Le nationalisme méthodologique semble être devenu la norme médiatique dans le traitement de la crise actuelle, alors même qu’elle est par nature globale et que ses conséquences sont souvent mieux mesurables à l’échelle régionale. Dans ce contexte, quelles perspectives méthodologiques et analytiques sont offertes par l’histoire connectée ?
Tout d’abord, je ne vois pas très bien en quoi on pourrait argumenter que cette crise serait la preuve que le nationalisme fonctionne. C’est même plutôt le contraire. C’est par excès de nationalisme que le gouvernement chinois a voulu cacher des choses ; c’est par excès de fierté nationaliste toujours que ce retard fatal de quelques semaines a été pris, parce que les dirigeants chinois ne voulaient pas montrer qu’ils n’étaient pas en mesure de contrôler la situation. Ils n’ont donc pas voulu que les instances internationales aient un droit de regard sur leur gestion de la crise. Vous l’aurez compris, pour moi, la pandémie que nous vivons est en partie une conséquence d’un excès de nationalisme.
C’est aussi un excès de nationalisme qui fait qu’aux États-Unis Donald Trump adopte des réflexes tout à fait absurdes, que ce soit en accusant de façon extrêmement sélective certaines organisations ou certains pays de façon d’avoir joué un rôle dans le déclenchement de la pandémie ou en jouant la carte nationaliste contre les États. C’est d’autant plus absurde qu’il est évident aujourd’hui que la crise est beaucoup mieux gérée par certains gouverneurs que par l’État fédéral.
En somme, le nationalisme reste problématique, qu’on l’utilise pour stigmatiser les étrangers en prétendant défendre la pureté (ici, la santé) de la communauté nationale ou qu’on l’utilise pour rogner l’autonomie des organisations politiques régionales.
Et pourtant, il ressort des premières conséquences politiques de la crise que le nationalisme — comme biais méthodologique et comme réflexe politique — pourrait sortir renforcé sur tous les continents par l’épidémie, alors qu’il a largement démontré ses limites.
C’est comme de gratter une plaie : on se retrouve dans une situation difficile donc on revient vers les mauvaises habitudes. Pourtant, les problèmes ne se comprennent qu’à l’échelle régionale. De l’Italie aux États-Unis, la crise sanitaire se comprend beaucoup mieux à cette échelle qu’à l’échelle nationale : la Sicile ou la Vénétie n’ont pas subi ce qu’a subi la Lombardie ; il en va de même pour la Californie par rapport à New York. Donc il fallait répondre à ce problème à l’échelle régionale plutôt qu’à l’échelle nationale. Cela n’avait aucun sens, par exemple, de traiter les gens venant de Sicile comme s’ils venaient d’une zone autant à risque que la Lombardie.
Traiter l’État-nation comme si c’était nécessairement le point de départ pour les mesures et pour les analyses n’a pas beaucoup de sens. Mis à part les États-Unis qui présentent les chiffres quotidiens par États, les autres pays préfèrent souvent présenter des chiffres nationaux, ce qui donne la fausse impression que toutes les régions sont uniformément touchées… J’ai beaucoup de mal à trouver en anglais les chiffres décentralisés de la pandémie. C’est un vrai problème statistique et politique.
En fin de compte, il est certain que de nombreuses personnes vont voir dans cette crise un moyen de renforcer les États-nations au détriment des coopérations internationales. Je crois cependant que dans leur grande majorité, ces personnes étaient déjà convaincues que la coopération internationale était un leurre.
Je m’interroge sur la manière dont l’Europe fera face à ce retour de flamme nationaliste. Il est certain que les gens vont utiliser ça contre l’Union européenne. Et je crains que cela ne repasse par des stéréotypes nationaux. La capacité de l’Allemagne à contenir la pandémie risque par exemple de faire renforcer au sein de la population allemande — mais cela va aussi pour certains pays scandinaves — l’impression que les pays du Nord de l’Europe n’ont plus rien à faire avec des pays du Sud, structurellement trop faibles. Le problème c’est que ce déséquilibre institutionnel et politique de l’Union risque de s’incarner dans des stéréotypes culturels, comme ce fut le cas au moment de la crise des dettes publiques.
[Pour aller plus loin : retrouver l’ensemble de nos analyses dans l’Observatoire du Covid-19]
Vous avez consacré une part importante de votre travail aux espaces de connexion et à la manière dont les sociétés humaines entrent en relation. Pensez-vous que le COVID-19 changera durablement quelque chose à la manière dont les sociétés humaines sont aujourd’hui connectées ? Rentrerons-nous dans une nouvelle manière de voir circuler les hommes, les informations, les marchandises à cause de cette pandémie ou est-ce une pause temporaire ?
Il est trop tôt pour le dire d’une façon définitive parce que nous ne savons pas quand tout cela va se terminer. Par exemple, si d’ici à l’automne, nous arrivons plus ou moins à voir le bout de cette pandémie, ce sera une chose. Mais imaginez que cela continue pendant un an et demi ou deux, cela bouleversera fondamentalement l’ordre global.
Cela dit, je ne vois pas comment nous pourrions revenir à une année zéro de la mondialisation — disons 1989 — et à un effondrement des flux commerciaux globaux. L’ensemble des pays du monde ne va pas se mettre à produire 90 % de ce que leurs populations consomment.
