Pierre Defraigne a travaillé pendant près de 35 ans aux côtés de plusieurs Commissaires européens parmi lesquels Etienne Davignon et Pascal Lamy, dont il a été Directeur de Cabinet. Désormais, il consacre une grande partie de son temps à l’analyse (Centre Madariaga-Collège d’Europe), au débat, et à l’enseignement (Collège d’Europe, Sciences Po). Il prend aujourd’hui le temps de revenir avec nous sur sa vision de l’Europe pour demain, en proposant une lecture critique, à la confluence de la géopolitique, de l’économie politique, et de l’histoire.

Vous êtes un commentateur avisé de l’histoire et des transformations du capitalisme mondialisé que vous utilisez notamment pour comprendre le rôle géopolitique et géostratégique de l’Union Européenne. Comment l’UE doit-elle se placer dans le capitalisme post-COVID ?

Pour répondre à cette question, je dois revenir sur ma thèse fondamentale : un marché ne peut se construire qu’avec la puissance publique. Ce qui fonde le succès d’une économie est l’alliance entre le Prince et le Marchand. La tragédie de l’Europe, est qu’elle ne possède ni Prince, ni Marchand, dans la mesure où nous avons Airbus pour seul champion européen transnational tandis que du côté politique, l’unité nécessaire à une politique industrielle efficace est loin d’avoir été réalisée. Cette dernière est complexe et implique une politique discrétionnaire de l’exécutif. Or, la méthode diplomatique et le nécessaire compromis entre les 27 Etats-membres, empêchent actuellement l’Union européenne de jouer son rôle de guide, à même de fixer le cadre politique requis pour atteindre le juste équilibre entre le Prince et le Marchand.

Il est donc indispensable de faire émerger un capitalisme européen. Premièrement, l’Union européenne doit être en mesure de peser sur le développement de sa propre structure économique de manière à susciter davantage d’acteurs privés transnationaux, soit des champions européens. Ensuite, le capitalisme européen doit s’appuyer sur un pacte social et environnemental – les deux grandes dimensions d’une économie contractuelle. Il doit donc reposer d’une part, sur une répartition plus juste des richesses, et d’autre part, sur une meilleure prise en compte de l’urgence environnementale.

On comprend aisément que cela passe par une Europe différente de celle que nous connaissons actuellement. Il faut en finir avec l’Europe des comités où le droit de veto fait la loi. Ce dont nous avons besoin, c’est une Europe véritablement opérationnelle où la Commission joue le rôle d’Exécutif tout en s’appuyant à la fois sur le Conseil décidant à la majorité qualifiée, et sur le Parlement européen, bien trop effacé aujourd’hui.

Pour résumer, l’Europe nous offre une occasion de re-réguler le capitalisme, de lui imposer des limites et de le faire dans un contexte qui doit rester celui d’une économie relativement ouverte. Personne ne peut imaginer que l’Europe se referme, elle n’a pas de vocation à l’autarcie, ce serait l’asphyxie garantie. Il faut donc privilégier une ouverture pragmatique. Il est évident que lorsqu’on s’aperçoit qu’on ne produit plus certaines molécules pharmaceutiques, voire de bouteilles à oxygène dans l’UE 27, on comprend très vite le risque stratégique en temps de pandémie. L’UE doit opter pour un libre échange raisonné, différent du laissez-aller qui prévalait dans les décennies précédentes.

Vous soulignez l’importance de l’autonomie stratégique pour assurer le fondement d’une véritable solidarité européenne, comment liez-vous ces deux concepts ?

Selon moi, l’autonomie stratégique est l’élément clé de la solidarité. La solidarité ne peut exister que dans une ‘communauté de destin’ où la sécurité est assurée. La première fonction régalienne de l’Europe est d’assurer la sécurité vis-à-vis de l’extérieur et de contribuer à la sécurité intérieure.

