L’exploitation des réacteurs nucléaires sur le long terme

Avec environ 125 réacteurs et une puissance installée de 118 GW, l’Europe accueille le plus grand parc nucléaire au monde, mais aussi l’un des plus anciens1. Développée essentiellement dans les années 1980, la capacité nucléaire européenne connaît un âge moyen de 35 ans et continue à vieillir vite, face à un développement du nouveau nucléaire qui stagne depuis les années 1990. Plus concrètement, comme illustré dans la Figure 1, plus de 60 % des réacteurs se situent dans la fourchette de 30 – 39 ans et vont atteindre 40 ans dans les années à venir. L’âge de 40 ans est symbolique dans la vie de tout réacteur car il marque le début de la période connue comme « prolongement de la durée de vie » ou « exploitation long terme » (ELT)2.

L’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) définit l’ELT des réacteurs nucléaires comme « l’exploitation d’un réacteur nucléaire au-delà d’une période définie et qui a été justifiée par une analyse approfondie de sûreté »3. La période considérée est la durée de vie de conception d’un réacteur nucléaire, qui est typiquement « figée » à 40 ans. La valeur de 40 ans est un héritage d’hypothèses initiales conservatrices sur la durée de vie de conception de certains composants critiques non-remplaçables, comme la cuve des réacteurs à eau légère4, technologie dominante en Europe et dans le monde. Cette durée de vie de conception ne doit en revanche pas être confondue avec la durée de vie utile d’un réacteur, qui est périodiquement réévaluée en prenant en compte l’historique opérationnel et les dernières connaissances disponibles en matière de vieillissement et qui est, souvent, plus élevée que la durée de vie de conception. En effet, dans certains pays, les réacteurs ont une licence d’exploitation indéfinie, ce qui veut dire qu’ils peuvent être en service sans aucune limitation de temps, à la condition toutefois que les différents systèmes soient conformes avec les normes de sûreté.56

Éclairages sur la faisabilité technique et la performance des réacteurs en ELT

 Actuellement, plus de 35 % de la capacité nucléaire installée en Europe se trouve en ELT7 dans des pays comme la Belgique, la France, la Finlande, la Suède et la Suisse. Le retour d’expérience actuel8, des années de recherche et une meilleure connaissance des phénomènes de vieillissement permettent de confirmer l’absence de défi technique majeur susceptible de limiter la durée de vie utile des réacteurs nucléaires à moins de 60 ans9. Il est important de noter que la plupart des composants d’un réacteur nucléaire peuvent être remplacés à un coût raisonnable, à l’exception de la cuve et de l’enceinte de contention en béton10. Le remplacement du câblage pourrait représenter un coût conséquent mais demeure techniquement possible. De plus, les différents composants non-remplaçables sont soumis à des programmes de surveillance spécifique qui sont actualisés lors des examens périodiques de sûreté et qui tirent profit des plateformes de partage de bonnes pratiques tant au niveau européen (i.e. European Nuclear Safety Regulators Group) qu’à l’international (International Generic Ageing Lessons Learned animé par l’AIEA). Des résultats plus récents concluent que la dynamique de vieillissement au-delà de 60 ans devrait être lente et similaire à celle observée au-delà de 40 ans11. En termes de performance, certains indicateurs globaux suggèrent que le vieillissement du parc nucléaire ne s’accompagne pas nécessairement d’une baisse de sa performance (voir Figure 2). En effet, les effets du vieillissement sont compensés par le remplacement de certains composants dans le cadre des programmes de maintenance préventive, ainsi que par une expérience accrue de l’exploitation de l’outil de production d’un point de vue technique mais aussi organisationnel. Pour les cas français, une analyse de la base de données SAPIDE de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) recensant les « événements significatifs de sûreté », montre que les centrales le plus anciennes ne déclarent pas plus d’anomalies que les plus récentes. En revanche, parmi les dysfonctionnements déclarés, ceux liés au vieillissement sont de plus en plus nombreux12. Ces tendances doivent néanmoins être interprétées avec précaution car un examen approfondi de la performance d’une centrale nucléaire nécessite toujours une évaluation de tous les systèmes ainsi que des aspects humains et organisationnels au cas par cas. 

