Alors que l’été s’approche et que les frontières intra-européennes restent closes, la perspective d’une saison morte pour le secteur touristique européen semble, de prime abord, plaider en faveur d’un rétablissement prudent de la liberté de circulation. 

Car il est désormais clair que les plans d’aide réclamés par les acteurs du secteur dès la mi-mars1 ne suffiront pas à combler les pertes considérables occasionnées par une interruption des voyages transfrontaliers et le report – contraint ou volontaire – d’un grand nombre de séjours non indispensables.

Dans un contexte de grande incertitude économique, les difficultés existentielles déjà éprouvées par nombre de compagnies aériennes et d’agences spécialisées sonneraient presque comme un avertissement : alors que ces dernières se trouvent privées de perspectives par une interruption du tourisme intercontinental qui s’annonce durable, la préservation du secteur touristique continental et de son important tissu économique apparaît à plus d’un titre comme une priorité pour les États européens.

Dans un contexte de grande incertitude économique, les difficultés existentielles déjà éprouvées par nombre de compagnies aériennes et d’agences spécialisées sonneraient presque comme un avertissement.

François Hublet

Or, faute d’une réelle coordination à l’échelle de l’Union, l’urgence de préserver le tourisme européen de pertes jugées insoutenables pourrait avoir un effet ambigu, voire tout à fait inverse, sur les politiques frontalières des États européens.

Tout suggère en effet que les États, intéressés d’abord au devenir du secteur touristique national et à l’évolution des chiffres de la consommation domestique, pourraient être tentés de faire se reporter la plus grande part possible de la demande intérieure sur les infrastructures touristiques nationales. La stratégie d’un renouveau du tourisme de proximité, qui présente l’avantage de limiter la circulation de l’épidémie, s’impose aussi naturellement, sur un mode protectionniste, dans le but d’assurer la préservation de l’industrie nationale. Les Européens, à qui étaient dus 48 % des voyages dans le monde en 20182, pourraient, en se repliant sur l’industrie touristique nationale, limiter la baisse de la demande consécutive à l’interruption totale des flux en provenance d’Amérique et d’Asie, mais aussi des autres États européens.

Les déclarations de nombre de chefs d’État et de gouvernement ces dernières semaines, appelant leurs concitoyens à envisager des congés d’été en-deçà des frontières au nom de la solidarité nationale et rappelant aussitôt que le retour à la libre circulation n’était pas envisageable en l’absence de vaccin, semblent aller dans ce sens. Le secrétaire d’État français Jean-Baptiste Lemoyne se disait le 26 avril dernier « persuadé que les Français auront “envie de France” » et souhaitait « qu’ils puissent soutenir les hôteliers, restaurateurs, activités de loisirs, les sites patrimoniaux qui font la richesse de nos territoires »3 alors que le président du Conseil italien Giuseppe Conte a annoncé une campagne « Viaggio in Italia  » pour l’été 20204.

Avec le retour de frontières étanches, les gouvernants européens se trouvent de nouveau face à un dilemme que l’Europe de la libre-circulation semblait avoir rendu caduc : retenir ses propres consommateurs, quitte à se couper de la consommation étrangère, ou tenter d’accueillir celle du reste du continent au risque de dissiper à l’étranger celle de ses résidents. En témoigne la double stratégie que semble poursuivre l’Autriche et ses 16 % de PIB dûs au tourisme, qui, tout en recommandant à ses résidents de renoncer à tout séjour à l’étranger durant les congés estivaux5, envisage désormais de rouvrir sa frontière avec l’Allemagne6, arguant de la bonne évolution de la situation sanitaire dans les deux pays. Fait qui devrait avoir pesé dans la balance, la clientèle allemande constitue une source de revenus importante pour les régions de l’Ouest du pays, notamment au Tyrol, alors que les flux dans la direction opposée sont moins significatifs. À la frontière austro-allemande, la partie est pourtant loin d’être jouée. Car le gouvernement allemand, pourtant plus prudent que ses voisins sur la question frontalière dans les premières semaines de l’épidémie, continue de dissuader ses ressortissants d’envisager des congés d’été à l’étranger7 et leur conseille de limiter fortement leurs voyages estivaux, y compris à l’intérieur du pays. Tant le ministre fédéral de l’Intérieur Horst Seehofer que son collègue des Affaires étrangères Heiko Maas appellent à la retenue, craignant qu’aux 240 000 touristes allemands dont le retour urgent a dû être organisé depuis février s’ajoute, à l’été, une nouvelle vague de rapatriements forcés. Les frontières devraient donc n’être rouvertes qu’au cas par cas.

Avec le retour de frontières étanches, les gouvernants européens se trouvent de nouveau face à un dilemme que l’Europe de la libre-circulation semblait avoir rendu caduc : retenir ses propres consommateurs, quitte à se couper de la consommation étrangère, ou tenter d’accueillir celle du reste du continent au risque de dissiper à l’étranger celle de ses résidents.