Se doter d’une autonomie stratégique avec une défense commune au sein de l’OTAN, nous permettrait d’établir avec les Etats-Unis, un niveau de partenariat bien différent de celui d’aujourd’hui. Aujourd’hui, nous prenons note de ce que les Américains nous disent de faire, et parfois de manière très brutale d’ailleurs. Nous rechignons mais nous acceptons, faute d’alternative. Par conséquent, les autres puissances comme la Chine, la Russie ou l’Inde, ne prennent pas les Européens au sérieux, préférant bien souvent s’adresser directement à la Maison blanche plutôt qu’aux capitales européennes, tandis que Bruxelles est paralysée par le veto, et décrédibilisée par sa dépendance stratégique vis-à-vis de Washington.

Une solidarité effective passe par la création de cette communauté de destin stratégique. Celle-ci justifierait de compléter l’eurozone par une Union de transferts qui ne sera acceptable pour l’Allemagne sans base stratégique commune et crédible.

Cette communauté de destin doit-elle se construire contre un ethos néolibéral ou pour un ethos européen ? Quel récit doit-on fournir à la construction européenne ?

Je pense qu’un ethos européen entendu comme un ensemble de principes et de règles qui fondent l’adhésion du citoyen à un demos européen – les deux étant inséparables puisqu’il n’y a pas de demos sans ethos, ni d’ethos sans demos  ,  s’est construit à travers notre expérience historique ; les Droits de l’Homme sont à titre d’illustration un élément central de l’ethos européen.

Mais aujourd’hui, il faut aller plus loin en se dotant des outils conceptuels et philosophiques capables d’établir un rapport entre société et progrès technique, par exemple. Acceptons-nous d’ être guidés par la technologie ou voulons-nous en garder le contrôle ? Établissons-nous des limites ou décidons-nous d’internaliser dans la législation toutes les avancées faites dans le domaine de la biotechnologie ou du numérique ? Je suis très inquiet de voir la technologie prendre le pas sur le politique. Le meilleur exemple du moment ? Elon Musk qui envoie une fusée au firmament et qui de fait, se substitue à la NASA, l’organe public qui jusqu’alors, planifiait et mettait en œuvre l’effort spatial américain. Le partenariat public-privé a bon dos. Qu’on en arrive là montre que nous avons été trop loin  !

Aussi, s’aperçoit-on que nous devrons nous mettre d’accord sur des normes européennes sur des sujets très délicats et parfois, très intimes, comme le mariage pour tous ou la GPA. Dans la plupart des pays d’Europe occidentale, cela va désormais de soi. En revanche, dans les nouveaux États membres comme la Hongrie ou la Pologne, ce choix est beaucoup moins évident. La sensibilité d’une société ne doit être mise de côté. Nous ne sommes pas arrivés au mariage pour tous il y a 50 ans. Nous ne pouvons pas simplement imposer nos lois. Passer d’un ethos occidental à un ethos européen impose de prendre en compte la dimension anthropologique de ces questions. Chaque société a son rythme nous ne pouvons pas trop rapidement croire que les pionniers que nous sommes sont nécessairement dans le vrai tandis que les nouveau-venus sont dans l’erreur. L’Europe de la subsidiarité doit tenir compte de ces différences et de ces décalages. Il en va bien sûr tout autrement du respect de la démocratie. Le champ de l’ethos est très vaste et demande un grand travail en commun de réflexion sur ce qui fait l’essence du projet européen.

Pour moi, l’humanisme européen est le produit le plus substantiel qui émerge du processus historique de construction européenne depuis la Renaissance. Nous devons garder cette avance et être jaloux de son intégrité. C’est un travail qui demande un débat continuel, à travers l’échange et l’expérimentation. Le travail doit être réalisé afin d’assurer l’adhésion des citoyens à ce nouveau cadre politique qu’est l’Europe. On doit ressentir avec lui une affinité profonde, c’est là que se situe le lien entre demos et ethos.

C’est donc pour vous l’humanisme européen qui définit la « civilisation européenne » ?

Sans aucun doute. L’Homme est la mesure de toute chose – l’Homme dans son intégralité, bien entendu. Mais je suis aussi toujours soucieux de ne pas tomber dans l’euro-centrisme, en veillant à ce que ce qui ici est considéré comme progrès ne soit pas obtenu aux dépens du reste du monde. D’un côté, nous devons aider certains pays dans la voie de l’humanisme de type libéral. De l’autre, nous devons reconnaître le droit d’autres pays d’explorer d’autres voies de développement en rapport avec leurs valeurs. L’universalité des droits ne se décrète pas, elle se construit dans la durée.

