« De toutes les catastrophes subies par l’humanité jusqu’à aujourd’hui, les grandes épidémies ont laissé un souvenir d’une singulière vivacité. » 1.
Cette affirmation ouvre un paragraphe court, mais dense, de Masse et Puissance, dans lequel Elias Canetti commente quelques passages mémorables de Thucydide qui décrivent le désordre (anomia en grec) causé par l’épidémie qui frappa Athènes pendant la guerre du Péloponnèse (430 av. J.-C.). Les historiens de la médecine discutent depuis des décennies de l’agent pathogène, probablement originaire d’Afrique, ayant entraîné la mort d’un tiers des habitants de la cité attique. Dans les rangs des victimes de la peste, on comptait aussi la politique de Périclès, car c’est à ses erreurs que les Athéniens attribuaient le fléau qui les avait frappés. Peu après avoir perdu le pouvoir, Périclès lui-même tomba malade et mourut quelque temps plus tard. Il est peu douteux que l’épidémie ait été l’un des facteurs qui ont contribué au destin politique d’Athènes 2.
La ville, la contagion et l’anomalie
Quelle que soit la cause de l’épidémie décrite par Thucydide, ce sont les effets cumulés qu’elle a générés qui ont attiré l’attention de Canetti : « au début, seuls quelques uns sont touchés, puis les cas se multiplient ; partout on voit des morts, et les morts sont plus nombreux que les vivants ». L’écrivain observe que, contrairement à un tremblement de terre, événement géologique dont l’impact est immédiatement apparent, une épidémie se développe, jour après jour sous les yeux des êtres humains qui en sont témoins et qui assistent, malgré eux, au « progrès massif de la mort ». Bientôt, poursuit Canetti, on sent que le danger concerne tout le monde, et que les contaminés se confondent en une masse indistincte, unis par un même destin. L’absence de traitement efficace de la maladie laisse peu d’espoir de survie, et le rythme auquel les décès se succèdent conduit, en quelques semaines, à l’accumulation des morts, qui deviennent de plus en plus difficile à enterrer dans le respect de la tradition. L’attention que porte Thucydide à la question des enterrements n’est pas fortuite. Les règles régissant le dernier séjour d’un parent ont une importance centrale dans la culture grecque – en témoignent les poèmes homériques et les tragédies. Le fait de ne pas les respecter est le signe que la maladie ne touche pas seulement les corps, causant souvent la mort, mais qu’elle a aussi un effet sur la communauté. S’aérer est le fondement même de la vie en commun.
Or une dimension de la maladie fonctionne comme un acide qui corrode le lien social avec une rapidité extraordinaire, dissolvant la communauté : la contagion, qui est si importante dans l’épidémie, pousse les hommes à s’isoler les uns des autres. La meilleure façon de se défendre est de ne s’approcher de personne, car n’importe qui pourrait déjà porter la contagion avec lui. Certaines personnes fuient la ville et se dispersent vers leurs propriétés à la campagne. D’autres s’enferment dans leur maison et ne laissent entrer personne. Tout le monde esquive tout le monde. Les tenir à distance est le dernier espoir. La perspective de vivre, la vie elle-même, s’exprime, pour ainsi dire, dans l’espace qui sépare les malades. Les personnes atteintes forment progressivement une masse morte, les personnes en bonne santé restent à l’écart de tout le monde, même de leurs proches, parents, maris ou femmes, et enfants. Il est remarquable de constater à quel point l’espoir de survivre isole chaque homme : devant chacun se dresse la masse de toutes les victimes 3.
Canetti est un écrivain particulier. La plupart de ses œuvres n’appartiennent pas au genre littéraire du roman : ce sont des essais, des recueils d’aphorismes, des volumes autobiographiques. Bien qu’il ne soit pas un philosophe au sens académique du terme, il est sans aucun doute un penseur, et Masse et Puissance est le témoignage le plus significatif et le plus articulé de sa réflexion sur l’un des thèmes qui lui tiennent à cœur : la nature de la société et la relation qu’elle entretient avec la vie intérieure des êtres humains. La peur de la contagion est un exemple, parmi d’autres, de la façon dont les états d’esprit changent notre attitude envers notre voisin. Conduites qui, dans certaines circonstances, lient et dans d’autres, séparent.
Dans le choix de s’attarder sur les épidémies, et sur la peur de la contagion, on peut sentir l’écho de ce que Canetti, au début du livre, caractérise comme la peur première : le toucher de quelque chose d’inconnu, dont la répugnance pour le contact physique est la trace dans la vie civile. L’étude à laquelle Canetti a consacré toute sa vie – presque comme un entomologiste des passions – est pertinente pour comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, alors que nous nous demandons comment sortir de l’urgence provoquée par le Covid-19. Les pages sur les épidémies se trouvent en fait dans un chapitre du livre consacré à la figure du « survivant ». Le paragraphe que nous examinons se ferme sur le thème suivant : parmi les nombreuses personnes qui sont infectées, il y en a qui, sans qu’on ne sache pourquoi, parviennent à survivre. Ces personnes, comme l’observe Canetti, finissent par se sentir invulnérables, ce qui les rend capables de sympathiser avec les malades et les mourants. Il y a, chez ceux qui survivent, l’espoir d’un avenir meilleur après l’épidémie.
