En 1938, Herbert L. Matthews publiait son livre Two wars and more to come. La première des guerres abordées est la conquête de l’Éthiopie avec le soutien décisif des askaris érythréens. La prise d’Addis-Abeba, après la fuite du Négus, verra Badoglio couronné vice-roi de l’empire italien en Afrique. Pour le correspondant du New York Times, c’est la guerre d’Éthiopie plus que la guerre d’Espagne qui sera la mèche des conflits mondiaux qui les suivront de peu. Pourtant, c’est dans le monde inconnu de la Dankalie est-africaine que commence l’expédition italienne. Dans des conditions extrêmes, le corps expéditionnaire va mobiliser plusieurs milliers de véhicules, des avions par centaines (voir le chapitre “Wings over Dankalia”), et l’utilisation du gaz moutarde1 (qui ne sera pas employé sur le théâtre européen durant la Seconde guerre mondiale).

Herbert L. Matthews ne s’embarrasse pas des précautions actuelles pour décréter que la défaite de la garde impériale du Négus est due à l’excellence de la manœuvre des Alpini et des corps érythréens, équipés d’artillerie et commandés par Pirzio Biroli2. Le correspondant du NYT estime donc que les gaz n’ont pas effrayé les combattants éthiopiens. La mer Rouge et l’Afrique orientale ont ainsi connu un déploiement italien souvent sous-estimé, sauf dans les bandes destinées où s’illustre l’ambiguë neutralité de Corto Maltese. Les forces de l’empereur éthiopien sont alors entraînées et conseillées par des experts militaires occidentaux et turcs et les combats sont observés par des missions militaires de plusieurs pays, dont les États-Unis, assez peu soucieux des notions d’agression ou de souveraineté. 

Outre la revanche offerte par la défaite d’un empire biblique, la guerre de 1935 – 1936 va générer une certaine renaissance italienne autour d’une mer elle aussi testamentaire3. Aujourd’hui, c’est la Méditerranée et les sables infinis du Sahel qui attirent l’attention sur l’Italie, du fait de sa présence diplomatique et militaire au Niger depuis 2018. Cette insertion dans le « pré carré » français ne s’est pas faite sans mal, mais elle permet la redécouverte du poids de l’Italie en Libye. Les Français ont prêté peu d’attention pendant des décennies à l’expertise africaine de leur grande sœur latine et sont peu convaincus de ses apports martiaux. Pourtant, avec des effectifs qui ne sont pas considérables mais avec des combinaisons tactiques et politiques subtiles, l’Italie est présente militairement dans le monde des guerres, à l’exception de l’Amérique. Elle surpasse l’Allemagne et l’Espagne dans ses projections extérieures, notamment en Afrique.

De plus l’Italie, comme il était rappelé, possède un double tropisme méditerranéen et africain. Il existe une capacité de réflexion et d’analyse assez diverse et novatrice en Italie et l’Istituto Affari Internazionali (IAI)4 en est un témoignage. La présence militaire de Rome, de Djibouti à la Tunisie,  commence à instaurer un continuum entre le Sahel et la mare nostrum.

En effet, Rome n’a pas attendu Conte pour s’intéresser à l’Afrique du Nord (l’Italie est un partenaire commercial majeur du Maroc) et agir dans l’espace méditerranéen méridional. La Sicile est un porte-drones naturel pour intervenir en Libye ou dans sur des terrains plus éloignés, et les Américains ont scellé à travers la base de Sigonella5 une coopération technique mais aussi stratégique6 dans le domaine militaire. Les gouvernements italiens successifs attendent des Émirats Arabes Unis l’équipement de missiles Hellfire7 pour leurs drones Reaper8. Les militaires et techniciens italiens sont également actifs dans la modernisation de la MINUSMA. Des drones italiens Selex ES Falco y sont utilisés après leur achat par les Nations unies. 

Au Niger après les conséquences désastreuses de la disparition de Kadhafi qui avait accepté un système de lutte commun contre les trafiquants de migrants (à l’époque de Berlusconi), l’Italie s’est efforcé de combiner implantation militaire et lutte contre l’immigration. Avec la diffusion accrue des effets nocifs de la crise libyenne au Sahel et l’impact sur la situation des migrants, le gouvernement italien a proposé en 2017 au gouvernement libyen une politique complète d’endiguement des flux de migrants. Sans faire beaucoup état, disait-on à l’époque, des droits de l’homme9. La suite montrera que le pire était à venir.

