Dans l’histoire de la Turquie, il n’y a pas un seul jour où le football n’a pas été mêlé à la politique. Il est déjà absurde de prétendre que le football, un phénomène social très populaire, puisse être séparé d’un contexte politique. En Turquie, la relation entre le football et la politique est loin d’être déguisée.

Elle date du jour où de jeunes élites ottomanes turques se sont emparées de ce sport, pour y intégrer des rivalités ethniques à l’endroit des communautés ottomanes non musulmanes. Ces élites ont ensuite utilisé le football pour prouver l’égalité des Turcs avec les nations occidentales, et les ministres et les maires sont devenus présidents de club. Dans les années 1990, le football a pratiquement déclenché une énorme vague de nationalisme populaire. Le football a toujours été politique. Au cours des deux dernières décennies, les grands clubs ont bénéficié d’un statut similaire à celui du Croissant Rouge, ils ont fréquemment bénéficié d’amnisties fiscales et se sont vu attribuer des biens immobiliers de valeur. Les grands clubs de football sont endettés jusqu’au cou, mais faire partie d’un conseil d’administration de club est un investissement rentable, car cela permet de se rapprocher facilement des hauts dirigeants politiques, y compris ceux du palais présidentiel.

Cependant, si la politique et les acteurs politiques ont toujours été impliqués dans le football, aucun favoritisme envers un certain club ne s’est développé. Les politiciens ont toujours été très attentifs à profiter des avantages de soutenir tous les clubs sans offenser les autres, même lorsque s’il s’agissait du club favori d’un Premier ministre ou d’un Président. Il y a bien sûr eu des politiciens plus impliqués que d’autres, comme Mesut Yılmaz et Mehmet Ağar pour Galatasaray dans les années 1990, ou Hikmet Çetin pour Beşiktaş et Mehmet Ali Yılmaz pour Trabzonspor, mais les quatre clubs les plus populaires (Beşiktaş, Galatasaray, Fenerbahçe, Trabzonspor) ont eu un accès similaire au monde politique. Même pendant les premières années de Recep Tayyip Erdoğan comme Premier ministre, cette règle n’a pas beaucoup changé. Tout le monde savait qu’il était un ancien footballeur semi-professionnel et un grand fan de Fenerbahçe, mais chaque club avait ses propres liens avec le gouvernement.

Cette jurisprudence du football et de la politique a changé depuis 2013. Lors des manifestations antigouvernementales de masse de 2013, en particulier à Istanbul au travers des supporters, le football a prêté son identité, son discours et sa popularité à la vague montante contre Erdoğan et son gouvernement. Ce n’est pas seulement la participation de tel ou tel groupe de fans aux manifestations qui a fait la différence, mais l’émergence du «  fandom  » du football comme identité de substitution, une communauté qui a contribué à libérer les expressions politiques longtemps restées silencieuses, en raison de la stigmatisation sociale à l’égard des personnes politisées. Dans un contexte où le fait d’être membre d’un parti politique ou d’un syndicat était mal vu, il n’y avait pas de mal à faire de la politique en tant que fan de football. Cette expression politique provenait des trois quartiers laïques les plus emblématiques d’Istanbul : Beşiktaş, Kadıköy et Beyoğlu, et elle était aussi insurmontable que choquante pour Erdoğan et ses suiveurs qui rêvaient d’une hégémonie culturelle. Les chants revendicatifs, empruntés aux stades de football, annonçaient une défaite culturelle massive pour Erdoğan, une défaite avec laquelle il tente encore de régler ses comptes.

Depuis lors, le régime a essayé de maintenir hors des stades ces «  habitués  », laïcs, de classe moyenne, buveurs d’alcool et gueulards, par des mesures de sécurité, des poursuites judiciaires, en soudoyant les conseils d’administration des clubs avec des sponsoring des entreprises publiques, ou encore par le fameux système de billets électroniques Passolig, qui consiste essentiellement à donner l’entièreté des détails de votre vie privée à une banque pro-Erdoğan pour pouvoir assister aux matchs. Les premières années, les tribunes étaient vides, mais le boycott contre Passolig et les autres magouilles s’est dissipé lorsque les clubs ont recruté des noms de classe mondiale, qui voulaient jouer dans une ligue compétitive sans payer d’impôts. Pourtant, ces événements n’ont rien changé à la situation : les stades, en particulier ceux d’Istanbul, restent une voix laïque et anti-Erdoğan.

Puis est arrivée la campagne pour les élections présidentielles de 2014. Le club de la municipalité d’Istanbul, Istanbul Büyükşehir Belediyesi, a été rebaptisé Istanbul Başakşehir, du nom de son quartier très conservateur d’Istanbul, qui a été construit à la fin des années 1990 lorsque Erdoğan en était le maire.  L’inauguration du stade Başakşehir Fatih Terim en 2014, n’était rien moins qu’un cirque auquel participaient des membres du conseil d’administration de la Fédération turque de football, des chanteurs, des acteurs, des footballeurs anciens et actuels, tous travaillant pour qu’une personne, le Premier ministre, puisse marquer des buts au cours de ce match d’exhibition plus que curieux1. Le fanatique commentateur d’une chaîne pro-gouvernementale diffusant le match, était en extase après chaque but marqué par le candidat à la présidence : « C’EST POUR GAZA ! » (apparemment, c’était une de ces fois où le fait d’être pro-palestinien a payé pour le régime, contrairement aux autres fois où ils ont commercé avec Israël).