Je pense néanmoins que cela pèsera sur la circulation des personnes, et notamment sur l’industrie du tourisme. Les gens risquent d’avoir peur d’aller se promener dans un ailleurs très lointain. En somme il faut différencier entre la circulation des personnes, qui sera durablement affectée, et celle des biens et des capitaux.
Jamais les sociétés humaines n’ont atteint un tel degré d’interconnexion et d’interdépendance et nous n’en avons jamais été si conscients. Et pourtant, sur tous les continents, de la Chine aux États-Unis en passant par l’Inde et la plupart des pays européens, populisme et nationalisme se renforcent avec des programmes de fermeture et de clôture des frontières. Comment expliquez-vous cette apparente contradiction entre la réalité d’un monde ouvert de fait — quoiqu’inégalement selon votre territoire d’origine — et le recours de plus en plus de gens à l’idée d’une fermeture ?
Pour vous répondre, je vais prendre le cas indien. C’est l’un des cas que je connais le mieux. Si on regarde le discours du parti qui est au pouvoir, le BJP, c’est un discours assez complexe et contradictoire sur cette question de l’ouverture et de la fermeture : d’un côté, ils ont cette idée qu’il faut fermer l’Inde par rapport à un certain nombre d’influences extérieures ; mais de l’autre, le BJP se présente également comme un parti de libéralisme économique. Pour rester au pouvoir et remplir ses objectifs, il doit garantir durablement un taux de croissance de 6-7 %. C’est impossible à tenir si l’Inde n’est pas ouverte aux échanges. Le modèle de l’Inde du BJP n’a rien à voir avec celui de l’Union soviétique des années 1930 où il s’agissait de tout produire, en autarcie.
Il y a une tension entre cet aspect économique et un aspect social et culturel qui va vers plus de fermeture. Cette tension entre l’économique et le social se gère par de petits mouvements tactiques plutôt que par des grandes orientations stratégiques. Ce n’est pas du tout comme s’il y avait une vraie politique de fermeture ; on se ferme à certaines choses et on s’ouvre à d’autres. Si vous regardez les grands chefs du BJP, comme tout le monde ils vont envoyer leurs enfants étudier aux États-Unis. Si l’Inde était si belle et si autosuffisante, on enverrait ces jeunes gens étudier dans les Universités indiennes, non ?
Il n’y a aucune recherche de cohérence. La politique est strictement définie comme une espèce d’opportunisme. La cohérence, c’est la dernière des choses qu’ils souhaitent. Même si vous regardez les discours des uns et des autres, si vous regardez textuellement ce qui est raconté, souvent il y a des contradictions flagrantes. Mais apparemment cela ne gêne pas ni les hommes politiques ni les gens qui votent pour eux.
Si je reviens aux États-Unis, personne ne peut m’expliquer si Donald Trump est pour ou contre l’ouverture du pays. Il parle de fermeture mais en fait sans cesse il pense à l’ouverture. Sans l’ouverture, il n’aurait jamais fait fortune lui-même, sans ses rapports un peu bizarres avec les capitaux russes, l’argent qu’il a placé à Malte et ailleurs, il ne serait sans doute pas arrivé là où il est aujourd’hui…
Pourrait-on considérer, en ce cas, que la crise va renforcer une tendance déjà présente depuis une dizaine d’années, qui voyait un désajustement entre, d’un côté, le renforcement de la libre circulation des capitaux et des biens, et au contraire un nombre d’obstacles croissant mis à la circulation des personnes ?
Oui, cela a toujours été le gros problème. Depuis plusieurs décennies, les organisations internationales n’ont jamais varié sur leur approche du marché de la main d’œuvre. Pour moi il est évident — et cela fait longtemps que je le dis — qu’étant donné la grande variabilité des taux de croissance démographique des différentes régions du monde, il faudra des transferts de populations. Par exemple, si l’on considère le taux de croissance démographique de l’Asie du sud par rapport à l’Europe, il est tout à fait évident qu’à un moment ou à un autre, il faudra des mouvements. Les gens auront-ils envie de faire cela d’une manière raisonnée et organisée ? Ou préféreront-ils continuer à faire cela d’une façon sauvage ? Aujourd’hui, les migrants se déplacent dans l’illégalité, à la merci de réseaux clandestins qui les exploitent, et cela représente un surcoût éthique et économique pour les pays de départ comme pour les pays de destination… La situation actuelle ne fait que renforcer les partis politiques qui sont contre l’immigration. Mais personne n’apporte de solution à un problème qui, lui, est bien réel.
Qu’entendriez-vous par des transferts de population qui se feraient d’une manière raisonnable ? Quelle serait la solution globale pour que ces transferts se fassent de la façon la plus indolore possible ou en tout cas la plus humaine possible pour l’ensemble des populations concernées ?
