En octobre 2019, l’ancien Président tunisien Béji Caïd Essebsi disparaissait, laissant derrière lui un paysage politique fragmenté : les équilibres nés des compromis convenus après l’adoption de la Constitution de 2014 explosent, notamment l’alliance contre-nature entre islamises et libéraux. La campagne présidentielle anticipée voit émerger deux figures anti-systèmes : le sulfureux Nabil Karoui, qui ne sort de prison qu’à la veille du second tour, et Kaïd Saïed. Ce dernier bénéficie d’une image neuve : professeur de droit constitutionnel inconnu de la politique, il en appelle au « peuple » contre les élites corrompues. Sans parti, il finance sa campagne de sa propre poche et part à la rencontre de ses électeurs1. Kaïs Saïed impose son style : à l’encontre des logiques partisanes, il marche seul ; dépourvu de programme clair, il s’en remet au bon sens du « peuple » qu’il n’a de cesse d’invoquer ; constitutionnaliste, il avance un projet de démocratie participative ; contre la corruption qui gangrène le pays, il s’érige en homme de vertu. Le pari est gagnant : face au controversé Nabil Karoui, M. Saïed remporte 72,29 % des voix.

Un paysage partisan divisé : gouverner sans parti présidentiel

L’euphorie de la victoire passée, l’équation se corse pour M. Saïed, qui s’en remet à une Assemblée fragmentée pour constituer un gouvernement. Les élections législatives qui se déroulent peu après les présidentielles ne donnent aucune majorité claire, et les partis traditionnels, dont les principales figures avaient été largement battues aux présidentielles, sont écartés. Seul survivant de cette vague « dégagiste », le mouvement d’obédience frériste « Ennahda » qui sauve les meubles en décrochant 54 sièges sur 217, et qui obtient la présidence de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP). De nouvelles forces font aussi leur entrée, notamment le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes, avec 38 sièges, ou le Parti Destourien Libre (PDL), nationaliste et anti-islamiste, qui rassemble des nostalgiques de l’ancien régime, aujourd’hui dirigé par l’avocate Abir Moussi (17 sièges).

Ennahda espère vite jouer sa carte de faiseur de rois, en vain. Habib Jemli échoue à former un gouvernement, dans un climat de fortes tensions politiques. La situation ne trouve d’issue qu’avec l’intervention du Président Saïed, qui menace l’ARP de dissolution, menaces à demi dirigées vers Ennahda. Une coalition se forme alors autour du libéral Elyes Fakhfakh, qui obtient le soutien des conservateurs d’Ennahda et de deux autres groupes libéraux. Ce mariage de raison n’est pas sans rappeler les précédentes coalitions fragiles, et provoque la formation d’un gouvernement aux nombreuses incohérences politiques.

Crise économique et sanitaire : les limites du populisme

Le paysage politique temporairement stabilisé, le Président et son Premier ministre sont attendus de pied ferme par les Tunisiens, qui avaient subi avec une fureur sourde, les rivalités constantes qui gangrenaient une classe politique incapable de répondre aux besoins essentiels d’une population à bout de souffle. Fidèle à ses élans populistes, c’est devant le peuple que M. Saïed se présente pour répondre aux revendications. En décembre 2019, il se déplace à Sidi Bouzid pour rendre hommage à Mohamed Bouazizi, qui s’était immolé par le feu en 2010, déclenchant le début de la « Révolution de jasmin ». Face à un auditoire réceptif, c’est promesse sur promesse qu’il annonce répondre aux demandes jamais satisfaites de la population2. Des promesses toutefois brutalement freinées par la crise sanitaire qui met au sol une économie déjà fragile.