Avant de prendre congé de Canetti – sans tout à fait nous éloigner de sa pensée – une question demeure : pourquoi Thucydide ? Les pages de l’historien sur l’épidémie qui touche l’Athènes de Périclès sont une référence classique dans notre culture de la tentative de la raison humaine de faire face à la contagion et à la maladie. Contrairement à son contemporain Sophocle, Thucydide ne considère pas l’épidémie comme un événement qui évoque le surnaturel – les fautes d’Œdipe contaminant la ville de Thèbes et nécessitant une punition collective – mais comme un fait qui peut s’expliquer par un l’étude empirique de l’être humain et de son environnement. Avec un langage qui reprend la terminologie hippocratique, il en étudie les causes et les effets en essayant de les situer dans le contexte de la ville, comprise comme un lieu et comme une communauté politique, en présentant les mêmes croyances religieuses des Athéniens comme faisant partie de l’ensemble des facteurs qui opèrent dans la détermination de certaines conséquences 4. Thucydide n’est donc pas le seul point de départ car son texte est l’un des plus anciens, et certainement, parmi ceux de son époque, des plus intéressants, sur les épidémies. Canetti traite avec l’historien grec car avec lui s’inaugure une tradition séculaire de réflexion sur la maladie et la politique, qui reste un guide précieux.
L’ère des épidémies
Pour l’historien de la médecine Roy Porter, avec la montée des grandes civilisations urbaines vers 3 000 avant J.-C., nous entrons dans l’ère des épidémies. La concentration massive d’humains et d’animaux dans un espace confiné, les mauvaises conditions d’hygiène et les réserves d’eau facilement contaminées créent un environnement idéal pour la propagation des agents pathogènes. Dans ce contexte, le phénomène des zoonoses est également susceptible d’apparaître : le passage d’une maladie des animaux à l’homme est une condition préalable à la poursuite de la propagation par contagion directe d’homme à homme.
Les villes sont les lieux où se tiennent les marchés qui, pendant une grande partie de l’histoire, sont de véritables lieux, fréquentés par des personnes en chair et os, véhicules potentiels d’infection. Le commerce est synonyme de voyage : avec les marchands et les marchandises, les maladies se déplacent aussi. Enfin, surtout depuis l’époque moderne, les explorations et les conquêtes viennent brouiller les cartes de la contagion et de l’immunité.
La rencontre entre l’Europe et les Amériques est, entre autres, aussi l’occasion d’un échange d’agents pathogènes entre deux masses de personnes qui n’avaient eu aucun contact auparavant. Lorsqu’un nouveau virus rencontre un corps complètement dépourvu de défenses immunitaires, l’issue peut s’avérer fatale. Au fil du temps, il arrive qu’une partie de la population acquiert une immunité – également due à des mutations génétiques –, ce qui atténue les effets sociaux des infections en les rendant moins dévastatrices 5.
Avant les vaccins, ce processus prend du temps, il n’a pas toujours lieu, et en tout cas pas pour toutes les populations. Cela fait de l’épidémie un événement récurrent dans l’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours.
Plus de seize cents ans se sont écoulés entre l’épidémie d’Athènes en 430 avant J.-C. et l’arrivée de la peste en Europe en 1347. Une période qui nous semble très longue, mais qui est étayée par d’autres événements du même genre, comme la « peste Antonine » qui a eu lieu entre les années 165 et 180 de notre ère, et celle de Justinien, qui a exterminé un quart de la population de la Méditerranée orientale. Pourtant, il existe de nombreux points de contact entre l’histoire de Thucydide et les nombreux récits que nous avons de l’épidémie dévastatrice de ce qui était alors appelé la « mort noire », en raison de la couleur des taches sombres et des ecchymoses d’origine hémorragique qui apparaissaient sur la peau des malades. Quelques aspects remarquables de ce fléau sont rappelés dans la magistrale synthèse offerte par Barbara W. Tuchman dans son livre sur le XIVème siècle 6. On sait que la cause directe de la contagion en Europe a probablement été le débarquement à Messine d’un navire génois en provenance du port de Caffa, sur la mer Noire, qui transportait des malades à son bord.
Sur la cause indirecte, les idées sont moins claires. On sait aujourd’hui qu’au XIVe siècle il existait deux formes de peste différentes, caractérisées par des modes de propagation différents. L’épidémie s’est propagée en Asie et au Moyen-Orient, pour finalement atterrir sur les rives sud de la Méditerranée. Il est probable que le bacille était déjà en circulation depuis des mois lorsqu’il a atteint la côte sicilienne. Dans les régions les moins densément peuplées du continent européen, les effets mortels de la peste ont été ressentis pendant une période allant de quatre à six mois, puis se sont estompés. Dans les villes, cependant, la maladie semblait être dans son environnement naturel. Une amélioration durant les mois d’hiver a été suivie d’une deuxième vague avec le retour du printemps. La mortalité était très élevée : à Paris, la moitié des habitants mouraient, à Venise les deux tiers.