Le parc nucléaire français présente aussi des particularités par sa structure et sa place dans le mix énergétique, qui pourraient affecter la durée de vie des réacteurs. Avec 3 séries ou « paliers » de réacteurs standardisés13 en opération, le retour d’expérience sur un réacteur peut rapidement être intégré au reste du palier, ce qui est bénéfique en termes d’ELT. Cependant, la standardisation du parc nucléaire augmente aussi sa vulnérabilité face aux défaillances, pouvant mettre à l’arrêt toute une série1415. Un autre aspect à souligner est le possible « effet falaise » en termes de perte de capacité que la France subirait si des réacteurs devaient fermer à un âge donné. Le « lissage » nécessaire afin de ne pas mettre le réseau sous tension pourrait obliger à limiter (ou élargir) la durée de vie de certains réacteurs.

Tendances divergentes entre les États-Unis et l’Europe

En s’appuyant sur les preuves techniques décrites précédemment, les États-Unis ont misé sur l’ELT pour la plupart du parc nucléaire. Sur les 95 réacteurs aujourd’hui en opération dans ce pays, 88 (c’est-à-dire plus de 90 %) ont reçu l’approbation de l’organisme régulateur – la Nuclear Regulatory Commission (NRC) – pour prolonger leur licence d’opération jusqu’à 60 ans. Par ailleurs, en 2018, 6 réacteurs ont fait une demande formelle à la NRC pour aller jusqu’à 80 ans. Parmi ces demandes, quatre ont été approuvées et deux pourraient arriver avant la fin de l’année. Aucune n’a été rejetée. Le dépôt de ce type de demande se poursuit avec plusieurs réacteurs ayant annoncé leur intention d’aller jusqu’à 80 ans d’opération, et 5 lettres formelles déjà soumises16. En parallèle, les conditions de marché se sont fortement dégradées aux États-Unis, avec la révolution du gaz de schiste, notamment dans les États dont les marchés d’électricité sont dérégulés, où l’on trouve 30 % des réacteurs nucléaires américains actifs. Depuis 2013, 10 réacteurs ont été clôturés et 5 ont annoncé leur fermeture d’ici 2021 pour des raisons purement économiques. Afin de stopper la raréfaction de la capacité nucléaire, 5 États17 ont décidé de mettre en place des programmes de subventions temporaires appelés Zero Emissions Credits, ce qui a permis de « sauver » 12 réacteurs depuis 2016 (environ 12.4 GW)18.

Outre-Atlantique, néanmoins, les choses sont complètement différentes. D’un côté, les fermetures pour des raisons économiques sont plus atypiques19du fait du prix du gaz, plus élevé en Europe qu’aux États-Unis, donnant un avantage concurrentiel relatif au nucléaire.[/note]. De l’autre, le poids des politiques énergétiques dans les décisions de fermeture des centrales nucléaires est plus significatif. Depuis 2011, 13 réacteurs ont été fermés pour des raisons politiques, dont 11 en Allemagne et 2 en France. Avec des politiques fermes en France, en Allemagne et en Belgique et plus incertaines en Espagne et Suisse, environ 36 réacteurs20 supplémentaires (dans le cas le plus pénalisant) pourraient disparaître du réseau européen à l’horizon 2035, soit environ un tiers de la capacité installée. Dans son analyse des politiques énergétiques en Europe publiée le 25 juin 2020, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) alerte sur cette chute drastique de la production nucléaire, qui pourrait passer de 25 % en 2017 à 5 % en 204021, soit la diminution la plus élevée constatée dans les économies occidentales. Ce résultat contraste avec les prévisions de 12-15 % envisagées dans la stratégie long terme européenne d’ici 205022. L’étude de l’AIE recommande en outre à la Commission européenne « d’assurer des règles équitables en termes de développement technologique, d’investissement et de financement durable, afin de garder toutes les options technologiques ouvertes pour atteindre la neutralité carbone ». Cette recommandation contraste à nouveau avec l’adoption, le 18 juin 2020, du Règlement Taxonomie sur la finance durable (qui relègue le nucléaire au même niveau que le gaz naturel comme une technologie de transition ou facilitation23) et l’exclusion du nucléaire des 40 milliards de fonds pour la transition verte24.