FRançois Hublet

Cependant, une stratégie de rétention maximale, passant par la réouverture des seules frontières « favorables », ne saurait s’appliquer partout. Car la comparaison des situations nationales et régionales en Europe révèle dans ce domaine une forte hétérogénéité. Même si la stratégie d’un report de la demande intérieure sur l’industrie nationale venait effectivement à entraîner une relocalisation intégrale des séjours des résidents – ce qui semble pour le moins optimiste -, une série de pays, principalement méditerranéens, se trouveraient largement déficitaires.

On peut pour s’en convaincre faire l’expérience suivante : supposons que tous les touristes de chaque pays qui avaient prévu de passer leurs vacances à l’étranger choisissent de se reporter sur des congés dans leur pays de résidence, et que tous ceux qui prenaient habituellement ces congés dans leur propre pays continuent de le faire. Le nombre de touristes que chaque pays accueillerait dans cette situation hypothétique reflèterait alors la position exportatrice ou importatrice de chaque État dans l’économie touristique mondiale. Or, même dans ce scénario maximal8, la Croatie perdrait sur un an près de 65 % de ses nuitées, Malte 61  %, la Grèce 50 %, l’Italie 27 %, la Bulgarie 16 %, l’Autriche 11 %9 et le Portugal 5 %. Hors UE, l’Islande, dont 86 % des visiteurs sont étrangers, devrait également être durement touchée. À l’inverse, des pays comme le Luxembourg, la Suède ou la Finlande, mais aussi la Pologne, la Slovaquie, la Roumanie et la plupart des États d’Europe centrale, du Nord et de l’Ouest, dont les résidents constituent une clientèle importante pour le tourisme mondial, ont moins à craindre d’une telle stratégie. En Europe du Nord, en Allemagne ou en Suisse, une rétention réussie de la clientèle locale pourrait même saturer assez largement les capacités d’accueil de certaines structures, comme s’y attend par exemple la Basse-Saxe10.

Durement touchés par l’épidémie, l’Espagne et le Portugal occupent une place particulière dans la comparaison internationale : si les Espagnols voyagent beaucoup, la taille du secteur touristique espagnol, la violence de la crise en cours et la dépendance de certaines de ses branches à une clientèle étrangère, notamment sur la côte catalane, rendent difficile de prédire l’effet d’un report « stratégique » sur l’avenir du secteur, qui risque dans tous les scénarios de subir des pertes considérables.

Une stratégie de rétention maximale, passant par la réouverture des seules frontières « favorables », ne saurait s’appliquer partout. Car la comparaison des situations nationales et régionales en Europe révèle dans ce domaine une forte hétérogénéité.

FRANÇOIS HUBLET

À cette incertitude près, la répartition entre les États européens des gains et des pertes semble, dans un tel scénario, largement prévisible. Quelle que soit, dans une fourchette de 30 % à 100 %, la part des voyages à l’étranger que l’on estime pouvoir se reporter sur le secteur national, on constate que cinq États-membres et un non-membre (Croatie, Malte, Grèce, Italie, Bulgarie, ainsi que l’Islande) devraient connaître une baisse massive de leur fréquentation touristique, alors que le reste de l’Europe, à l’exception peut-être de la péninsule ibérique et de l’Autriche, pourrait espérer préserver une part importante de son activité.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les négociations intergouvernementales sur la question touristique aient été en grande partie poussées par les États méditerranéens, Croatie en tête. Le ministre du tourisme croate Gari Cappelli a ainsi déclaré lundi 27 avril être favorable à la mise en place de « corridors touristiques » bilatéraux d’ici la fin mai ainsi que d’un « passeport COVID-19 » européen qui permettrait aux touristes de franchir librement les frontières11. Si une demande commune de neuf États (Bulgarie, Chypre, Espagne, France, Grèce, Italie, Malte, Portugal, Roumanie) a été transmise au Berlaymont mardi 28 avril pour que le tourisme soit inclus dans le prochain plan conjoncturel, ce sont bien des mesures concrètes concernant la liberté de circulation, et décidées au niveau européen, qui constituent manifestement l’attente majeure de la plupart pays concernés. Les États-membres, cependant, n’attendront pas le feu vert de Bruxelles pour agir : le premier ministre croate Andrej Plenković a d’ores et déjà entamé un dialogue avec ses collègues slovène, tchèque, hongrois et autrichien, qui devrait aboutir à une réouverture partielle de la frontière croato-slovène le 18 mai prochain12. L’objectif d’un retour des touristes à l’été, sous réserve d’une bonne évolution sanitaire et de mesures de protection adaptées, a été explicitement formulé. Le secteur du tourisme fournit de manière directe 10 % du PIB de la Croatie, qui a pris la présidence tournante du Conseil européen pour six mois au 1er janvier 2020.