Les conséquences d’une catastrophe de cette ampleur ne pourraient pas s’arrêter au seul nombre de morts. Boccace décrit la même dynamique de dissolution des liens sociaux – l’anomia – dont parle Thucydide, qui a fait l’objet d’un examen attentif de Canetti : chacun part de son côté, les familles se séparent, même les parents abandonnent leurs enfants. Dans ce cas également, la mortalité élevée met en crise les pratiques sociales qui accompagnent et suivent la mort. Les enterrements deviennent souvent sommaires, les cadavres sont parfois abandonnés et finissent par être dévorés par les bêtes. L’Église catholique est contrainte d’accepter des exceptions aux rites, par exemple en ce qui concerne les personnes autorisées à accomplir les derniers sacrements. Les clercs ne sont pas toujours à la hauteur des attentes des fidèles en quête de confort. Comme l’écrit Tuchman, l’impression, à la lecture des récits de ses contemporains, est que la peste n’était pas « le genre de calamité qui inspirait l’entraide ». Il faut cependant noter qu’un grand nombre de décès surviennent dans les rangs des médecins, dont certains ont manifestement fait de leur mieux pour soigner les malades, même s’ils ne disposaient pas de méthodes de traitement efficaces et d’explications fiables sur les causes et les effets du mal. Les années autour de 1347 sont également accompagnées de troubles sociaux dans différentes parties de l’Europe. Quelques mois après la propagation de la contagion sur le continent, un tremblement de terre dévastateur a fait des dégâts considérables dans de nombreuses villes italiennes, renforçant la conviction d’une partie de la population que la succession des malheurs était due à une intervention surnaturelle : Dieu, le diable, ou une conjonction astrale adverse.
Pour une culture chrétienne comme celle de l’Europe du XIVe siècle, le fléau posait un problème théologique, qui tourmentera longtemps les croyants : comment est-il possible qu’un Dieu bienveillant et omnipotent laisse mourir de façon atroce tant d’êtres humains, dont beaucoup sont très jeunes, et donc non souillés par le péché ? Pour tenter de donner une réponse convaincante à cette question capitale, certains des plus brillants esprits du continent vont explorer en détail toutes les notions qui faisaient partie du bagage philosophique du christianisme. Sans toutefois parvenir à une solution convaincante. La dernière grande tentative, la théodicée de Leibniz, a disparu du devant de la scène de la culture européenne, engloutie sous les rires des lecteurs du Candide de Voltaire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Depuis lors, le discours public sur les pandémies – et autres catastrophes : la satire de Voltaire avait été inspirée par les récits effroyables du tremblement de terre de Lisbonne – a eu tendance à se séculariser. Thucydide a le dessus sur Sophocle. Du Dieu chrétien, face à la mort des innocents, il n’y a plus de nouvelles certaines : il s’est caché, ou est impuissant, ou poursuit des buts qu’il n’explique pas clairement – mais qu’en est-il alors de la révélation ? – ou que les êtres humains ne sont pas en mesure de comprendre.
Pas à pas, mais de plus en plus vite, les cultures européennes entrent dans l’ère de la sécularisation 7. Revenons une dernière fois sur l’épidémie de 1347. Le sentiment d’avoir été frappé par un fléau injuste alimente la colère des populations décimées par la peste. Barbara W. Tuchman nous parle d’une autre conséquence « anomique » de la peste : la recherche d’un bouc émissaire sur lequel décharger sa frustration. Les irréguliers, les étrangers, les inconnus deviennent les victimes désignées. Un terrible tribut de sang est payé par les Juifs, exterminés par milliers dans différentes villes européennes.
La peur et la sécurité
Ce qui est frappant, c’est l’extraordinaire similitude entre des récits d’épidémies remontant à si loin dans le temps : la propagation d’une maladie infectieuse caractérisée par une mortalité élevée a un impact non seulement sur le nombre d’habitants, mais aussi sur la vie civile. Dès 1585, lorsque Bordeaux est frappée par une épidémie de peste, Montaigne la décrit en des termes qui évoquent ceux de Thucydide : l’insécurité des biens, l’effondrement de la confiance des gens, l’incertitude du diagnostic, l’abandon des activités économiques, la démission de ceux qui perdent tout espoir en l’avenir 8. Les conséquences des épidémies ne s’arrêtent pas nécessairement à l’anomie de la ville. La montée et la chute des pouvoirs peuvent également être influencées par des événements catastrophiques : épidémies, famine, éruptions volcaniques, tremblements de terre, contre lesquels l’humanité est largement sans défense pendant une grande partie de son histoire. Cependant, les épidémies diffèrent des autres événements « naturels » car, comme le souligne Porter, leur histoire est très étroitement liée à celle de l’environnement urbain, des lieux d’échange et des voies de communication. D’une certaine manière, tout se passe comme si l’épidémie était la plus artificielle des catastrophes naturelles. Parmi les variables qui influencent son origine et son développement, nombreuses sont celles qui sont essentiellement façonnées par l’action humaine 9. Parmi les facteurs d’aggravation de la propagation de la contagion, on compte aussi souvent des choix politiques, comme celui de Périclès de concentrer les habitants de la campagne dans la ville à cause de la guerre. S’il n’y avait pas de limites à l’espace, les exemples pourraient continuer. Cela s’explique aussi parce que, avec l’intensification du trafic mondial, les possibilités de propagation de maladies contagieuses se multiplient, devenant un événement récurrent dans l’histoire européenne.