Il y a plusieurs manières de penser cela. Par exemple, j’habite Los Angeles. Tout le monde sait que s’il n’y avait pas des immigrés venus d’Amérique latine, la ville ne pourrait pas fonctionner. Je ne parle pas des Latinos qui sont là depuis des générations mais des gens qui sont arrivés assez récemment, dans les 10 ou 15 dernières années. Les bourgeois de Los Angeles et Beverly Hills ne peuvent pas vivre sans cette main d’œuvre. Mais le problème c’est que l’État américain n’a pas envie de reconnaître cela, sans pour autant vouloir chercher une solution institutionnelle à cette situation. Et donc, cela se passe d’une manière complètement cynique. Ces gens vivent perpétuellement dans un système de la carotte et du bâton. Leur survie est sans cesse menacée, obligés de se cacher, eux et leurs familles, et puis, de temps à l’autre, on leur donne des bribes d’espoir en leur disant que certains auront l’occasion de devenir des citoyens américains. Tout cela, ce n’est ni très humain, ni très rationnel. Pour moi, il est évident qu’étant donné que l’économie des États-Unis a des besoins, étant donné qu’on a une population juste au sud de la frontière, au Mexique et en Amérique centrale, qui a besoin de travail, il faut trouver les moyens de réguler ces marchés.
Dans votre leçon inaugurale au Collège de France, vous proposiez une distinction entre la notion de récit égoïste — c’est-à-dire le besoin anthropologique de raconter l’histoire de son propre groupe (la famille, le clan, l’ethnie, la ville) — et celle de savoir xénologique — qui se traduit par la formalisation de cadres conceptuels pour penser l’altérité. Pensez-vous que cette distinction peut avoir sa pertinence dans la lecture de la crise actuelle ? Pensez-vous que l’un ou l’autre type de récit va être renforcé par la crise que nous vivons ?
Je pense que cela renforcera les deux formes de récit. En sortant de cette crise, on risque d’avoir des récits sur les autres, sans doute hautement stéréotypés qui puiseront probablement dans les fantasmes du passé. À nous d’éviter ce type de faux savoir xénologique. Prenons la question du rôle de la Chine dans cette affaire. Il est certain que ce n’est pas un problème des Chinois en tant qu’ils seraient Chinois, mais d’abord un problème de l’État chinois, qui se refuse à toute forme de transparence. Et puis c’est aussi une conséquence de l’émergence récente d’une classe moyenne et d’une bourgeoisie chinoise, qui veulent manger des animaux, comme les pangolins, qui ne sont même pas recommandés dans la médecine traditionnelle chinoise. Cela dérive en effet d’une espèce de médecine « new age » apparue avec l’émergence de ces classes sociales à hauts revenus. Mais pourquoi le Parti, tout-puissant dans l’État, ne règle pas le problème de ces trafics ? À mon avis, c’est parce que les gens qui bénéficient de ces trafics sont très proches du parti et participent de cette espèce de capitalisme de copinage qu’est le système chinois aujourd’hui, qui fait semblant d’être communiste mais qui n’a rien à voir avec le communisme. Là on commence à ébaucher un savoir xénologique qui tente de saisir finement les relations entre la société et l’État chinois. Inversement, si on dit « ça c’est les Chinois globalement, c’est la culture chinoise globalement », cela n’a pas beaucoup de sens… Malheureusement, c’est ce genre de discours qui va revenir.
Et inversement, du côté des récits égoïstes, quelle forme de discours peut-on craindre voir émerger ?
Regardez le cas américain ou le cas français. Les dirigeants de ces deux pays ne cessent de brosser leurs peuples dans le sens du poil en insistant sur leur « courage » face à la crise, alors même que ce ne sont pas les pays où le confinement est le mieux respecté… Et puis, je l’ai déjà dit, cette crise va renforcer les discours nationalistes. La « performance » de chaque pays dans la maîtrise du virus donnera forcément lieu à des discours sur le caractère des nations…
Un point commun entre Donald Trump, Narendra Modi et les leaders néonationalistes européens, c’est le recours permanent au mythe de l’âge d’or, qui est un ressort classique du discours politique. Justement, votre pratique de l’histoire était un antidote à ce mythe de l’âge d’or. Comment percevez-vous ce travail de remise en question de ce mythe d’un passé nécessairement glorieux ?
En Inde, on a plusieurs constructions de l’âge d’or, cela dépend à qui on parle. Si on parle aux partis du Congrès, l’âge d’or venait juste avant la conquête britannique. Si on parle au BJP, il faut encore remonter avant l’arrivée des musulmans, vers le XIème ou le XIIème ou, mieux encore, avant même l’essor de l’Islam. Chacun son âge d’or, en somme. Si on regarde les livres scolaires qu’on utilise, chacun s’emploie à faire ces espèces de construction.
La réalité, c’est que la plupart des gens ont du mal à croire à ces choses-là parce que ce n’est pas leur expérience. Si vous disiez à quelqu’un qui appartient à la communauté de ceux que l’on appelait autrefois les Intouchables, que tout allait très bien avant l’arrivée des Britanniques, il va rigoler…
Pensez-vous que ce sens d’une contradiction des âges d’or vous a doté d’une forme de suspicion vis-à-vis de l’utilisation de ce genre de ressorts en histoire ?