Il y a en effet dans l’universalité une ambiguïté : elle peut être vécue comme un prosélytisme intolérable ou au contraire comme une richesse incroyable qui passe par l’échange et l’acceptation des différences. Je fais ici allusion à nos rapports avec la Chine, notamment.

Cette transition culturelle passe-t-elle par un changement des principes qui fondent le capitalisme ?

Oui, et il faut accepter d’en revenir aux fondamentaux : les Droits de l’Homme. Les Européens ont introduit le droit de propriété comme un droit naturel équivalent quasiment aux autres droits. Or il convient d’établir une hiérarchie. Que la propriété soit utile aux individus pour assurer leur sécurité, certes  : ‘charbonnier en sa maison est Roi’ et chacun a le droit d’épargner pour sa retraite. Mais personnellement, je critique le fait que, dans la doxa néolibérale qui exalte la marchandisation, le droit de propriété ait pris l’ascendant sur les droits de l’Homme et la démocratie

Prenons un exemple concret : l’écart entre les salaires moyens et ceux des dirigeants peut-il être fixé arbitrairement par le propriétaire du capital ou ne devrions-nous pas imposer une limite soit de manière contractuelle, soit par la législation ?

Nous pourrions également redéfinir le droit de l’actionnaire au sein des entreprises. Une entreprise n’est pas seulement un actif dans un portefeuille financier, c’est avant tout une communauté d’hommes et de femmes, de travailleurs, de sous-traitants, de clients, etc. Pourquoi donner à des actionnaires de passage, à des fonds d’investissement le droit de restructurer une entreprise et de ne pas en assumer les coûts – supportés par les travailleurs ? Ne peut-on pas fidéliser l’actionnariat en donnant un pouvoir de décision aux actionnaires stables, supérieur à celui dévolu à ceux qui ne cherchent que les profits de court-terme ? La réforme du statut de l’entreprise est un point essentiel pour la démocratie.

Nous devons enfin être en mesure de faire payer l’impôt aux entreprises multinationales qui s’y soustraient aujourd’hui largement. L’Europe est devenue une cour de récréation fiscale pour les multinationales. Elles ne contribuent pas justement, au regard de leur droit de propriété, au bien commun. Le droit de propriété doit donc faire l’objet de limites, par la régulation, et par la normalisation environnementale et sociale.

Nous devons également nous interroger sur le poids excessif qu’a pris la finance prédatrice et déstabilisatrice dans nos structures économiques. On aurait tout à gagner à avoir un secteur financier allégé, moins attractif, notamment pour les jeunes qui privilégieraient sans doute davantage des carrières dans les secteurs productifs où se joue la véritable croissance.

Vous avez longtemps fréquenté la « bulle bruxelloise ». Il semble exister un fossé entre la réalité vécue, celle de la violence sociale propre au néolibéralisme, et la vision que l’Union européenne a d’elle-même, celle d’une Union solidaire et humaniste. Ne pensez-vous pas que l’Union européenne se retrouve aujourd’hui prisonnière de sa fausse conscience, d’une sorte de sommeil dogmatique ?

Il est un fait que l’appareil institutionnel européen s’est laissé gagner après les années Delors par la doxa néolibérale anglo-saxonne, notamment pendant la décennie Barroso. Et malheureusement, il s’est établi une culture d’ autocensure de tout ce qui orbite autour de la Commission européenne et émarge aux fonds européens  : tous les think-tanks, tous les instituts Jean Monnet d’études européennes, toutes les fondations subventionnées, tous les consultants qui travaillent pour l’UE et sont finalement sélectionnés selon leur conformité à la pensée de Bruxelles ou de Francfort, ou plutôt, devrais-je dire, de l’a-pensée néolibérale. Il y a une force d’influence du noyau que constituent les institutions européennes, et principalement la Commission, pour rester dans une orthodoxie de langage et de concepts qui est foncièrement débilitante et stérilisante pour la singularité de la pensée européenne.