L’ancien chef du gouvernement italien, Paolo Gentiloni (centre gauche), avait annoncé l’envoi de cette mission lors du G5 Sahel (Mali, Tchad, Burkina Faso, Niger, Mauritanie) qui s’était tenu mi-décembre 2017 à la Celle-Saint-Cloud, près de Paris. Selon M. Gentiloni, il s’agissait de répondre à une demande des autorités locales, même si ces dernières10 avaient alors démenti avoir formulé une requête de ce type. Il leur était difficile à l’époque de reconnaître un tel engagement dans un cadre bilatéral. D’autant que pour l’armée française, installée sur l’aéroport de Niamey et faisant décoller ses opérations spéciales de cette base, la présence d’un détachement militaire italien était considéré comme une gêne. Ce sont ces propos que l’ambassade de France à Niamey va souffler au gouvernement nigérien. Le projet central de Rome est en fait de prendre la responsabilité d’un hub de drones qui serait moins gênant que sous le seul couvert américain.  L’imbroglio diplomatique avec les autorités nigériennes (Africa Intelligence du 30/01/19) était envenimé par Paris, soucieuse de demeurer le partenaire stratégique des Américains au Sahel, ne serait-ce que pour la localisation des cibles par les drones.

Le projet militaire italien au Niger venait aussi signaler que l’absence de diplomates ou d’une lourde coopération au Sahel, n’empêchait pas  l’influence des réseaux fluides de prêtres, d’ONG, de restaurateurs, de petits entrepreneurs et de consuls honoraires présents dans des zones comme Agades. Un des objectifs non explicités de l’envoi de 470 hommes au Niger, qui finalement sont à l’œuvre et participent à la formation des Nigériens, est aussi de pouvoir récupérer des otages ou préserver les intérêts de Rome. Pendant longtemps, le contingent italien en Libye a œuvré de manière satisfaisante à la restructuration de l’armée gouvernementale, avant que le glissement d’une partie des partenaires de la Libye, dont celui de la France en faveur d’Haftar, déconsidère leur travail. La divergence, sans efforts de Paris pour la réduire, va inciter Rome à privilégier le Sahel et à ouvrir une ambassade au Niger, principal bénéficiaire de l’Agence italienne pour la coopération au développement (AICS). Les militaires italiens ont réussi depuis fin 2018, tout en restant discrets en ville, à mener des programmes de formation à destination des Forces armées du Niger (FAN) particulièrement axés sur la lutte contre l’immigration clandestine. L’Italie reste en revanche encore réticente au déploiement de forces spéciales dans le cadre de la task force européenne Takuba, malgré les appels amicaux et pressants de Paris pour y prendre part. L’Italie est par ailleurs membre de la Coalition pour le Sahel, ardemment portée depuis janvier 2020 par la diplomatie française. Le 30 juin 2020, Giuseppe Conte a ainsi fait partie des rares VIP à avoir participé par visioconférence au sommet du G5 Sahel qui s’est tenu à Nouakchott (Africa Intelligence du 18/06/20). Quelques jours auparavant, le 12 juin, le ministre des Affaires étrangères italien Luigi Di Maio, avait pris part à la tenue du « point d’étape » de la coalition.

Nul doute que les drones et les 470 militaires italiens donnent à Rome un poids accru dans une enceinte où Paris devra laisser entrer d’autres acteurs comme l’Algérie ou la Côte d’Ivoire. En aucun cas, l’Italie ne peut s’abstenir de tenir sur la ligne de front sahélienne, tout comme elle ne peut perdre la Libye comme partenaire politique et économique décisif11, y compris pour ENI. Alors que le versant sud de la Méditerranée est devenu après l’intervention franco-britannique un axe d’insécurité et d’instabilité pour Rome12.