Face à cette présence constante d’épidémies, on comprend pourquoi Fernand Braudel considère les individus comme l’un des deux facteurs (l’autre est précisément la famine) qui contribuent à générer le bilan démographique d’un « Ancien Régime biologique de longue durée » 10. La situation de l’humanité au XIVe siècle, lorsque la peste noire a frappé l’Europe, était conditionnée par les « limites infranchissables » du développement matériel. L’augmentation de la pression démographique a provoqué une détérioration du niveau de vie : les sous-alimentés, les misérables, les déracinés se sont multipliés. Les épidémies et la famine, deux phénomènes qui se succèdent ou se superposent souvent, rétablissent l’équilibre entre les bouches à nourrir et les approvisionnements difficiles, entre la main-d’œuvre et les possibilités d’emploi. Il s’agit d’établissements brutaux, que Braudel considère comme le trait dominant de l’Ancien Régime biologique.
Lentement, cependant, quelque chose change. Au cours de cette même période où, à partir de la pluralité des pouvoirs et des différentes juridictions, la souveraineté unitaire de ce qui deviendra l’État moderne commence à émerger, la société apprend également à se défendre contre les menaces que certains événements catastrophiques récurrents représentent pour l’ordre social. Afin d’atténuer les effets de la famine, des réserves de biens essentiels sont accumulées dans les centres urbains : les monti frummentari sont institués et des entrepôts sont préparés. Mais ce type d’expédients n’atténue pas les effets de la pénurie de nourriture dans les zones rurales, ce qui provoque des migrations massives vers les villes, où une foule de gens désespérés (un exemple de ces masses qui obsèdent Canetti) espère trouver plus facile que de vivre.
Là aussi, la société se défend, car ces foules de désespérés sont considérées comme un danger potentiel d’anomie et donc une menace pour le bien-être des citoyens : prêts à tout pour survivre, les désespérés sont bien préparés à accepter les appels séditieux de prêcheurs et de démagogues irréguliers.
D’autre part, c’est précisément à l’intérieur des murs de la ville que les effets de l’épidémie ne sont pas exactement les mêmes pour tout le monde. S’il est vrai que les riches et les pauvres sont vulnérables à l’infection, cela ne signifie pas pour autant qu’ils ont les mêmes chances de survivre. La fuite à la campagne dont parle Canetti est un thème récurrent dans les rapports sur les épidémies, de Boccace à Montaigne. Un autre phénomène, moins connu, est celui des « essayeuses », mentionnées par Braudel. Ces femmes de « condition misérable », sont payées pour résider pendant une courte période dans les maisons des riches « vérifiant » si elles sont encore contaminées. Si les effets de l’épidémie sont redistributifs, ce n’est certainement pas un principe d’équité qui doit les guider. La concurrence entre les survivants peut être encore plus impitoyable à certains égards, et les rapports de force pèsent lourdement.
Les stratégies de défense collective de la bourgeoisie deviennent « féroces » (c’est l’adjectif de Braudel). Il s’agit de placer les pauvres dans une position où ils ne pourront pas causer de mal : à Paris, les malades et les handicapés ont toujours été en route pour les hôpitaux, les hommes de bien sont employés au dur et ennuyeux travail de nettoyage des fossés de la ville, enchaînés deux par deux. En Angleterre, depuis la fin du règne d’Élisabeth, les lois contre les pauvres sont entrées en vigueur. Peu à peu, dans tout l’Occident, se multiplient les maisons des pauvres et des indésirables, où les internés sont condamnés aux travaux forcés : les Workhouses, les Zuchthaüser, ou encore les Maisons de force, sorte de prison regroupée sous l’administration du grand hôpital de Paris, fondé en 1565 11.