Ce climat d’autocensure appauvrit le débat européen. Le citoyen est lui laissé de côté, et reçoit des messages stéréotypés conçus par des communicants. Or le citoyen a besoin d’un débat critique pour adhérer à la construction européenne et y participer. Le « Pour ou contre l’Europe » renvoie à un manichéisme insupportable : soit vous êtes pour l’Europe telle qu’elle est, soit vous êtes contre. C’est absurde et intellectuellement malhonnête.

Volonté exprimée de rester dans l'Union européenne (UE), exprimé en %

La politique européenne de la concurrence est souvent taxée de naïve. Elle empêcherait l’émergence de « champions » et ignorerait les réalités géopolitiques. Pensez-vous que cette critique soit fondée et qu’une réforme de la politique de la concurrence soit réellement un impératif ?

L’Europe s’est construite sur la concurrence car elle visait d’abord les consommateurs et pas les citoyens. On a fait miroiter à l’opinion que, sous l’effet de l’ouverture des frontières internes et externes, et d’une concurrence accrue et loyale, les Européens profiteraient d’une plus grande diversité de produits et qu’ils les paieraient moins cher. Ce qui s’est avéré  ! Il y avait donc une cohérence parfaite dans le dessein initial. Simplement, entre temps l’Europe s’est mondialisée et a ouvert ses frontières à des acteurs qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes de concurrence. D’une part, les Chinois pilotent la montée de Huawei. Et d’autre part, les Américains ont perdu le contrôle des GAFA, avec l’Europe au beau milieu, avec sa politique de concurrence qui mise sur l’interdiction plutôt que sur le soutien.

Il existe donc à mon sens, un élément d’obsolescence dans la politique de concurrence. Il faut lui retirer son caractère un peu trop juridictionnel. Cette politique a été confiée à la Commission, sous le regard de la Cour. La Commission a ainsi beaucoup d’autonomie, à condition que la Cour ne la déjuge pas. Le pouvoir est donc exercé de manière extraordinairement restrictive. En effet, si la Cour venait à déjuger la Commission, cela aurait pour conséquence, soit un affaiblissement de sa capacité de dissuasion vis-à-vis des entreprises, soit une intervention des États dans le processus de décision, ce qui serait le pire des scénarii. La Commission n’agit qu’avec une extrême prudence.

Il y a là un travail de reconstruction à faire, avec cependant une grande subtilité, car il ne faut pas non plus négliger les acquis de cette concurrence. En fait, il faut rendre la politique de la concurrence plus politique et plus discrétionnaire. On revient à cette idée que dans la relation entre le Prince et le Marchand, il y a un élément de structure, de système, d’institution, et un élément de connivence ou de collusion, qui est le fait d’un Exécutif fort. Sans exécutif fort, avec un pouvoir discrétionnaire, il n’est pas possible de gérer une politique industrielle effective.

La solidarité organique de l’Union Européenne passe, pour vous, par la garantie d’une monnaie forte. Quel est aujourd’hui votre constat sur l’Euro ?

L’Euro est condamné dans son concept actuel. Il constitue certes une monnaie de transaction bien utile, mais une monnaie, c’est bien davantage. C’est un instrument de réserve et un outil de politique économique. Or on a refusé de lui donner ce statut en restreignant l’objectif à la stabilité des prix et surtout en lui refusant les instruments d’intervention autres que la politique monétaire de la BCE. L’Euro ne dispose ni d’un budget, ni d’une Union bancaire, ni d’une union des capitaux, ni d’une fiscalité européenne. L’Euro est donc inviable sur la durée. D’ailleurs, on le voit aujourd’hui avec l’éruption de la pandémie qui a, davantage encore, accentué les divergences de croissance et d’endettement entre le Sud et le Nord. Ce phénomène n’épargne pas la France qui pourrait bientôt basculer dans les pays « faibles ». Il suffit de regarder le différentiel de croissance avec l’Allemagne sur les dix dernières années, et en regard la dégradation de ses comptes publics.