Une fragilité qui se ressent de manière plus aiguë dans les régions du Sud tunisien, historiquement reléguées, et où naissent toutes les révoltes, depuis les émeutes du pain dans les années 1980, jusqu’aux révoltes du bassin minier de Gafsa en 2008, puis les soulèvements de l’hiver 2010-2011. Depuis le début du mois de juin, la ville de Tataouine, dans le sud-ouest du pays et où le chômage atteint près de 30 %, voit se multiplier émeutes, occupations, blocages et manifestations. Une colère ancienne alimentée par l’arrestation
de Tarek Haddad, leader de la contestation, aujourd’hui érigé en héros3. Malgré une rencontre organisée entre le Président et les manifestants, les accords signés il y a trois ans entre syndicats et gouvernement pour la création d’emplois et une aide au développement tardent à être appliqués et la colère continue de monter. Face à cette situation explosive, le gouvernement a pris à la fin du mois de juin divers engagements pour appuyer l’embauche et les investissements. Reste à observer la réalité des retombées à Tataouine. Car si le gouvernement dont le chef est mis en difficulté par des soupçons de corruption joue sa crédibilité, c’est aussi le cas d’un Président à la promesse facile et dont les oppositions au sein de l’ARP sont nombreuses et très actives.

L’impossible souverainisme ?

Nationalisme, souverainisme : Kaïs Saïed n’a de cesse de réaffirmer dans ses discours le primat de l’indépendance nationale dans un contexte géopolitique confus. À l’ouest, l’Algérie connaît des changements politiques décisifs, et à l’est, la Libye est en proie à une guerre par procuration que se livrent les puissances régionales.

En mai dernier, l’appel téléphonique entre Rached Ghannouchi et Fayez al-Sarraj, chef du Gouvernement d’union nationale (GNA) reconnu par la communauté internationale et soutenu par une coalition turco-qatarie avait provoqué un tollé en Tunisie. L’opposition comme de nombreux commentateurs avaient vu dans cette initiative l’importation de rivalités régionales dans la politique intérieure tunisienne, mettant au passage à mal l’autorité du Président. Une partie de l’opposition hostile aux Frères musulmans, particulièrement le PDL d’Abir Moussi (proche des Émirats Arabes Unis pro-Haftar), avait dénoncé la tentative d’ingérence de Rached Ghannouchi, ami d’Ankara, alors que la Turquie renforce considérablement son implantation en Libye à la faveur du GNA.

Se refusant de choisir un camp entre les régimes sensibles à l’islam politique, et l’axe Le Caire-Ryad-Doha pro-Haftar, pour qui la démocratie tunisienne est un contremodèle malvenu dans la région, Kaïs Saïed tente tant bien que mal de protéger la neutralité de la Tunisie dans le conflit. C’est le message qui a été adressé à l’occasion de sa visite à Paris le 22 juin4 à la France, engagée dans un bras de fer diplomatique avec Ankara et inquiète d’un possible alignement de Tunis sur la position turque. Refusant toute partition de la Libye, toute installation de bases étrangères en Tunisie, et soutenant une solution purement libyenne au conflit, Kaïs Saïed a du mal à faire entendre sa voix et apparaît comme malhabile et fragile car dépourvu d’un réseau diplomatique fort et efficace. La situation libyenne a par ailleurs rétabli la polarisation islamistes / libéraux 5, matrice un temps structurante de la vie politique tunisienne et éclipsée par l’intermède populiste suivant la victoire de M. Saïed. Une situation qui fragilise aujourd’hui grandement sa position.

Sources
  1. Mohamed KERROU, « Tunisie : avec Kaïs Saïed, la percée électorale des populistes », Le Monde Arabe, 5 novembre 2019.
  2. Khadija MOHSEN-FINAN, « Les beaux jours du populisme en Tunisie », Orient XXI, 13 avril 2020.
  3. Estelle MARTIN, « Tunisie : accalmie à Tataouine après des engagements gouvernementaux », TV5 Monde, 28 juin 2020.
  4. Houda IBRAHIM, « Tunisie : le président Kaïs Saïed en visite à Paris sur fond de crise libyenne », RFI, 21 juin 2020.
  5. Mohamed HADDAD, « La délicate « neutralité » de la Tunisie dans la guerre en Libye », Le Monde, 12 juin 2020.