L’autre inconnue majeure d’une stratégie de fermeture des frontières a trait à l’hétérogénéité régionale, tant sur le plan sanitaire que touristique, qui caractérise la plupart des États européens. Des régions aussi différentes que l’Algarve (au sud du Portugal), les Baléares, la côte bulgare, Paris, le Tyrol ou la Crète ont, par leurs infrastructures spécifiquement adaptées à une clientèle internationale ou aux voyages organisés, plus à craindre de cette isolation que celles habituées à accueillir les nationaux. Cela concerne également des pays pour lesquels une analyse macroéconomique rapide d’un tel report suggérait plutôt une saturation de l’offre nationale, par exemple en Norvège, où les croisières attirent un public majoritairement non résident. Pour limiter les pertes dans les régions et dans les secteurs les moins adaptés à une relocalisation, une coordination à une échelle plus large semble incontournable, qui joue effectivement en faveur d’un rétablissement partiel de la libre-circulation des personnes.

Pour limiter les pertes dans les régions et dans les secteurs les moins adaptés à une relocalisation, une coordination à une échelle plus large semble incontournable, qui joue effectivement en faveur d’un rétablissement partiel de la libre-circulation des personnes.

François Hublet

Force est cependant de constater que les États d’Europe de l’Ouest, du Centre et du Nord, Autriche mis à part, semblent avoir un intérêt économique moindre à une telle réouverture, alors même que les opinions publiques de ces pays saluent majoritairement la fermeture des frontières13. Principaux clients de l’Europe du Sud sur le plan du tourisme, proportionnellement moins dépendants du secteur, l’Allemagne, la France, le Benelux, la Pologne, la Suisse et les États scandinaves pourraient être tentés, en maintenant leurs frontières closes, de pallier d’abord la baisse de demande due à l’absence de touristes extra-européens. Ces pays pourraient dans un premier temps préférer la mise en place de plans d’aide sectoriels à la reprise des mouvements transfrontaliers, alors que des accords bilatéraux se mettraient en place progressivement. Ceux dont la part du secteur touristique est la plus faible (Pologne, Suisse, Allemagne) pourraient à moindre coût enjoindre à leurs ressortissants de limiter leurs voyages, en se concentrant sur le soutien financier au secteur. Une telle situation ne laisserait que peu de marge de manœuvre aux États les plus directement affectés par l’interruption du tourisme international, mais aussi aux régions et aux acteurs qui, dans tous les États de l’Union, sont les moins bien armés pour faire face à un changement brutal des modes de consommation.

Thomas Bareiß, chargé du tourisme auprès du gouvernement allemand, s’est dit favorable après la réunion avec ses collègues européens lundi 27 avril à la mise en place d’un système de bons permettant aux entreprises européennes de reporter, sans les rembourser, les voyages déjà réservés, notamment dans le domaine des voyages organisés14. Tout en résolvant un problème de liquidité dans l’immédiat, une telle solution est cependant susceptible de créer un déséquilibre durable entre pays d’origine et pays de destination, tout en limitant les droits des voyageurs eux-mêmes. C’est surtout ce dernier point qui suscite le scepticisme du commissaire Didier Reynders, chargé de la justice et des droits des consommateurs, alors qu’un certain nombre de pays sont en passe de rendre un tel procédé obligatoire15. Dans le même temps, le gouvernement fédéral allemand, dont la gestion de la crise est globalement saluée, reste très prudent sur la question frontalière, alors que les potentiels prétendants à la chancellerie tentent de s’affirmer sur ce terrain. Tandis que le ministre-président de Rhénanie-du-Nord-Westphalie Armin Laschet mise sur une coordination étroite avec ses voisins néerlandais et belge pour éviter une fermeture complète du trafic frontalier16, le gouvernement bavarois de Markus Söder défend une ligne plus stricte. La position du gouvernement allemand, qui prendra la présidence du Conseil au deuxième semestre et peut faire valoir ses bons résultats sur le plan sanitaire, sa gestion décentralisée efficace et sa force de frappe économique, est à suivre.

Le gouvernement fédéral allemand, dont la gestion de la crise est globalement saluée, reste très prudent sur la question frontalière, alors que les potentiels prétendants à la chancellerie tentent de s’affirmer sur ce terrain.