Sources
  1. Lina Grip and John Hart, The use of chemical weapons in the 1935–36 Italo-Ethiopian War, SIPRI Arms Control and Non-proliferation Programmme, octobre 2009.
  2. Alessandro Pirzio Biroli était l’un des soldats italiens les plus accomplis (et plus tard des plus controversés) de la Seconde Guerre mondiale. Il est né à Bologne le 23 juillet 1877 dans une famille de grands explorateurs. Jeune athlète, il était particulièrement doué au sabre et a remporté la médaille d’argent en escrime aux Jeux olympiques de Londres en 1908. Jeune homme, il s’engage dans l’armée et sert pendant la Première Guerre mondiale. En 1918, il est promu commandant du 8e régiment de Bersaglieri. En 1921, il est affecté à la division générale à Padoue et fait sa première expérience avec le nouveau mouvement fasciste. Peu de temps après, cependant, il est envoyé à la tête de la mission militaire en Équateur, où il reste jusqu’en 1927. Après son retour en Italie, il est nommé commandant de la division Monte Nero en 1932 et, en 1933, il est promu à la tête du Vème corps de Trieste, poste qu’il occupe jusqu’en 1935. Pendant la deuxième guerre italo-éthiopienne, il a commandé le Corps colonial érythréen. Ses hommes combattirent avec une telle vigueur qu’ils furent souvent employés comme troupes d’assaut pendant la campagne, malgré leur formation quelque peu dépassée et le fait qu’ils étaient souvent mal équipés. Cela était dû à la combinaison de la compétence de leur général et de la ténacité des troupes coloniales érythréennes qui avaient un zèle particulier pour combattre les Éthiopiens, leurs ennemis traditionnels, qui menaçaient toujours de les conquérir. Pour Biroli, le point culminant de la campagne a été la capture de Dese qui avait été le quartier général militaire de l’empereur éthiopien Haile Selassie.
  3. Giovanna Trento, « From Marinetti to Pasolini : Massawa, the Red Sea and the Construction of “Mediterranean Africa” in Italian Literature and Cinema » 2012, “Northeast African Studies,” 12 (1) (special issue edited by J. Miran : Space, Mobility, and Translocal Connections across the Red Sea Area since 1500) (pp. 273-307).
  4. L’IAI est l’un des principaux groupes de réflexion italiens sur la défense et la sécurité. L’Institut fournit de nombreuses recherches sur les forces armées italiennes
  5. La station aéronavale (NAS) Sigonella, également connue comme « le centre de la Méditerranée », est l’une des principales installations militaires américaines en Italie. La base joue un rôle central dans la guerre des drones américains depuis 2008, lorsque les États-Unis, en accord avec le gouvernement italien, ont installé leurs drones de reconnaissance non armés, les Northrop Grumman RQ-4B Global Hawks. En janvier 2016, le gouvernement italien a accepté le déploiement des Reapers armés par les États-Unis pour mener des opérations en Libye et en Afrique du Nord. L’Italie a autorisé les drones américains à décoller de la base aérienne de Sigonella au cas par cas, et uniquement pour des missions défensives visant à protéger le personnel au sol. Selon des sources d’information, les autorités américaines tentent toujours de convaincre le gouvernement italien de permettre aux drones de participer à des opérations offensives.
  6. Un rapport sur l’utilisation des avions Global Hawk sur la base militaire de Sigonella publié en mai 2013, a révélé que les États-Unis ont stationné en permanence trois Global Hawk RQ-4B non armés à Sigonella et que l’OTAN a prévu de stationner cinq autres Global Hawk sur la base aérienne dans le cadre de son programme de surveillance terrestre de l’Alliance. Italie : drones armés pour renforcer l’alliance transatlantique, Fondations Open Society 2019.
  7. La vente proposée comprend 156 missiles AGM-114R2 Hellfire II construits par Lockheed Martin Corp, 20 bombes à guidage laser GBU-12, 30 munitions d’attaque directe conjointe GBU-38 et d’autres armements, selon l’agence de coopération du Pentagone. Ibid, Fondations Open Society 2019.
  8. L’Italie possède six drones Reaper et six Predator, et les exploite aux côtés des États-Unis en Libye et en Afghanistan. Les forces armées italiennes ont l’expérience de l’utilisation des drones, car elles les ont utilisés dans le cadre d’opérations de renseignement, de surveillance, d’acquisition d’objectifs et de reconnaissance (ISTAR) dans le monde entier. L’armée de l’air italienne a effectué des missions de Reaper en 2011 en Libye dans le cadre de sa contribution à l’opération Unified Protector de l’OTAN. En Afghanistan, elle a déployé des drones Predator et Reaper, puis a redéployé ses drones Predator à Djibouti en 2015 afin de soutenir les opérations européennes de lutte contre la piraterie. L’armée de l’air italienne a indiqué que les drones Predator sont arrivés à Djibouti pour la première fois en octobre 2014.
  9. «  Italy’s Dodgy Deal on Migrants  », The New York Times, 25 septembre 2017
  10. Au Niger, le ministre de l’Intérieur a réagi aux récentes affirmations de la presse italienne concernant l’envoi de militaires italiens dans le pays. Il a réitéré la position de son pays annonçant qu’une telle intervention militaire serait inconcevable. Le quotidien italien Corriere della Sera, daté du 10 mars, indique que cette situation de refus met l’Italie en difficulté. En effet, le journal fait mention de deux lettres demandant une intervention à l’Italie. Ces lettres ont été envoyées à la ministre italienne de la Défense, Roberta Pinotti, et signées par son homologue nigérien, Kalla Moutari. Or, pour le Niger, ces lettres n’existent pas.
  11. Alessandro Marrone, « Peace and Security, Security Policy in the Southern Neighbourhood », A view from Rome, mars 2020, FRIEDRICH-EBERT-STIFTUNG
  12. Ce sont précisément les relations troublées de l’Italie avec la France et la blessure libyenne encore ouverte (Tazloe &Marrone 2019) – la Libye s’est transformée d’un partenaire important et constructif en une source d’instabilité et d’insécurité pour l’Italie et la Méditerranée – qui ont jeté une ombre négative sur le débat public concernant la meilleure stratégie à adopter dans la région. Le ressentiment italien à l’égard des initiatives de Macron pour 2017 – 2018, qui ont légitimé Haftar comme un acteur au même titre que Serraj, est un exemple auquel l’Italie a répondu par la conférence de Palerme.