Oui, mais aussi parce qu’il m’est apparu très vite que l’idée d’âge d’or était liée à celle de la pureté. Quand finit l’âge d’or ? Lorsque l’on devient impur, que ce soit à cause des Britanniques, des Musulmans, ou d’autres encore. Alors on cherche le moment où on était chez soi et où on était purs. Mais le problème c’est que jamais ce moment n’a existé. Mais les Indiens y reviennent sans cesse, parce qu’ils sont obsédés depuis quelques temps par cette idée qu’ils sont une civilisation — un concept qui me paraît extrêmement problématique parce qu’il sous-entend une idée d’auto-suffisance culturelle, économique et politique qui n’existe pas. Prenez la soi-disant civilisation européenne : à écouter les défenseurs de son existence, l’Europe n’aurait jamais eu de rapport d’échanges avec le reste du monde ; les grandes idées seraient toutes nées sur le continent européen puis exportées dans le monde. Bref, on fait comme si l’Europe avait toujours existé sous une certaine forme. On fait comme s’il était tout à fait clair que les Grecs étaient des Européens depuis le départ alors que Pierre Briant a bien démontré comment, au XVIIIe siècle, on a réinventé Alexandre le Grand en disant que c’était le premier Européen.
Votre biographie de Vasco de Gama s’attache à déconstruire l’un des grands mythes de la construction nationale portugaise, créant un certain remous dans les médias portugais. Pourriez-vous nous faire une liste d’autres figures comme celle-là qui mériteraient d’être déconstruites de la même manière ?
Quand j’étais en train de rédiger la préface de la traduction italienne, qui est sortie en 2016, j’ai fait une petite enquête en regardant les différents pays de l’Europe pour voir qui, dans chaque cas, était considéré comme les grands personnages. C’est intéressant parce que c’est assez varié, à la fois dans les réponses et dans les « types » de personnages qui sont choisis (militaires, chefs d’État, scientifiques). Par exemple, lorsque l’on demande aux Français qui sont les gens les plus importants dans l’histoire française, vous obtenez Charles de Gaulle ou Jeanne d’Arc, mais aussi Louis Pasteur et Marie Curie. J’ai remarqué que les Italiens avaient plutôt tendance à parler de Leonard de Vinci ou de Galilée pendant que les Britanniques sont centrés sur Winston Churchill et sur Isambard Brunel, un ingénieur qui a construit des ponts et des chemins de fer en Angleterre, totalement inconnu dans le reste du monde.
Je pense que même aujourd’hui, alors qu’on a beaucoup écrit sur Churchill et qu’il fut un des hommes politiques les plus critiqués de son vivant, dire quelque chose de critique sur lui risque de provoquer des réactions furieuses. Mais je pense que par contre, le problème avec Vasco de Gama était un peu plus compliqué parce que ce n’était pas seulement un personnage qui était lié à une certaine tendance politique ou à une construction très récente mais c’était une figure fortement ancrée dans un passé discursif. C’était une certaine idée de la gloire du Portugal. Si par exemple j’écrivais une biographie critique de Leonard, je pense que cela n’aurait pas le même genre d’effet : d’abord parce qu’il n’est pas seulement considéré comme un grand héros italien ; et puis parce que cette figure n’est pas investie de la même manière par les Italiens. En ce sens, Vasco de Gama est une figure assez rare. Je pense par exemple que si on critiquait quelqu’un comme Hernán Cortés, cela ne ferait ni chaud ni froid aux Espagnols.
Qu’est-ce qui vous a amené à faire cette biographie critique de Vasco de Gama ? Qu’est-ce qui vous a intéressé dans l’idée de déconstruire un mythe biographique ? Il y avait à la fois un travail d’historien et un travail d’historiographe, il y a une double déconstruction du mythe.
J’avais terminé un livre général sur l’empire portugais en Asie, ce qui faisait que j’étais assez bien préparé pour cet exercice. Le projet m’a d’abord été proposé par un éditeur portugais qui est venu vers moi pour me proposer ce sujet et qui, finalement, n’a pas voulu le prendre. Quand j’ai commencé à me pencher sérieusement sur le sujet, je me suis dit que ce personnage était très curieux parce que l’on répétait sans cesse les mêmes choses sur lui sans aucune maîtrise du contexte portugais, européen et global. Cela m’est apparu comme un défi.
Bien évidemment, j’aurais pu prendre un autre cas ; Colomb par exemple. Mais les enjeux avec Colomb sont autres parce qu’il n’appartient, en quelque sorte, à personne : il est Génois, passé au service de l’Espagne, mais il a aussi passé beaucoup de temps au Portugal. À part peut-être les Italo-Américains, personne n’a fondé son identité collective dans le mythe de Colomb. J’aurais aussi pu travailler sur Magellan. C’est aussi un cas intéressant mais qui compte moins.
Vasco de Gama s’est donc imposé, d’autant plus qu’ayant passé beaucoup de temps au Portugal dans les années 1980 et 1990, j’avais vraiment l’impression que les Portugais avaient besoin d’un petit choc quant à leur passé colonial car j’avais été frappé par la suffisance d’une partie de la population à ce sujet. Dire que je venais d’Inde a pu par exemple m’exposer à des remarques sur le fait que c’était l’un des pays « que nous avions conquis ». Écrire sur Vasco de Gama était un moyen de s’attaquer à ce genre de réflexes. Je crois que ce n’était pas inutile, ce qu’a confirmé la violence de la réaction.
Pensez-vous que ce rapport de propriétaire au monde, que l’on retrouve dans cette petite anecdote, peut être vu comme quelque chose que l’on retrouve dans un certain nombre de pays européens ? On peut par exemple penser aux travaux récents de l’historien Robert Gildea sur l’esprit impérial et sur la manière dont les empires coloniaux, après leur effondrement, ont gardé une place importante dans les imaginaires français et britanniques.