François Hublet

S’il apparaît acquis que la pandémie devrait contraindre fortement le tourisme au niveau mondial jusqu’au moins 202117, la capacité de nombre d’acteurs européens du secteur à éviter que l’« été difficile » qui s’annonce ne se transforme en un « été vraiment très difficile »18 reste dépendante des décisions des gouvernements nationaux quant à l’ouverture ou à la fermeture des frontières intérieures de l’Union. Au-delà de la nécessaire réponse financière et économique déjà actée19 et de la situation sanitaire proprement dite, la tension entre volonté de rétention des nuitées des résidents et besoin vital de clientèle étrangère devrait jouer un rôle important dans les décisions de ces prochaines semaines. Les pays de la façade méditerranéenne, l’Autriche et, hors de l’Union, l’Islande, mais aussi un grand nombre de régions singulières au sein d’États parfois largement préservés, seront les premiers touchés.

Le premier risque est que les États européens, divisés entre consommateurs et producteurs, mais aussi et surtout par leur dépendance à certains modes de consommation touristique, jouent la solidarité nationale et la solidarité européenne l’une contre l’autre. Le second, que des considérations de protection de l’industrie nationale interfèrent dans le processus de réouverture des frontières, dans un sens ou dans l’autre, contrairement aux critères exclusivement sanitaires et logistiques retenus à l’échelle européenne20. L’un comme l’autre pourraient contribuer à déstabiliser l’unité européenne de l’après-pandémie. Alors que les solutions bilatérales sont par essence spécifiques, et que l’instauration de corridors touristiques pourrait tout autant retarder la suspension des contrôles qu’inciter à une baisse de la vigilance dans les zones réservées aux estivants, une approche coordonnée et homogène semble nécessaire.

Alors que les solutions bilatérales sont par essence spécifiques, et que l’instauration de corridors touristiques pourrait tout autant retarder la suspension des contrôles qu’inciter à une baisse de la vigilance dans les zones réservées aux estivants, une approche coordonnée et homogène semble nécessaire.

FRANÇOIS HUBLET

Le tourisme pourrait bien, en définitive, ouvrir certaines frontières et en refermer d’autres.

Sources
  1. BRZOZOWSKI Alexandra, Europäische Tourismusindustrie hofft auf Unterstützung, Euractiv, 18 mars 2020.
  2. UNWTO, International Tourism Highlights, 2019 Edition.
  3. ROUGERIE Paméla, Coronavirus : « Pourra-t-on partir en vacances en France cet été ? », Le Parisien, 26 avril 2020.
  4. CARLI Andrea, Dal bonus vacanze al tax credit : ecco il piano del governo per il turismo estivo. Chi abita al mare può fare già il bagno, Il Sole 24 Ore, 28 avril 2020.
  5. Unklare Aussichten : Empfehlung für Urlaub in Österreich, ORF, 4 avril 2020.
  6. Kanzler Kurz : Ziel ist Grenzöffnung Deutschland-Österreich, Focus, 23 avril 2020.
  7. Seehofer : ‚Wir werden im Sommer nicht noch einmal eine Viertelmillion zurückholen“, WELT, 3 mai 2020.
  8. Maximal, en ce sens qu’aucun touriste n’y renonce à sa consommation annuelle.
  9. Un diagnostic pour la période estivale est plus difficile à poser sur la base de ces chiffres dans le cas autrichien, dans la mesure où les sports d’hiver y sont une source de revenus importants et que la saison 2019-2020, bien qu’abrégée, a pu avoir lieu.
  10. KETTENBACH Maximilian et al., Urlaub am Meer trotz Corona ? Ein EU-Land macht Hoffnung – Spanien überlegt kreative Lösungen, Münchner Merkur, 3 mai 2020.
  11. Croatian tourism minister : Protocol on travel at EU level need to be adopted, Jutarjni List/Euractiv, 27 avril 2020.
  12. TODOROVIC Sara, Croatia to open borders with Slovenia in May, The Slovenia, 29 avril 2020.
  13. GOAR Matthieu, Gestion du coronavirus : l’exécutif français jugé plus durement que ses homologues européens, Le Monde, 2 mai 2020.
  14. Pressestatement des Tourismusbeauftragten Thomas Bareiß nach der Videokonferenz der EU-Tourismusminister, Bundesministerium für Wirtschaft, 27 avril 2020.
  15. Tourismusbeauftragter : Sommerurlaub in Ferienhäusern möglich, WDR, 27 avril 2020.
  16. Grenzüberschreitendes Krisenmanagement, Land NRW, 20 mars 2020.
  17. MÜLLER Susanna, Corona : Tourismus-Experte zum Reisen in Zeiten des Virus, Neue Zürcher Zeitung, 3 avril 2020.
  18. Magnús Geir Eyjólfsson, Erfitt sumar eða virkilega erfitt sumar, RÚV, 11 mars 2020.
  19. BRZOZOWSKI Alexandra, Breton verspricht Unterstützung für europäische Tourismusbranche, Euractiv, 21 avril 2020.
  20. Feuille de route européenne commune pour la levée des mesures visant à contenir la propagation de la COVID-19, Commission Européenne, 26 mars 2020.