Possibles conséquences pour l’Europe

Aujourd’hui, la production nucléaire représente environ 25 % l’électricité produite en Europe et en constitue la première source d’électricité bas carbone. Parallèlement, les émissions de CO2 stagnent dans le continent depuis 2014 tandis que le «  Green Deal » impose des objectifs de réduction d’émissions plus ambitieux de 55 % en 2030 par rapport au niveau de 1990, pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Une raréfaction anticipée de la capacité nucléaire pourrait avoir des implications sur la trajectoire des émissions en Europe, mais aussi sur les coûts de la transition énergétique, ainsi que sur les marges de sécurité d’approvisionnement. Les conclusions d’une étude réalisée par l’AIE en mai 2019 afin de quantifier les conséquences d’un tel scénario dans les économies occidentales dont l’Europe démontrent ainsi que, en supposant que la capacité nucléaire soit essentiellement remplacée par des cycles combinés à gaz, les émissions de CO2 pourraient augmenter de 4 milliards de tonnes d’ici 2040. Si l’écart de capacité devait être couvert par les énergies renouvelables exclusivement, celles-ci devraient accélérer leur développement à un niveau sans précédent.

D’un point de vue économique, malgré la chute des coûts des énergies renouvelables, ce type de technologies nécessite la mobilisation de plus de capitaux que le prolongement de la durée de vie du parc nucléaire pour une durée de vie similaire (i.e. environ 20 ans). En effet, les coûts associés à l’ELT sont inférieurs à 45 € par MWh, demeurant l’une des options technologiques bas carbone les plus compétitives du continent. Avec une telle augmentation des capacités renouvelables, afin de pallier le manque de capacité laissé par le nucléaire déclassé, les investissements sur le réseau doivent aussi être pris en compte, d’autant qu’ils pourraient s’élever à 80 milliards d’euros par an25. Ces considérations économiques deviennent encore plus prégnantes avec la prévision à l’horizon 2022 de nouvelles fermetures en Allemagne et en Belgique, dans un contexte économique fragilisé par la crise du Covid-19.

Enfin, une perte de capacité pilotable nucléaire rendrait le système moins flexible, a fortiori avec la disparition simultanée de 110 GW de charbon  à l’horizon 2040. Cela devrait être compensé par un appel accru à des sources de flexibilité comme les cycles combinés à gaz, les interconnections, le stockage par batteries mais aussi via d’autres solutions pour le stockage long-terme, comme les filières de production d’hydrogène décarboné, ainsi que la gestion de la demande. Ces options, cependant, présentent encore des incertitudes sur les plans technique, économique et de l’acceptabilité sociale dans certains régions26. Face à des perspectives de développement du nouveau nucléaire plus limitées, l’ELT pourrait par conséquent devenir l’option à privilégier en Europe. Ce socle assurantiel de capacité pilotable bas carbone permettrait de rendre les objectifs européens en matière climatique plus accessibles, abordables et sûrs, à condition d’avoir le feu vert des autorités de sûreté des pays concernés. La valeur de cette option réside aussi dans le temps qu’elle met à disposition des planificateurs. L’ELT offrirait ainsi  10 à 20 ans (voire plus) supplémentaires pendant lesquels les frais de démantèlement sont reportés et rationalisés, en plus des fonds qui peuvent être collectés dans ce sens (et leurs rendements s’accroître) et certaines filières peuvent monter en maturité et diminuer leurs coûts (batteries, hydrogène, nouveau nucléaire, capture et stockage du CO2, etc.)27. Bien entendu, pendant ce temps, davantage de déchets nucléaires vont être produits, et les pays s’engageant sur l’ELT doivent être en mesure de pouvoir les gérer et de préparer l’infrastructure industrielle nécessaire pour un éventuel démantèlement. Prolonger la durée de vie d’un réacteur nucléaire est aussi un projet moins risqué que la construction d’une centrale nouvelle. Il s’étale sur environ deux ans, et l’industrie nucléaire cumule déjà un retour d’expérience conséquent avec plus de 80 réacteurs pouvant opérer au-delà de 40 ans dans le monde. Dans une période où l’on attend des infrastructures électriques de demain qu’elles soient à la fois décarbonées, moins chères et plus résilientes, garder toutes les options technologiques ouvertes, comme le rappelle l’AIE, est un gage de flexibilité dans la planification énergétique et industrielle, d’adaptabilité face aux décisions des pays voisins, et de réduction des  risques au vu des enjeux colossaux de la transition verte en Europe.

