Venise. « Comme les Indiens d’Amérique (au 19e siècle), nous risquons aujourd’hui d’être chassés de notre environnement. »1 Cette phrase n’est pas celle d’un chef amazonien ou d’un villageois ouïghour, mais elle est issue du manifeste du Gruppo25Aprile. Cette association vénitienne proteste contre le tourisme de masse.

Depuis des années, le nombre de touristes ne fait qu’augmenter : il a presque triplé depuis 1995. Suite à la diminution du coût des voyages en avion,2 du développement de plateformes comme Airbnb qui ont multiplié l’offre d’hébergement disponible mais aussi à l’apparition en Chine et dans les grands pays du Sud d’une nouvelle classe moyenne, et d’autant de touristes potentiels, les villes et milieux naturels tout à travers le monde sont peu à peu submergé de touristes.

Le tourisme est une migration comme une autre mais la migration touristique est par définition temporaire. Qu’en dire économiquement parlant ? Les touristes sont pour la plupart issus de milieux urbains à salaire élevé et se dirigent vers des régions où les prix sont plus bas et les loisirs plus accessibles pour y consommer. Schématiquement, c’est de la divergence entre les revenus dans le lieu d’origine et prix réel (le niveau des prix corrigé de l’accessibilité des loisirs et de l’exceptionnalité du lieu) que naît le tourisme, qui est en fait une consommation déplacée (par exemple, on peut vouloir travailler à la ville pour le salaire élevé mais vivre à la campagne pour la qualité de vie). Ce déplacement de consommation a des retombés économiques non-négligeables : selon l’Organisation mondiale du Tourisme3, le tourisme représentait (selon une mesure très large) 10 % du PIB mondial, un emploi sur dix et 27 % des échanges internationaux de service en 2017. Le tourisme est donc, si l’on se limite à cela, un outil de redistribution à l’échelle mondiale (entre le lieu d’origine des touristes et leur lieu d’arrivée).

Il faut voir cependant que la grande majorité des touristes ne quittent pas leur continent d’origine. Le tourisme est encore aujourd’hui un phénomène avant tout Européen : plus de 50 % des arrivées touristiques en 2017 se sont faites en Europe et sont le fait majoritairement d’Européens. Ainsi, le tourisme est plus important économiquement parlant pour l’Espagne (12 % du PIB en 2018) que pour n’importe quel pays en développement. Cela réduit le rôle redistributeur du tourisme au niveau mondial car il est donc d’abord un outil de redistribution entre région plus ou moins riches en Europe. Cela a été grandement facilité par l’établissement de l’espace Schengen et l’intégration des réseaux de transport en Europe. On peut même aller plus loin : trois quarts des voyages touristiques des européens se faisaient selon l’OCDE4 à l’intérieur même de leur pays en 2017. Peut être contrairement aux idées reçues, le tourisme est donc un instrument de redistribution plus important au niveau national qu’international. Une étude récente5 a montré qu’en Chine le tourisme jouait un grand rôle dans la convergence économique des différentes mais que c’était le tourisme domestique était beaucoup plus important pour cela que le tourisme international. Il est aussi important de se souvenir que si nous nous sentons envahis de touristes, c’est la plupart du temps par des compatriotes.

On ne peut pas réduire non plus le tourisme à son rôle redistributif, en particulier pour comprendre son rejet. Pour commencer, ce déplacement de consommation a un coût environnemental. Le tourisme serait responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau global selon une étude récente6. C’est d’autant plus vrai dans les pays développés comme les pays européens. Si dans les pays en développement, le tourisme peut contribuer à la marge à la conservation de l’environnement en apportant un soutien politique et financier aux organismes publics chargés des aires protégées ; dans les pays développés, ces effets sont mitigés par les impacts de l’utilisation récréative des terres et par les pressions politiques des promoteurs immobiliers touristiques.

Mais il y a plus que cela : le tourisme se concentre en fait dans des lieux restreints (ce sont des biens publics rivaux) que l’afflux de touriste peut abîmer et qui sont en général habités. Le tourisme nous ramène donc au problème classique en économie des externalités. Les locaux supportent presque entièrement le coût de ces externalités (au contraire des touristes dont le séjour est temporaire) : embouteillage, distorsion des prix, en particulier de l’immobilier, gestion plus difficile des déchets, etc… C’est d’autant plus important que les gains du tourisme ne sont pas forcément également répartis : une fraction seulement des locaux profite des retombées économiques du tourisme. En ce sens, le mécontentement envers les touristes est justifié (mais peut être qu’il devrait aussi être dirigé contre les promoteurs) et la moindre des choses serait qu’une partie des gains touristiques soit réutilisés pour compenser les locaux.

Mais pour cela il faudrait qu’il y ait une politique touristique nationale et européenne qui aille au delà de la promotion du tourisme, qui voit autre chose dans le tourisme qu’une rentrée d’argent supplémentaire. Les politiques française7 et européenne8 se limitent à tenter de maximiser la contribution de l’industrie touristique à la croissance et à l’emploi, notamment par des facilités fiscales. Tout en reconnaissant l’importance économique du tourisme, il serait aisé de faire mieux que le laissez faire qui prédomine aujourd’hui, sans quoi ce n’est pas que Venise qui coulera.

Sources
  1. GASPARINETTI Marco, For our (many) foreign friends, Gruppo 25 Aprile
  2. THOMPSON Dreke, How Airline Ticket Prices Fell 50 % in 30 Years (and Why Nobody Noticed), The Atlantic, 28 février 2013.
  3. UNWTO, UNWTO Tourism Highlights, 2018
  4. EUROSTAT, Tourism trips – introduction and key figures, 2018
  5. LI et al., Tourism and regional income inequality : Evidence from China, Annals of Tourism Research, Volume 58, Pages 81-99, 2016.
  6. LENZEN et al., The carbon footprint of global tourism, Nature Climate Change, volume 8, pages 522–528, 2018.
  7. France Diplomatie, Renforcer l’attractivité et le rayonnement de la France, 17 mai 2019
  8. European Commission, DG Grow, Overview of EU Tourism Policy