Pour décrire cette tendance, qui a atteint son apogée au XVIIIe siècle, Braudel utilise une expression entre guillemets : « le grand renfermement ». Il ne fait pas mention de référence explicite, mais l’expression avait déjà été utilisée par Michel Foucault, son collègue du Collège de France. Dans le cours sur « les anormaux » (organisé au cours de l’année universitaire 1974-1975), on trouve une reconstitution du « grand enfermement » qui est d’un intérêt considérable pour l’étude de la réaction moderne aux épidémies 12. Foucault part de l’exclusion des lépreux, très répandue au Moyen Âge, qui faisait référence à l’interdiction des impurs, une pratique dont il existe des preuves dans plusieurs cultures anciennes. L’exclusion « a d’abord entraîné une division stricte, une distanciation, une règle de non-contact entre un groupe d’individus et un autre ». Les personnes infectées par la lèpre sont « rejetées dans un monde extérieur, confus, au-delà des murs de la ville, au-delà des limites de la communauté. On a, par conséquent, la constitution de deux masses étrangères l’une à l’autre. Et ce qui a été rejeté l’a été, à proprement parler, dans les ténèbres extérieures. »
L’expression symbolique de cette exclusion est le fait qu’elle s’accompagne d’une « sorte de cérémonie funéraire » qui ouvre également la succession aux biens du lépreux, comme s’il était donné pour mort. Foucault observe que dans ces pratiques, le pouvoir est principalement utilisé de manière négative. La forme est celle de la prohibition : l’interdiction de rester dans la ville ou d’y revenir à l’avenir. Avec la peste, en revanche, un autre type de pratique est mis en œuvre, ce qui correspond également à une autre façon d’utiliser le pouvoir :
Bien entendu, on circonscrivait – et là on enfermait bien – un certain territoire : celui d’une ville, éventuellement celui d’une ville et de ses faubourgs, et ce territoire était constitué comme un territoire fermé. (…) La ville en état de peste (…) était partagée en districts, les districts étaient partagés en quartiers, puis dans ces quartiers on isolait les rues, et il y avait dans chaque rue des surveillants, dans chaque quartier des inspecteurs, dans chaque district des responsables de district et dans la ville elle-même soit un gouverneur nommé à cet effet, soit encore les échevins qui avaient reçu, au moment de la peste, un supplément de pouvoir. Analyse, donc, du territoire dans ses éléments les plus fins ; organisation, à travers ce territoire ainsi analysé, d’un pouvoir continu, et continu dans deux sens. D’une part, à cause de cette pyramide, dont je vous parlais tout à l’heure. Depuis les sentinelles qui veillaient devant les portes des maisons, à l’extrémité des rues, jusqu’aux responsables des quartiers, responsables des districts et responsables de la ville, vous aviez là une sorte de grande pyramide de pouvoir dans laquelle aucune interruption ne devait avoir place. C’était un pouvoir qui était également continu dans son exercice, et pas simplement dans sa pyramide hiérarchique, puisque la surveillance devait être exercée sans interruption aucune. Les sentinelles devaient être toujours présentes à l’extrémité des rues, les inspecteurs des quartiers et des districts devaient, deux fois par jour, faire leur inspection, de telle manière que rien de ce qui se passait dans la ville ne pouvait échapper à leur regard. Et tout ce qui était ainsi observé devait être enregistré, de façon permanente, par cette espèce d’examen visuel et, également, par la retranscription de toutes les informations sur des grands registres.
Comme on peut le voir, dans ce modèle différent, il y a une utilisation beaucoup plus sophistiquée du pouvoir, qui passe par l’articulation de différents niveaux institutionnels qui culminent en un centre qui les dirige et les supervise à son tour. Le but n’est plus, si l’on veut aller vite, de rejeter, mais d’affiner la capacité des responsables de la défense de la société à « atteindre le petit grain de l’individualité ». On est au-delà de la séparation sur laquelle Canetti a insisté dans ses observations sur Thucydide, et on vise à soumettre « un champ de régularité à l’examen, dans lequel chaque individu sera constamment évalué afin de savoir s’il se conforme à la règle, à la norme de santé établie. » Foucault conclut :
La réaction à la lèpre est une réaction négative ; c’est une réaction de rejet, d’exclusion, etc. La réaction à la peste est une réaction positive ; c’est une réaction d’inclusion, d’observation, de formation de savoir, de multiplication des effets de pouvoir à partir du cumul de l’observation et du savoir. On est passé d’une technologie du pouvoir qui chasse, qui exclut, qui bannit, qui marginalise, qui réprime, à un pouvoir qui est enfin un pouvoir positif, un pouvoir qui fabrique, un pouvoir qui observe, un pouvoir qui sait et un pouvoir qui se multiplie à partir de ses propres effets.
Nous avons déjà rappelé que l’horizon temporel dans lequel ces stratégies de réaction au danger interne constitué par les épidémies prennent forme est le même que celui qui voit la naissance de l’État moderne. Ce sont deux phénomènes qui, avant Foucault, étaient rarement considérés comme faisant partie du même processus. Des leçons du cours sur les « anormaux » se dégage au contraire l’ébauche de la généalogie d’un assez large éventail de pratiques et d’institutions qui travaillent à un ensemble d’objectifs communs. Pouvoir faire face au fléau implique en effet la mise en place d’un appareil plus large que celui que nous associons habituellement aux prérogatives souveraines. Prévenir l’apparition de l’anomalie après le déclenchement d’une épidémie nécessite des interventions de différentes natures dans la vie des individus : allant de la force, à l’éducation, à la guérison.
Rétrospectivement, l’établissement de la souveraineté au sens moderne du terme n’est que la partie la plus visible d’un processus large et complexe de réponse à des défis structurels de diverses natures, qui a nécessité à la fois la concentration du pouvoir et son application modulée à un grand nombre d’êtres humains. Le lien entre ces deux aspects, celui de la souveraineté unitaire et celui du pouvoir étendu, est peu connu, mais très suggestif, comme en témoigne un texte de Carlo Ginzburg qui signale la présence, parmi les figures humaines représentées dans le célèbre frontispice de la première édition du Léviathan de Thomas Hobbes (1651), de deux personnages portant l’inimitable masque à « bec d’oiseau » que les médecins utilisaient pour se protéger de la contagion lors des épidémies de peste.