Il faut donc à tout prix sauver l’Euro et en faire une monnaie avec un statut comparable à celui du dollar. Ceci est impossible à l’heure actuelle, eu égard de ces manquements. Nous devons accepter l’idée que l’on ne peut demander à la Banque centrale de faire tout le boulot. Sa tâche est devenue impossible. Il est en effet fondamental de construire un compromis entre politiques fiscale et monétaire. La responsabilité excessive donnée à la banque centrale du fait de la carence des États est un vrai problème. Les 1350 milliards de liquidités offertes pour l’après-COVID sont une magnifique illustration de cette situation où la nécessité fait loi. Ils répondent à l’urgence mais ne corrigent rien des failles de gouvernance de l’eurozone. À défaut d’une réponse, la tendance de décrochage et de ralentissement de la croissance dans les pays moins avantagés va se poursuivre jusqu’à la rupture de l’Euro. Or qui dit rupture de l’Euro, dit rupture de l’Union européenne. Nous ne pouvons continuer à gérer l’Euro comme cela. Se limiter à agir en cas de crise n’est pas convenable.

D’où vient aujourd’hui le plus gros danger de désintégration de la zone euro ? Par le bas, avec une sortie de l’Italie, ou par le haut, avec une sortie de l’Allemagne ou des Pays-Bas ?

Pour moi, c’est clair : le Nord ne choisira jamais de partir, mais, à son grand dépit, il laissera partir le Sud, ce qui revient à ne pas à porter la responsabilité de l’échec devant l’Histoire. La hantise de l’Allemagne, c’est que l’Union européenne ne tienne pas. Rien ne serait plus dangereux pour l’Allemagne que de perdre son cadre européen. L’Allemagne est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour empêcher l’Euro de disparaître. Pourtant elle s’expose à ce risque si elle persiste à ne pas vouloir répondre aux failles structurelles de la monnaie unique.

L’Italie fait d’ailleurs figure de cas d’école. Il s’agit d’une économie surendettée, et les moyens qui existent au niveau européen ne permettront probablement pas de la sauver. Si elle est obligée de se tourner vers les marchés financiers parce que l’Europe ne lui donne pas les moyens dont elle a besoin, l’économie italienne s’effondrera, et le ressentiment qui s’ensuivra, sera d’une violence dont nous n’avons pas idée. Il existe en effet un nationalisme latent en Italie que l’on ne suspecte pas et qui émane de son échec à parfaire son unité interne. L’Italie forte de son héritage romain, de son apport unique à la Renaissance et de l’autorité spirituelle de Rome n’y est encore jamais parvenue. Le défi pour l’Italie est un défi pour l’Europe.

Toutefois, une autre question peut légitimement être posée : pourquoi les pays du Sud ont-ils tant de mal à équilibrer leurs comptes publics ? En partie, parce que leur structure de production n’est plus en phase avec les besoins du marché international. Il y a donc un effort de ré-industrialisation à faire en Italie, en Espagne et en Grèce. Ces pays doivent également être mieux gérés  : les riches ne paient pas leurs impôts et les retraites publiques sont souvent excessives. Les jeunes générations sont confrontées à des décennies très difficiles. Le partage équitable des sacrifices est un impératif entre pays européens et au sein des pays surendettés.

La demande politique et sociale croit. Par la force des choses, la politique va redevenir un élément central de la sortie de crise. D’où l’importance de rééquilibrer le rapport entre capitalisme et démocratie, c’est-à-dire de rendre le dernier mot au politique. Mais il y a aujourd’hui toute une classe politique qui est obsolète. Ils ne pensent pas le changement, ils ne le mettent pas en œuvre, ils communiquent. Ils sont pleins de certitudes dogmatiques, alors que nous avons besoin d’expérimenter des solutions nouvelles sur le terrain. Nous vivons une période fascinante où de grandes avancées sont possibles, mais qui va nécessiter un travail de réflexion authentique.