Gildea était mon collègue à Oxford, mais je n’ai pas encore lu le livre. Je pense cependant que c’est une question légitime et que c’est intéressant de comparer ces deux cas, du Royaume-Uni d’un côté (parce qu’il ne faut pas oublier que les Écossais ont été aussi très impliqués dans l’empire) et la France de l’autre.
En fin de compte, il me semble que, sur certains points, les Britanniques ont mieux digéré leur passé colonial. Dans le champ universitaire, par exemple, il y a beaucoup plus de débats, beaucoup plus de postes portant sur le colonialisme et l’empire en Grande-Bretagne, alors qu’il y en a vraiment assez peu en France. Ce n’est pas encore considéré comme un sujet de recherche à part entière. Il y a beaucoup plus d’écrits intéressants portant sur l’empire colonial français faits par des non-Français que par des Français. Je me suis toujours demandé pourquoi l’École des Annales, qui est pourtant une école de grand renom et connue dans le monde entier, n’a jamais pris ce sujet sérieusement. J’y vois deux raisons. D’une part, les historiens de l’École des Annales ont toujours préféré l’époque médiévale et moderne, et beaucoup moins l’époque contemporaine. Mais je pense aussi qu’il y avait une sorte de gêne par rapport au projet impérial français. Seul Lucien Febvre a voulu essayer un peu d’aborder cette question, et c’était toute à la fin de sa vie, dans Nous sommes tous des sang-mêlés, écrit avec François Crouzet.
Vous avez pu dire que l’histoire n’était pas une science appliquée et que l’historien n’avait pas a priori vocation à conseiller le politique, contrairement au sociologue ou à l’économiste. Est-ce à dire que les pratiques de l’historien sont plutôt là pour agir en opposition ou en tout cas pour interroger en permanence l’action politique ? Est-ce comme cela que l’on peut comprendre le rôle de l’historien ?
Oui, je pense que l’historien, en fin de compte, a un positionnement sceptique, même si cette idée n’est pas partagée par toute la profession. Par exemple, David Armitage a publié, il n’y a pas si longtemps que ça, The History Manifesto, où il dit, en somme, que les historiens devraient eux aussi s’exercer à conseiller ceux qui nous gouvernent. Il proposait notamment de créer des think-tanks d’historiens pour proposer un autre avis sur les grandes questions contemporaines. J’avoue avoir été un peu choqué par cette prise de position, d’autant ce que cela n’a rien à voir avec sa propre pratique de l’histoire. David Armitage est un spécialiste de la pensée politique à l’époque moderne. Et je crois que cela n’a pas beaucoup de sens pour quelqu’un qui est spécialiste de la pensée politique d’une époque donnée de se mettre, du jour au lendemain, à conseiller des hommes politiques contemporains.
Je crois que c’est une tentation plus courante sur la côte est des États-Unis, où l’on est trop proches de Washington et du pouvoir, ce qui fait que l’on y pense sans cesse. En France et en Inde aussi il y a des gens comme ça, c’est-à-dire des historiens assoiffés de pouvoir, qui envoient des exemplaires de leurs livres à tous les ministres. Je crois qu’il y a une part d’hybris là-dedans. Cela n’a pas grande chose à voir avec ce que nous faisons.
Comment parvenir à rester sceptique et à trouver l’énergie de contester en permanence ce qui apparaît comme donné au départ ?
Je crois tout d’abord qu’il faut être sceptique envers soi-même avant de commencer avec les autres. Il faut commencer avec l’idée que tout ce que l’on a écrit n’est que provisoire. Il est fort possible que quelqu’un trouve les moyens de démontrer que ce que vous avez dit n’est pas juste ou qu’il y a des problèmes dans votre raisonnement. C’est un peu le principe de ce que Carlo Ginzburg appelle être son propre avocat du diable. C’est comme cela que l’on construit des problèmes historiques. En se disant, voilà, j’ai lu telle ou telle chose, c’est bien, mais il est possible de dire encore autre chose. Et l’on doit savoir exercer ce travail de lecture critique sur notre propre travail.
Je pense que c’est la seule manière de faire, parce que sinon on en arrive à faire une histoire un peu positiviste en pensant qu’on est en train de construire une maison pierre par pierre. J’avais un ami économiste qui aimaient à me dire que les économistes étaient comme des joueurs d’échecs : une fois arrivé l’âge de 35 ans, on n’a plus grand chose à dire de nouveau théoriquement, ce qui marquerait le moment de devenir le conseiller du prince. Heureusement, pour nous autres historiens, cela ne marche pas ainsi.
Je reviens sur la matière de l’historien. Y a-t-il un type de source sur lequel vous aimez particulièrement travailler ?
Je fais des choses assez diverses. J’ai fait un peu de récits, d’analyse textuelle, pas mal d’archives, un peu d’archives diplomatiques ou de type plus économique, un peu d’analyse d’image. La chose que je n’ai pas vraiment faite et je ne sais pas si j’ai encore la possibilité, c’est plutôt quelque chose du genre culture matérielle et qui ait plus à voir avec l’archéologie. Mais pour cela il faut le temps de participer aux fouilles. Ce ne serait pas inintéressant, d’autant que c’est un aspect assez peu développé en Inde ou dans l’Océan indien.
