « laïcité » – le problème est de savoir si l’Europe pourra affirmer une nouvelle laïcité proactive : une laïcité non pas défensive comme elle le fut dans sa version traditionnelle, tendant à inclure l’ensemble des citoyens dans la sphère politique (conscience personnelle contre l’État ; Église libre dans un État libre) mais une laïcité qui reconnaît un rôle public des religions dans la distinction dialectique entre sacré et pouvoir, en rejetant cependant toute religion politique, qu’elle soit théocratique ou totalitaire.
Soit l’Europe possède encore la capacité révolutionnaire de concevoir sur cette base un pacte constitutionnel capable de maintenir et de réinventer les principes de responsabilité personnelle, de liberté et de démocratie à l’ère de la mondialisation, soit elle a terminé son cycle de vie et est destinée, même en défendant et en conquérant son propre espace géopolitique, à être absorbée dans les nouveaux blocs politico-sacrés qui laissent entrevoir le véritable choc des civilisations.
Sources
- Ce texte a été publié pour la première fois en 2007.
- Voltaire, Œuvres historiques, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 44.
- Ibidem, p. 620.
- P. Prodi, Il patto politico come fondamento del costituzionalismo europeo, in Le radici storiche dell’Europa. L’età moderna, a cura di M.A. Viseglia, Roma, Viella, 2007, p. 3-23.
- K. Loewith, Storia e fede, trad. it. Roma – Bari, Laterza, 1985, p. 151. Toutes les philosophies post-chrétiennes visent l’accomplissement et la solution ou la rédemption : Friedrich Schlegel a résumé l’origine chrétienne du progrès par la phrase « Le désir révolutionnaire de réaliser le royaume de Dieu est le point élastique de tout processus de formation (Bildung) et le début de l’histoire moderne ». Ce désir est révolutionnaire car il bouleverse le sens originellement naturel des révolutions des corps célestes…
- H.J. Berman, Law and Revolution. The Western Legal Tradition, Cambridge, Mass. – London, 1983, p. 558 (ora in trad. it. Bologna, Il Mulino, 2006, p. 40 et passim).
- R. Koselleck, Futuro passato, Genova, Marietti, 1986.
- Stare dans le texte original en italien (N.d.T).
- Y. Congar, Status Ecclesiae, « Studia Gratiana », 15, 1972, pp. 3-31 ; G. Miglio, Genesi e trasformazione del termine-concetto « Stato », in Stato e senso dello Stato oggi in Italia, p. 65-86.
- Il medio evo e le premesse per un’identità europea. Progetti, princìpi e chartae, in Primizie e memorie d’Europa, a cura di P. Prodi, Venezia, Marsilio, 2002, p. 27-55
- W. Reinhard, Storia del potere politico in Europa, trad. it. Bologna, Il Mulino, 2001.
- A. Pizzorno, L’Unione europea e la logica di sviluppo degli Stati nazionali, in Primizie e memorie d’Europa, cit., p. 57-76.