Le 5 mai, le tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe, plus haute juridiction allemande, a reproché à la Banque centrale européenne sa politique monétaire, et plus précisément le non-respect du principe de proportionnalité dans l’action de la BCE. Cette décision a été décrite par certains comme une première interférence dans la prétendue indépendance de la BCE et par d’autre comme une potentielle remise en cause de l’ordre juridique européen. Qu’en pensez-vous ?

Il y a ici trois éléments. Le premier, c’est que lorsqu’on entre dans une procédure juridique de ce type-là, on ne sait pas comment on en sort. Il existe un côté lessiveuse qui peut nous mener plus loin que ce que nous serions en droit d’espérer. Il faut donc se méfier de cet aspect boîte de Pandore.

Deuxièmement, ce contentieux vient à maturité au plus mauvais moment. Il a quelque chose d’incongru. Un tribunal qui vient délibérer presque dans l’abstrait des pouvoirs respectifs d’entités nationales et européennes alors que la maison brûle et que tout le monde déploie ses forces pour éteindre l’incendie, c’est assez cocasse.

Maintenant, et comme troisième point, il me semble qu’il y a quelque chose que le droit ne peut pas figer, c’est la politique économique. Sur les questions d’équilibre budgétaire ou de politique monétaire, on peut avoir des principes, et il en faut. Mais arrive un moment, quand on s’approche des questions d’arbitrages entre objectifs concurrents, comme la croissance ou l’inflation, où prévaut un élément discrétionnaire qui est propre au politique. Il est seul en mesure de décider, car il possède les outils pour agir il lui faut répondre aux attentes des citoyens. Dans une démocratie, on ne peut pas ne pas répondre aux attentes des gens sous prétexte qu’on risquerait d’enfreindre une règle de droit. Je crois donc qu’il existe une très grande difficulté pour le droit économique lorsqu’il s’étend au terrain de la politique macroéconomique. Il touche très vite ses limites et devient un carcan, une entrave, alors qu’une marge de manœuvre est nécessaire.

Je ne suis évidemment pas un juriste, mais mon intuition comme économiste a toujours été que les prescrits juridiques qui résistent à l’épreuve des politiques économiques sont rares et très limités. Vient un moment où l’urgence balaie tout cela. On pourrait ici faire un parallèle avec les libertés restreintes dans le cadre de la lutte contre le COVID-19, et de la mise en place du confinement. La réalité impose des contraintes, qui sont parfois supérieures à celles de principes de droit.

Sur le fond même de la question, ceci est pour moi une affaire germano-allemande. C’est à la Cour de Karlsruhe de vérifier si la Bundesbank, par qui passe toutes les opérations, fait son boulot et si elle pourrait le faire mieux. Mais l’idée que c’est la Cour de Karlsruhe qui va décider de la proportionnalité, ce n’est pas raisonnable. Au contraire, il est même possible de montrer que l’objectif monétaire de la Banque Centrale Européenne, celui de tenir l’inflation en dessous de 2 %, est mieux tenu par la politique de non-proportionnalité suivie par la BCE. Il n’est pas difficile d’expliquer que ce n’est qu’un détour pour arriver au même objectif.

Ce que ce fait remet au cœur du débat c’est aussi la prégnance du facteur national. À partir du moment où le fait politique reste national, comment pensez-vous la transition vers l’échelon régional ? Est-ce la solidarité européenne qui doit permettre au citoyen de dépasser sa condition nationale ?

J’ai un problème avec le mot solidarité. C’est un bon mot, un concept moral européen, une donnée de notre vie en commun, mais je compte beaucoup plus sur la mise en place de mécanismes de solidarité, c’est-à-dire non pas sur un principe mais sur une réalité. Mon espoir repose davantage sur des choix de raison que sur des postures morales.

Il faut offrir à l’Italie en quête de réindustrialisation ou à l’Allemagne en quête de sécurité stratégique, une alternative à un condominium duo sino-américain. Pour cela il faut que l’Europe se rende incontournable sur le plan stratégique. Si l’Europe devient une puissance stratégique, fiable pour tous les Européens y compris les Italiens et les Allemands, elle sera mieux en mesure de rendre possible la solidarité des seconds vis-à-vis des premiers. La France a ici un rôle décisif à remplir en raison de son statut stratégique privilégié en Europe.