Et dans les types de sources que vous avez explorés, est-ce qu’il y en a un que vous avez eu un plaisir particulier à travailler ?
Deux choses me viennent à l’esprit : un certain type d’images et un certain type de document, même fragmentaire, à cheval entre les cultures. Par exemple, je viens de publier un article avec un de mes collègues sur les premières lettres écrites en arabe en Afrique de l’Est, sur la côte swahilie. Ce sont des lettres que nous avons découvertes dans les archives à Lisbonne. Nous avons traduit et présenté ces lettres. Elles viennent du tout début du XVIe siècle, vers 1500-1520. La chose qui est intéressante, c’est que quelques-unes sont écrites dans un arabe qui est assez approximatif. Ce n’est pas du tout littéraire. Mon collègue qui est arabisant s’arrachait parfois les cheveux parce que la langue — notamment la syntaxe — était tellement mauvaise que parfois il n’arrivait pas à comprendre le sens. Comprendre ce qui est en jeu dans ce document est un défi. C’est le contraire du plaisir que l’on trouve à lire un grand texte écrit par un écrivain consacré. C’est ce que je disais parfois à mes amis et collègues historiens de l’art. Il y a longtemps eu une tendance en histoire de l’art à ne considérer que les peintres importants. De mon point de vue d’historien, il me paraissait souvent plus intéressant de considérer aussi, et peut-être en priorité, des œuvres apparemment moins importantes esthétiquement. Par exemple, aux Pays-Bas au 17ème siècle, pour chaque Rembrandt et chaque Vermeer, il y a des milliers de peintres mineurs qui ont produit des choses qui ne seront jamais dans les grands musées mais très intéressantes néanmoins pour un historien. Peut-être pas pour un historien de l’art.
En histoire littéraire, Franco Moretti, dans « Graphs, Maps, Trees » a dénoncé le biais de l’histoire littéraire qui considère moins d’un pourcent des œuvres publiées qui sont étudiées par les historiens littéraires. Il propose justement des pistes en bibliométrie pour mieux prendre en compte la norme et même pour mieux analyser la manière dont ensuite on constitue la singularité de certaines œuvres par rapport à des normes. N’est-ce pas dans ce rapport à la quantité, à la norme, que se trouve la délimitation ou la zone de contact entre les historiens et les autres disciplines que sont la littérature ou l’histoire de l’art ?
Je ne crois pas trop à la bibliométrie. Vous savez qu’un peu dans le sens de Franco Moretti, il y a eu ce livre assez discutable, écrit par la regrettée Pascale Casanova sur la république globale des lettres. Elle avait une approche bourdieusienne qui, dans son cas, finit par aboutir à une forme de théorie du complot. Comme si Kafka n’était pas un écrivain plus important ou plus intéressant que l’écrivain lambda mais simplement qu’il avait su profiter d’un effet de marché. Je ne suis pas d’accord sur ça, car à ce moment-là comment expliquer Hafez ou Mevlana Rum ?
Je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il y avait 45 types qui étaient aussi intéressants que Proust, mais qu’il aurait été le seul à savoir contrôler le marché. Je veux dire néanmoins que pour quelqu’un qui fait de l’histoire sociale de la France et qui travaille sur des sources littéraires, ne vaut-il pas mieux travailler sur des romanciers de deuxième ou de troisième degré ? C’est une manière de se libérer de questions esthétiques parfois étouffantes.
Avez-vous un rapport différencié aux nombreuses langues que vous parlez et lisez ?
Bien évidemment, j’ai un rapport très différent à chaque langue. Il y a des langues que je parle couramment, pour une raison ou une autre, parce que c’est ma langue maternelle, ou la langue de mon enfance, ou parce que j’ai vécu très longtemps dans un pays ou un autre. Si vous prenez le français, j’ai vécu en France ce qui fait que j’entretiens un rapport quotidien avec cette langue. Par contre, si je prends l’allemand, je peux le lire, mais jamais je n’ai passé suffisamment de temps dans ce monde. C’est la même chose dans le cas du néerlandais que je n’ai pas eu l’occasion de parler avant l’an dernier où, pour des raisons personnelles, j’étais aux Pays-Bas avec ma sœur. En me retrouvant en immersion, je me suis rendu compte que j’entendais mieux la langue que je ne le pensais.
Je pense tout de même que lorsqu’on ne parle pas une langue — parce qu’on ne fait que la lire —, on a peut-être moins de chances d’avoir un rapport affectif avec la langue. Je crois que Nabokov avait des théories un peu différentes là-dessus, mais il me semble qu’une langue avec laquelle on entretient un rapport strictement écrit est plus lointaine.
Et puis, il y a des langues que je n’utilise que dans un cadre relativement ancien, et qui sont très différentes de ces langues telles qu’elles sont parlées aujourd’hui… Quand je lis le persan, je ne lis que le persan des XVIe-XVIIIe siècles. Jamais il ne me viendrait à l’esprit de lire un roman publié avant-hier. C’est encore une relation différente.