Caché sous les yeux de générations de lecteurs se trouve donc un indice qui montre que Hobbes était bien conscient du danger que représentent les épidémies en tant que déclencheurs d’anomia. Comment pourrait-il en être autrement pour celui qui a été le premier traducteur anglais de Thucydide ? La solution élégante que Hobbes propose au problème de la légitimité du pouvoir politique est le point d’arrivée d’une réflexion qui ne pouvait pas présager de la prise de conscience, bien répandue à l’époque, de la capacité de dissolution des liens sociaux qu’a le fléau. La peur de retomber dans l’état de nature n’abandonne jamais complètement ceux qui vivent dans l’horizon de l’Ancien Régime biologique durable, et Hobbes lui-même fait allusion à cette expérience dans le chapitre XIII du Léviathan, en rappelant certains comportements de la vie quotidienne qui révèlent le manque de confiance que nous avons dans les autres.
Et le Léviathan réapparaît ?
L’ère des épidémies dont parle clairement Porter n’est pas terminée, même si les sociétés humaines et nos connaissances ont beaucoup évolué depuis le XIVe siècle. Il ne fait aucun doute que les progrès scientifiques et technologiques, notamment dans le domaine du diagnostic et du traitement des maladies zoonotiques, occupent une place particulière parmi les changements significatifs qui, de notre point de vue, caractérisent de plus en plus les trois derniers siècles. Les spécialistes en maladies infectieuses ont acquis une meilleure compréhension des causes de ces maladies, les épidémiologistes des circonstances environnementales qui favorisent leur propagation, et les cliniciens des moyens de les combattre. La découverte de l’efficacité des vaccins pour combattre des maladies qui s’étaient propagées sans entrave par le passé, entraînant des épidémies dévastatrices comme la rougeole ou la variole, est une étape cruciale de ce grand changement.
Le dépassement de l’Ancien Régime biologique diminue le potentiel anormal des épidémies. La nouvelle anomalie de la société capitaliste, comme l’observe Durkheim, est un état de crise constante, continuellement stimulé par les appétits individuels. La révolution des modernes est une lutte pour l’émancipation et la reconnaissance, qui est projetée vers l’établissement d’un nouvel ordre temporel 13. Comme le montre l’expérience que nous vivons ces derniers mois en raison de l’épidémie de Covid-19, les progrès de la science et de la technologie ne nous protègent pas complètement du danger que représentent les agents pathogènes et en particulier ceux auxquels notre système immunitaire n’est pas préparé parce qu’ils atteignent les êtres humains à la suite de la zoonose. Au siècle dernier, nous avons connu la grande épidémie de grippe qui s’est propagée entre 1918 et 1919, causant entre quarante et cinquante millions de morts, s’ajoutant aux effets de la Première Guerre mondiale et ouvrant une des phases les plus instables de l’histoire récente sur le plan politique. Les générations nées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ont plutôt dû faire face au sida, une maladie dont la propagation est peut-être moins spectaculaire que celle de la peste, mais qui a néanmoins fait jusqu’à présent entre vingt-cinq et trente-cinq millions de victimes (malgré les progrès de la médecine, nous n’avons toujours pas de vaccin ni de traitement pour l’éradiquer complètement).
Au cours des vingt dernières années, plusieurs chercheurs, diffuseurs scientifiques et l’OMS elle-même avaient tiré la sonnette d’alarme sur le danger d’une nouvelle pandémie, en soulignant la menace posée, entre autres, par le Coronavirus. Des épisodes inquiétants, comme les épidémies de MERS et de SARS, avaient fait des centaines de victimes, de même que les épidémies récurrentes d’Ebola sur le continent africain. Personne n’était en mesure de prédire quand la prochaine pandémie allait se produire, ni comment elle allait éclater, mais quiconque avait le désir de le savoir pouvait savoir aussi que ce n’était qu’une question de temps 14.
Pourtant, alors que le danger était déjà présent, parce que l’épidémie sévissait depuis un certain temps à Wuhan, nous avons perdu de précieuses semaines sans planifier correctement la gestion d’une urgence qui semblait de plus en plus probable à ce stade. En Italie, les administrateurs locaux, les associations d’entrepreneurs et même certains médecins et chercheurs sont allés jusqu’à sous-estimer l’impact que le nouveau virus aurait s’il était arrivé dans notre pays. Malgré les preuves de décès en Chine, il a été dit que le Covid-19 n’était « guère plus qu’une simple grippe » et des tentatives ont été faites pour rassurer l’opinion publique avec des publicités comme « Milan ne s’arrête pas ». Il faudra probablement des mois pour déterminer si, et dans quelle mesure, le contournement du problème et la diminution de sa portée ont contribué à des omissions ou à des réactions inadéquates qui ont coûté des vies. Dans ce contexte, cependant, ce n’est pas seulement la réaction italienne à la pandémie qui nous intéresse. Nier et rabaisser a été la politique adoptée par divers dirigeants, même des pays occidentaux, et cela ne peut pas s’expliquer simplement par les particularités et les limites de l’Italie et de sa classe dirigeante. Il y a quelque chose dans la conscience même de vivre encore, malgré tout, à l’époque des épidémies, qui entre en tension avec des attitudes mentales profondément ancrées de larges secteurs de l’opinion publique mondiale.