Depuis sa «  renaissance  », Başakşehir est inarrêtable. Ils ont été promus en Süper Lig en 2014-15, et n’ont jamais été en dehors du top 4. La saison dernière, ils ont été très près de remporter le titre, en terminant juste derrière Beşiktaş. Cette année, ils sont à nouveau candidats au titre. Avec de vieux mais bons joueurs internationaux comme Elia, Clichy, Inler et Adebayor, ils possèdent une équipe au-dessus du lot. Et qui plus est, ils comptent deux des figures les plus controversées du football turc : Emre Belözoğlu et Arda Turan. Emre, ancien joueur de Galatasaray, Fenerbahçe, Inter, Atletico et Newcastle, est connu pour ses insultes racistes et ses menaces à l’encontre des journalistes. Arda, autrefois le gamin adoré du ghetto de Galatasaray, est désormais célèbre pour son admiration envers Erdoğan et pour avoir violemment battu un journaliste probablement plus âgé que son père. Le transfert d’Arda Turan de Barcelone à Başakşehir est en soi un symbole de la «  nouvelle Turquie  », puisqu’il a été «  gracieusement  » parrainé par des personnes d’affaires pour être rendu possible.

Tout le monde sait que Başakşehir n’est pas un club ordinaire. C’est un club avec un buste d’Erdoğan dans son stade, c’est un club qui a retiré le maillot numéro 12 non pas pour ses fans, mais pour Erdoğan2. Başakşehir est la version halal d’un football souillé par la laïcité et les modes de vie modernes. C’est une nouvelle tentative du régime pour s’emparer du football.

Pourtant, Istanbul Başakşehir n’est pas Beşiktaş ou Fenerbahçe, tout comme le quartier Başakşehir n’est pas Kadıköy ou Beyoğlu. Il n’y a ni histoire, ni culture, ni mode de vie pour Başakşehir. Le projet tout entier vivra et mourra avec le régime. C’est pourquoi personne, même les plus fidèles supporters de Erdoğan, n’est enthousiaste à ce sujet. Un championnat gagné par Başakşehir ne signifiera pratiquement rien pour personne.

Ce fait a poussé Erdoğan à faire l’une des déclarations les plus inoubliables de l’histoire du football de ce pays. Lors du congrès de son parti, Erdoğan a déclaré : «  Nous voulons que Başakşehir soit un concurrent en politique, comme en football. Mais ne vous y trompez pas. Tant que vous ne remplissez pas ces sièges vides au stade, j’aurai une interrogation en tête. Nos jeunes devraient remplir ce stade. Sommes-nous prêts à le faire ? Vous êtes un candidat au titre, ces sièges devraient être remplis. Tant que nous n’occupons pas ces domaines, nous sommes faibles en politique. Nous devons nous en occuper. Vous ne pouvez pas vous contenter de dire « Je ne regarderai pas ça ». Dans ces domaines, la jeunesse du parti se montrera. Au basket-ball, au football, en natation. Si nous nous contentons de nos propres limites, nous ne pouvons pas gagner ces terrains populaires  ».

C’est une première. Pour la première fois, un président de la République, Erdoğan lui-même, déclare ouvertement qu’une équipe de football est de sa propre ligne politique. Ces mots ne signifient pas seulement un favoritisme ouvert, dans un pays où tout est fixé pour satisfaire le président, ils révèlent aussi la frustration de ne pas pouvoir créer une marque de fanatisme footballistique islamiste. Si vous me demandez, une chose est sûre : ce ne sont pas les sièges vides du stade Başakşehir Fatih Terim qui dérangent le président, mais les bistros bondés des rues de Beşiktaş Köyiçi, Beyoğlu Nevizade ou de Kadıköy Bağdat avant chaque match à domicile de Beşiktaş, Galatasaray et Fenerbahçe. Les hommes et les femmes y portent des maillots, y boivent de la bière et chantent la marche kémaliste d’Izmir comme un rituel d’avant-match…

Le régime islamiste turc tente chaque jour encore de conquérir Istanbul. Remplacer la culture des fans de football par une culture approuvée par Erdoğan, est évidemment plus difficile que de démolir la salle de théâtre de la place Taksim et de construire une mosquée de l’autre côté de la rue. C’est pourquoi le football est, et sera probablement pendant un certain temps, plus important. Il n’est pas seulement une partie de la bataille culturelle qui se déroule depuis des années, il en est la pièce maîtresse.

Sources
  1. Recep Tayyip Erdoğan a inauguré le nouveau stade de Basaksehir en participant à un match d’exhibition, en juillet 2014, au cours duquel il a marqué un triplé. La passivité des défenseurs devant l’attaquant-candidat avait notamment fait beaucoup rire sur les réseaux sociaux turcs.
  2. Lors de ce même match d’exhibition pour l’inauguration du stade de Basaksehir, R.T. Erdoğan portait le maillot numéro 12, numéro qui a ensuite été retiré par le club. Il s’agit, généralement, d’une marque de respect envers un joueur en ne permettant pas que le numéro soit porté à nouveau.
Crédits
Ce texte a été publié pour la première fois sur le blog du chercheur Dağhan Irak : http://www.daghanirak.com/en/ba-ak-ehir-the-regime-team-12699298258/. Il a publié « Football Fandom, Protest and Democracy. Supporter Activism in Turkey » chez Routledge en 2019.