Je pense que ce sont comme les relations que vous entretenez avec des membres de votre famille : les frères et les sœurs ne sont pas des cousins et ainsi de suite…
Comptez-vous en apprendre d’autres qui dessineraient de nouvelles pistes dans votre travail ?
Pour l’instant, je n’en ai pas le projet, notamment parce qu’il faut dégager un peu de temps pour apprendre une langue. Ceci dit, si je réussissais à me libérer ce temps, j’aimerais bien apprendre le japonais.
Dans L’empire portugais d’Asie, vous expliquez que l’une des raisons de l’hégémonie portugaise est attribuable à la maîtrise des détroits et des points de connexion entre les mers et océans qui dériverait de la capacité des Portugais à transformer des connaissances empiriques des mers en une approche plus stratégique. Est-ce que cette articulation entre savoirs pratiques et pensée stratégique est pour vous une des conditions de la construction impériale ?
Malheureusement je n’ai pas pu donner mes cours au Collège cette année parce que c’était l’une des questions que je voulais aborder. Si aux époques plus anciennes, on a pu trouver des formes de thalassocratie ou de grands réseaux commerciaux maritimes, avec les Phéniciens par exemple, la réalité est que l’une des particularités de l’époque moderne sont ces empires maritimes. Auparavant, la plupart des empires qui existaient étaient des empires contigus et terrestres.
À partir du XVe siècle, on commence à voir coexister deux types d’empires, dont les rapports sont parfois un peu flous. Mais il y a ces deux types idéaux, ce qu’Armitage avait autrefois appelé l’éléphant et la baleine. Les empires maritimes, dont les Portugais furent les plus importants promoteurs —, même s’ils ont appris des choses des Italiens, notamment des Génois qui, après la peste noire, avaient quand même une espèce de petit empire maritime à l’intérieur de la Méditerranée. Puis ce sont les Portugais qui ont fait cela à une très grande échelle et puis les autres, c’est-à-dire les Britanniques, les Néerlandais, et même jusqu’à un certain point les Français, sont venus ensuite et, à mon avis, ils ont imité et modifié ce qu’ont fait les Portugais.Ils ont développé des spécificités et des aspects originaux. Ce sont les Portugais qui ont inventé un certain type de système esclavagiste atlantique. C’est leur affaire au XVème siècle avant que ça devienne l’affaire des autres. Mais ils ont aussi inventé cette conception maritime de l’espace et de la souveraineté. C’est d’autant plus curieux parce que d’autres peuples ont construit des argumentaires théoriques, aux XVIème et XVIIème siècles, contre cette forme de domination, par exemple en droit musulman. Pour eux, la mer n’appartenait à personne, ce qui voulait dire qu’il était incorrect éthiquement de construire un empire basé sur le contrôle de la mer, parce que celle-ci était un bien commun. Ce n’était certainement pas le point de vue des Portugais, qui voyaient le contrôle de la mer comme quelque chose de parfaitement concevable, et même souhaitable. Il y a aussi eu, bien sûr, une vraie controverse entre théologiens portugais et juristes néerlandais, notamment Grotius, pour savoir s’il fallait choisir un système de mare liberum ou de mare clausum. Mais en réalité, les Néerlandais, très cyniquement, ont utilisé l’argument de la mare liberum quand ils étaient en situation de faiblesse et dès qu’ils furent en situation de force ils reprirent les arguments auparavant développés par les Portugais pour justifier leur domination de l’espace maritime.
Quand vous avez commencé à travailler sur l’empire portugais, aviez-vous déjà en tête que cet empire portugais était une sorte de matrice pour les thalassocraties européennes qui ont suivi ou est-ce que c’est quelque chose qui est apparu progressivement en travaillant le sujet ?
C’est venu parce que j’ai eu un accrochage, dans les années 1990, avec quelqu’un que j’admirais beaucoup et que j’admire toujours beaucoup — il est décédé en 2013 hélas —, l’historien danois Niels Steensgaard. Il a écrit un livre qui n’a jamais été traduit en français dans les années 1970, dans lequel il avait voulu faire une distinction très nette entre les Portugais d’un côté et les Anglais et les Néerlandais de l’autre ; c’était un argument wébérien. Les gens du Sud, catholiques, avait une mentalité médiévale ; les autres, protestants, poussaient vers la modernité. C’est la thèse L’éthique protestante mais à l’échelle européenne, plutôt qu’à l’échelle allemande. Progressivement j’ai voulu critiquer son approche. On a eu quelques échanges. Il a écrit des comptes-rendus de mes livres, auxquels j’ai répondu. Et, finalement, je suis arrivé à cette idée que j’ai développée dans un article écrit avec mon collègue Anthony Pagden sur les racines ibériques de l’empire britannique. Je crois que cela n’a pas trop plu aux historiens de l’empire britannique.
Il est devenu presque banal aujourd’hui de dire qu’on assisterait aux prémices d’un affrontement inévitable entre deux empires, la Chine et les États-Unis, dont l’un serait ascendant et l’autre déclinant. Comment réagir à ce lieu commun historico-géopolitique ?