Elias Canetti n’aurait pas été surpris : « Aujourd’hui, chaque pays est plus enclin à protéger sa production que ses hommes. Rien ne trouve plus de justification, rien ne jouit d’une approbation plus générale. » 15 Pour Canetti, la production et la consommation sont devenues les deux activités par rapport auxquelles tous les autres contenus de la vie ont tendance à perdre du terrain, presque au point de s’effacer. Écrivant en pleine Guerre froide – l’édition originale allemande du livre a été publiée en 1960 – il est allé jusqu’à indiquer dans la croissance de la production et de la consommation une tendance qui aurait fini par unir les pays capitalistes et socialistes, laissant entrevoir sa version de la thèse de la « fin de l’histoire » qui fait écho, sans la rappeler, à celle de Kojève.
Si Canetti avait raison, nous devrions être inquiets. Il ne fait aucun doute, en effet, que les mesures de distanciation sociale nécessaires dans les phases critiques de diffusion d’un agent pathogène infectieux sont incompatibles avec bon nombre des activités de production et de consommation dont dépend la prospérité d’un pays.
Si la croissance économique était le seul objectif reconnu de l’humanité, et qu’il n’y avait pas de place pour revoir cette priorité absolue en lançant la transition vers le développement durable, nous serions au bord du précipice. Comment ne pas penser à cet égard au changement climatique ? Il s’agit là d’une autre menace catastrophique dont nous devrions être conscients, mais une fois de plus, nous ne voyons toujours pas de réponse politique adéquate 16. Est-il possible que notre incapacité collective à agir efficacement pour lutter contre le réchauffement climatique dépende également d’une sorte d’aveuglement mental, induit par le fait que nous ne pouvons pas imaginer un monde dans lequel l’augmentation constante de la production pour la consommation de biens et de services n’est pas le seul but de l’existence, et donc le principe régulateur de la vie associée ? Il est difficile de falsifier les hypothèses trop générales, mais la thèse de Canetti peut tout de même être considérée comme un avertissement à prendre en compte.
Que réserve l’avenir après la pandémie ? Serons-nous meilleurs ? Quelques mois après la propagation de la contagion, alors que nous essayons de prendre en compte les effets que la chute de la production et de la consommation à grande échelle a eu sur l’économie mondiale, nous pouvons commencer à penser à l’après. Essayer de s’en tenir aux faits, selon la leçon de Thucydide. Tout d’abord, nous pouvons observer que, lorsque des mesures de confinement ont été prises de manière relativement opportune et ciblée, la contagion a été contenue et maintenue sous contrôle. L’ancienne stratégie adoptée pour contenir le fléau fonctionne toujours. Cela s’est produit dans plusieurs pays asiatiques, et en tout cas aussi en Chine. Malgré quelques ambiguïtés initiales, le gouvernement chinois a agi avec détermination en imposant la fermeture d’une zone entière du pays afin d’éviter de nouvelles victimes.
À Wuhan, nous avons assisté à la re-proposition du modèle étudié par Foucault : faire fonctionner le pouvoir concentré du décideur souverain et les techniques de contrôle fouillé rendues possibles par les technologies de surveillance inimaginables à l’époque de la peste. Foucault était convaincu que les stratégies modernes pour contenir les épidémies impliquaient :
la mise en place d’un pouvoir qui ne joue pas, par rapport aux forces productives, par rapport aux rapports de production, par rapport au système social préexistant, un rôle de contrôle et de reproduction, mais, au contraire, qui y joue un rôle effectivement positif. (…) – la répression n’y figurant qu’à titre d’effet latéral et secondaire, par rapport à des mécanismes qui, eux, sont centraux par rapport à ce pouvoir, des mécanismes qui fabriquent, des mécanismes qui créent, des mécanismes qui produisent.
On peut supposer que la pandémie peut agir comme un accélérateur supplémentaire du changement technologique, notamment en ce qui concerne le travail à distance. Dans les régimes autoritaires comme celui de la Chine, l’expansion du pouvoir positif pourrait vider complètement l’espace de la vie privée. Avec des conséquences qui pourraient être fatales pour les espoirs de réforme libérale du pays.
Le fait que ce que nous avons esquissé depuis Foucault est un scénario réaliste est confirmé par le fait que la même stratégie mixte d’interventions négatives et positives a été poursuivie en substance, mais avec des résultats différents, par les régimes libéraux et démocratiques. Dans ce cas, l’équilibre entre les deux utilisations du pouvoir a joué sur différents facteurs, tels que la disponibilité des ressources publiques à engager dans des mesures de lutte contre l’épidémie et de soutien à l’économie (problème de la dette, et comment la financer) et la capacité du gouvernement central à imposer ses décisions à la collectivité (selon qu’il existe des formes de gouvernement centralisé, d’autonomie fédérale ou locale). En ce qui concerne le premier point, on pourrait penser que l’incapacité à réagir efficacement et rapidement aux épidémies est un risque plus élevé dans ce que Michael Sandel appelle la société de marché. Si rien n’incite les particuliers à déployer les ressources nécessaires, personne n’est en mesure de le faire.