Vous parliez plus tôt de la nécessaire réindustrialisation de l’Italie. Si l’on pense plus largement la question des structures productives des pays du Sud, quelles sont les transformations à entreprendre pour permettre la mise en place d’une stratégie industrielle européenne ?

Je pense que ces pays vont être obligés de changer les choses, car le changement climatique et environnemental va peser lourdement sur eux. Ils vont devoir trouver autre chose que le tourisme ou l’agriculture dont ils restent trop dépendants. Pour autant, piloter ce changement depuis Bruxelles ne serait pas raisonnable. Les districts industriels dans le sens marshallien du terme, se construisent par agrégation sur le terrain, avec des entrepreneurs, des forces vives, et avec l’État aidant à accoucher quelque chose qui est finalement déjà là. Construire des noyaux industriels en Italie, en choisissant les spécialisations régionales à partir d’un master plan européen ne me paraît pas souhaitable.

La France après la Seconde Guerre mondiale s’est reconstruite avec un Plan qui a fait merveille, qui a permis le rattrapage productif, mais les structures étaient là. Il s’agissait de les vivifier, les amplifier. Dans le cas de l’Italie, dans le Mezzogiorno, il n’y a rien qui mérite d’être développé. Il est nécessaire de créer préalablement une culture industrielle et cela demande une intégration plus forte des mentalités mais également des liens physiques entre Italie du Nord et Italie du Sud. Et bien entendu l’éradication de la mafia qui est un préalable.

Un des sujets qui vous est cher est celui du rôle de l’Europe dans le multilatéralisme. Alors que le monde semble glisser lentement vers une configuration de piège de Thucydide, l’Europe pourrait-elle être une partie de la solution pour éviter un affrontement entre l’hégémon émergent chinois et l’hégémon en place étasunien ?

Je pense que pour cela, il est nécessaire que l’Europe établisse avec les États-Unis un rapport tel que ces derniers nous écoutent autant que nous les écoutons. Notre crédibilité vis à vis de la Chine tient à notre rapport avec les États-Unis. Nous devons trouver un meilleur équilibre entre l’Amérique et nous, et il est clair que la structure actuelle de l’OTAN ne s’y prête pas. Celle-ci est bien trop dominée par les Américains et orientée vers leurs besoins. Il faut que l’Europe ose mettre sur la table un nouveau concept, qui est celui d’une défense commune à l’intérieur de l’OTAN, mais sous commandement militaire européen. Le commandement européen est le point clé.

Il existe évidemment des problèmes complexes d’interopérabilité ou de rationalisation. Nous ne pouvons évidemment pas refaire une copie en plus petite de l’armée étasunienne, il faut accepter qu’il y ait des complémentarités, une division du travail. Ce qui m’a toujours frappé, c’est à quel point les militaires qui réfléchissent en termes de fonctionnalité et d’efficacité, sont ouverts à l’idée d’une défense commune européenne.

Sur ce sujet cependant, il existe évidemment un problème français. La France reste dans l’idée qu’elle peut faire beaucoup de choses seule, et elle est prête à en payer le prix, y compris en termes de vies humaines. La France est un cas d’école, et il va nous falloir trouver une réponse au problème français compte tenu de la place de sa force nucléaire, mais aussi de ses forces de terre qui travaillent en Afrique aujourd’hui et représentent pour la France non seulement un poids géopolitique ou un symbole de la nation, mais aussi une référence pour l’industrie de l’armement qui est une très grande exportatrice. La question de la France est donc centrale, au même titre qu’est indépassable la question de la contribution financière de l’Allemagne.

L’Allemagne ne va évidemment pas développer une armée nationale, cela n’est plus possible depuis la guerre. Elle sera donc amenée à contribuer autrement. Il sera alors crucial de trouver un équilibre dans la division des rôles entre ces deux pays qui sont au centre du jeu. L’enjeu est d’être capable de donner des assurances à l’Allemagne sur sa sécurité, et à la France sur sa spécificité. C’est une transition qui peut durer un demi-siècle, le tout est d’aller dans le sens de l’Histoire.