Paul Kennedy a écrit ce livre sur le « rise and decline of great powers ». C’est une théorie cyclique qui dérive des relations internationales selon laquelle il y a toujours eu une espèce de pouvoir hégémonique autour desquels les autres s’arrangent. Mais je pense aussi que l’histoire ne se répète jamais et que d’ici 20 ou 30 ans, l’Inde ou la Russie n’auront pas simplement disparu. Dans le cas de l’Union européenne, c’est plus difficile à dire. Mais on ne va pas se trouver dans une espèce de nouvelle guerre froide où il y aurait deux pôles autour desquels les autres s’arrangeraient. Cela risque d’être un monde beaucoup plus compliqué que cela, d’autant plus qu’il y a une donnée nouvelle que les spécialistes de périodes plus anciennes ont tendance à oublier : un monde dans lequel les puissances sont dotées d’armes nucléaires est incomparable avec les époques précédentes. Cela signifie que la Russie, si diminuée soit-elle économiquement, pèse très lourd géopolitiquement.
Pour moi, il est impossible de simplement nommer ou de hiérarchiser les quatre ou cinq premières puissances mondiales. On est obligé de considérer l’équilibre des pouvoirs depuis des points de vue nécessairement relatifs. Par exemple, je pense que les Chinois n’auraient jamais ni le projet ni la possibilité de faire avec le chinois, langue de culture, ce que l’on a fait avec l’anglais. Leur langue n’est pas vraiment un produit d’exportation comme elle était à l’époque médiévale en Corée, au Vietnam, ou au Japon. Cela signifie que chaque mesure — l’influence culturelle, la puissance économique ou linguistique, le prestige diplomatique — nous fait aboutir à un nouveau classement. Voilà pourquoi je ne vois pas cela comme un jeu à somme nulle entre la Chine et les États-Unis. C’est beaucoup plus compliqué.
Dans Comment être un étranger, vous proposiez une variation sur l’identité mouvante de l’étranger dans le monde moderne à partir de trois figures. Quelles leçons pourrait-on tirer pour l’époque contemporaine ? À quoi ressemblerait cette variation si vous la faisiez et quels exemples, quelles villes ou quels pays choisiriez-vous ?
Une des choses sur lesquelles on m’a critiqué, c’est qu’il n’y avait pas de femmes dans les exemples que j’ai développés. À vrai dire c’est un peu le problème de l’époque moderne. Il est beaucoup plus difficile de trouver des femmes itinérantes, même s’il existe quelques exemples. Linda Colley avait trouvé un cas au XVIIIème siècle d’une femme, Elizabeth Marsh, qui a été captive dans différents endroits dans l’empire britannique.
Mais il est certain que si on revenait vers une époque plus récente, les sources étant beaucoup plus variées et vastes, on aurait pu avoir aussi beaucoup plus de variations dans les types mêmes de personnages, et notamment du point de vue du genre.
Je pourrais m’emparer de cette question comme un anthropologue et non comme un historien. J’en avais parlé dans la préface d’un autre livre, L’éléphant, le canon et le pinceau, où j’évoquais un homme que j’avais côtoyé quand j’habitais à Paris. C’était un Pakistanais qui habitait mon quartier, vers les Gobelins. Il travaillait pour un Turc qui vendait des döner kebabs. Il avait des difficultés pour parler avec le Turc et, quand je venais, le Turc me parlait en français, moi je parlais en Urdu et on arrivait plus ou moins à se débrouiller. Et donc en causant comme cela il me racontait un peu sa vie.
C’était un paysan pakistanais qui venait d’un petit village du Punjab. Il avait décidé d’aller en Occident, et il a été arnaqué. Quelqu’un l’a amené en avion jusqu’au Moyen-Orient puis il s’est caché dans un bateau container, il est arrivé en Italie et puis de l’Italie il est venu en France mais, comme tout le monde, il voulait toujours aller vers le nord, les pays scandinaves ou l’Angleterre. Il semble que pour les migrants, ces pays soient le paradis. Dieu sait pourquoi, parce qu’il y fait froid quand même. Il est très difficile d’accéder au parcours de vie d’un personnage comme cela si l’on travaille sur le XVIème ou le XVIIème siècle. Ce n’est pas comme si ces cas n’existaient pas. Dans le cas de la traite, on est arrivés à suivre quelques parcours. Mais les sources manquent.
Qu’est-ce qui vous séduit et vous retient dans l’époque moderne ?
Si j’avais la possibilité ou l’envie de sortir, ce serait plutôt vers l’histoire médiévale que vers l’histoire contemporaine. D’abord parce que la dimension philologique de l’histoire est beaucoup moins importante en histoire contemporaine qu’en histoire médiévale ou moderne. Le travail de déchiffrement d’archives est aussi beaucoup moins important. Ce sont deux aspects techniques du travail de l’historien qui me sont très chers. Mais le problème de l’époque médiévale, c’est qu’il y a des défis techniques importants. Je sais qu’il existe des pseudo-médiévistes qui ne sont pas capables de travailler avec les manuscrits et qui arrivent quand même à écrire des livres sur l’histoire médiévale basés sur les sources qui ont déjà été publiées ou sur des travaux de seconde main. Mais pour moi les grands médiévistes, comme Jacques Dalarun, Jean-Claude Schmitt ou Alain Boureau, savent vraiment travailler toutes les sources.
Voilà pourquoi je choisirais l’histoire médiévale. Malheureusement, cela reste très hypothétique car je pense qu’il me faudrait une autre vie pour devenir médiéviste.