Quant à la seconde, on pourrait cependant spéculer sur le fait que l’affaiblissement de l’État, ou plutôt de certains pouvoirs de direction et de contrôle du gouvernement central, rend plus complexe l’imposition effective aux périphéries des mesures que le centre juge nécessaires. Ce problème peut se manifester de différentes manières. Aux États-Unis, nous avons été témoins de tensions entre le gouvernement fédéral et les différents États sur le fond des mesures et la répartition des ressources communes. En Italie, au contraire, le gouvernement s’est heurté au problème de ne pas avoir la force politique nécessaire pour imposer des mesures de verrouillage différenciées, ce qui était peut-être possible (comme en Chine) en raison de la forte concentration de la contagion dans certaines régions du pays. En fin de compte, c’était une question de « tout ou rien », mais cela a peut-être aggravé le coût d’un point de vue économique pour les régions qui auraient pu adopter des mesures de verrouillage moins strictes.
En arrière-plan, il y a la question des ressources de confiance qui, à ce stade, semblent rares dans de nombreux pays démocratiques (il est difficile de se prononcer avec certitude sur les autres). Cela explique pourquoi la pandémie a relancé le débat sur le public et le privé. De nombreux observateurs des pays qui ont adopté des orientations de politique économique néo-libérales ces dernières années ont appelé à un retour de l’État fort pour faire face au défi de la reconstruction après la pandémie.
Cependant, il est difficile d’imaginer une nouvelle solution hobbesienne qui marquerait le retour du Léviathan des abîmes dans lesquels des décennies de politiques néolibérales l’ont chassé : la crainte de l’anomie produite par les effets de la maladie comme levier pour légitimer l’établissement d’un pouvoir garant de la sécurité pourrait ouvrir la voie, dans les circonstances actuelles, à un nouveau glissement vers une société capitaliste de surveillance capillaire plutôt que vers un compromis fondamentalement libéral comme celui qui est sorti des guerres de religion. Il faudrait trouver un moyen de générer la confiance sans « s’en remettre à un tiers auquel tout le monde se rapporte sans avoir à le faire plus longtemps » 17.
Il n’est pas clair que cela soit possible, ni sous quelles formes cela peut se produire sans déclencher une régression autoritaire. On peut peut-être trouver un indice dans l’idée de Durkheim sur la valeur morale de la division du travail. Durant ces mois, nous avons tous eu l’occasion de réfléchir à notre dépendance vis-à-vis des autres. Aussi et surtout, ceux qui exercent des emplois humbles mais essentiels que le système économique actuel ne rémunère pas suffisamment. Peut-on ainsi retrouver des formes de solidarité qui semblent aujourd’hui perdues, et certainement pas à cause du Covid-19 ? Dans le contexte de ce débat, enfin, la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine amène de nombreux observateurs à se demander si, comme cela s’est produit en d’autres occasions par le passé, la pandémie ne sera pas une cause propice à un rééquilibrage majeur des équilibres géopolitiques comme celui qui a marqué la montée de l’Europe et le déclin de l’Asie au XVIIIe siècle. Il est peut-être vrai que « l’avenir n’est plus ce qu’il était » 18.
Sources
- E. Canetti, Massa e potere, trad. it. Milano, Adelphi, 1981. Tutti i virgolettati si riferiscono alle p. 330-332.
- D. Kagan, Thucydides. The Reinvention of History, London, Penguin, 2009, p. 81-85.
- Canetti, Massa e potere, cit. p. 331-332.
- D. Kagan, Thucydides, cit., p. 9-12.
- R. Porter, The Greatest Benefit to Mankind. A Medical History of Humanity from Antiquity to the Present, London, Fontana Press, 1999, p. 14-27.
- B.W. Tuchman, A Distant Mirror. The Calamitous 14th Century, London, Penguin, 1979, p. 92-125.
- Ch. Taylor, A Secular Age, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2007.
- Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre XII (De la phisionomie), in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 1024-1026.
- Amarty Sen, Poverty and Famines : An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford, Oxford University Press, 1981.
- F. Braudel, Civiltà materiale, economia e capitalismo (secoli XV-XVIII). Le strutture del quotidiano, vol. I, trad. it. Torino, Einaudi, 1982.
- Braudel, Civiltà materiale, economia e capitalismo, cit., p. 47.
- M. Foucault, Gli anormali. Corso al Collège de France (1974-1975), trad. it. Milano, Feltrinelli, 2000.
- H. Arendt, On Revolution, London, Faber & Faber, 1963.
- D. Quammen, Spillover. Animal Infections and the Next Human Pandemic, London, Vintage Books, 2013.
- Canetti, Massa e potere, cit., p. 567.
- A. Ghosh, The Great Derangement. Climate Change and the Unhtinkable, Chicago, The University of Chicago Press, 2016.
- R. Esposito, Communitas. Origine e destino della comunità, Torino, Einaudi, 1998, p. 16.
- S. Maffettone, Il quarto shock. Come un virus ha cambiato il mondo, Roma, Luiss University Press, 2020.