Perspectives  :

  • Représentant 25 % de l’électricité produite en Europe, l’énergie nucléaire est la première source bas carbone du continent. Néanmoins, ce chiffre pourrait chuter à 5 % en 2040 (la diminution la plus marquée dans les économies avancées) si les gouvernements ne décident pas de prolonger la durée de vie du parc actuel ou construire de nouvelles centrales. Cela pourrait avoir des conséquences sur la trajectoire des émissions mais aussi sur les coûts et les marges de sécurité d’approvisionnement comme l’indique une étude de l’AIE publiée en mai 2019.
  • Face aux perspectives de développement plus limitées du nouveau nucléaire, l’exploitation long terme (ELT) des réacteurs nucléaires pourrait devenir la voie à privilégier en Europe. Cette possibilité s’appuie sur des bases techniques solides. Aux États-Unis, plus de 90 % du parc nucléaire a reçu le feu vert des autorités de sûreté pour être exploité jusqu’à 60 ans. 4 centrales ont déjà obtenu une licence d’opération jusqu’à 80 ans et de nouvelles extensions pourraient être autorisées dans les années à venir.
  • Étant donné les incertitudes en jeu, garder toutes les options technologiques bas carbone ouvertes – notamment les moins chères et plus faciles à implanter comme l’ELT du parc nucléaire – semble l’option la plus logique et la moins risquée pour atteindre la neutralité carbone en 2050.
Sources
  1. Les estimations évoquées au sein de la présente analyse prennent en compte les réacteurs de l’Europe des 27 mais aussi ceux installés en Suisse et au Royaume-Uni.
  2. AIE, juin 2020, European Union 2020 : Energy Policy Review
  3. AIEA, 2008, Safe Long Term Operation of Nuclear Power Plants
  4. La durée de vie de conception varie en fonction du design. Par exemple, pour les réacteurs graphite-gaz, à eau lourde et les VVER russes – aussi présents en Europe –, une durée de vie de conception de 30 ans est préférée.
  5. Ces pays sont la Belgique, la République Tchèque, la France, la Slovaquie, la Suède, la Suisse et le Royaume Uni.
  6. AEN, 2019, Legal Frameworks for Long-Term Operation of Nuclear Power Reactors
  7. Pour aboutir à ce chiffre des temps de vie de conception de 40 ans et 30 ans ont été considérés en fonction des différents types de designs présents en Europe.
  8. Plus de 80 réacteurs de plus de 40 ans sont actuellement en opération. Un des centrales les plus âgées, avec près 51 années d’activité est l’unité 1 de Beznau en Suisse.
  9. AEN, 2006, Nuclear Power Plant Life Management and Longer-Term Operation
  10. AEN, 2012, The Economics of Long-Term Operation of Nuclear Power Plants
  11. AEN, 2015, Questionnaire on Long-Term Operation of Commercial Nuclear Power plants
  12. Contexte Énergie, février 2020, Vieux, et donc dangereux ? On a exploré 40 ans d’« anomalies » dans les réacteurs nucléaire français
  13. Palier 900 MWe, 1300 MWe et 1450 MWe ou N4
  14. En 2016, un tiers du parc nucléaire était à l’arrêt au cause de l’incertitude quant à la ségrégation carbone, qui impactait les fonds des générateurs de vapeur.
  15. Le Monde, octobre 2016, Un tiers du parc nucléaire d’EDF est à l’arrêt
  16. NRC, avril 2020, Status of Subsequent License Renewal Applications
  17. Il s’agit des États de New York, de l’Illinois, du Connecticut, du New Jersey et de l’Ohio.
  18. EIA, octobre 2019, Five states have implemented programs to assist nuclear power plants
  19. 3 cas ont été enregistrés en Suède pour les réacteurs de Oskarshamn 1 et 2 et Ringhals 1. Ringhals 2 devrait aussi être fermé au cours de 2020 pour des raisons économiques. Ce pays est intégré au Nord Pool, un marché avec des prix d’électricité structurellement plus bas que dans le reste de l’Europe. En outre, les décisions de fermeture ont été prises avec un régime de taxation sur le nucléaire particulier, qui a été abandonné depuis
  20. 6 en Allemagne, 7 en Belgique, 12 en France, 7 en Espagne et 4 en Suisse.
  21. AIE, juin 2020, European Union 2020 : Energy Policy Review
  22. EC, novembre 2018, A Clean Planet for all : A European strategic long-term vision for a prosperous, modern, competitive and climate neutral economy
  23. Le Grand Continent, juin 2020, Nouvelle étape franchie pour la Taxonomie de l’UE sur la finance durable
  24. Euractiv, juin 2020, EU ministers exclude nuclear, fossil gas from green transition fund
  25. AIE, mai 2019, Nuclear Power in a Clean Energy System
  26. Compass Lexecon, mars 2020, Scénarios 2050 – Étude de la contribution du parc nucléaire français à la transition energétique européene
  27. Le Grand Continent, juin 2020, L’avenir de l’énergie nucléaire en Europe