À l’heure où la crise du coronavirus interrompt les chaînes de valeur mondiales, la métaphore de l’économie de guerre est omniprésente – non sans raisons, malgré ses défauts. En effet, la crise suscite l’intervention ciblée des États et dans ce contexte, on peut difficilement s’accomoder des ajustements erratiques entre l’offre et la demande tels qu’ils se produisent dans les périodes économiques « normales ». L’État échoue parfois, et cela peut susciter la critique des libertariens. Il reste néanmoins probable que le crédit de l’État, dans son rôle d’administration des choses, en sorte renforcé.
Pour comprendre cette situation, il peut être utile de se tourner vers le philosophe et économiste Otto Neurath, à la fois l’un des fondateurs du cercle de Vienne et une figure socialiste originale. En effet, il est l’un des premiers à conceptualiser l’économie de guerre dans une série d’articles, avant même la Grande guerre, et à chercher à en tirer toutes les conséquences.
« Voici notre principal résultat. La guerre force une nation à prêter plus d’attention à la quantité de biens à sa disposition, et moins aux quantités d’argent disponibles. En période de guerre, il devient évident, bien plus qu’en temps de paix, que la supériorité se joue dans l’armement, dans l’alimentation, dans le transport (même si la supériorité financière peut parfois compenser la défaite militaire). Il devient plus clair que la monnaie n’est qu’un outil pour se procurer des biens. D’ordinaire, l’État s’approprie cet outil avec plus d’énergie en période d’urgence, et l’utilise pour satisfaire à ses besoins. Si la monnaie se montre inutile, l’État n’hésite pas à opérer des changements dans l’ordre économique. Si la capacité productive est intacte mais que les arrangements monétaires ne le sont pas, une dernière possibilité demeure – l’économie en nature. » 1
Neurath a écrit ces mots en 1909, près de quatre ans avant le début de la Première Guerre mondiale. Ils constituent la conclusion d’une série d’articles de recherche sur la planification en temps de guerre et l’économie en nature. Il avait alors terminé sa thèse sur les « économies en nature » du passé, sous la direction d’Eduard Meyer et de Gustav Schmoller, doyens de l’École historique allemande.
Le retour de la valeur d’usage
En 1918, alors que la révolution se répand dans l’Ancien Monde, il fait autorité en la matière. Sa recherche de « l’équivalent économique de la guerre », pour paraphraser William James, était désormais fameuse. Selon lui, « le meilleur succès peut donc être obtenu en luttant non pas directement contre la guerre, mais plutôt contre certaines déficiences de notre ordre économique qui ont pour effet de réduire l’horreur de la guerre et d’en augmenter les avantages ». Son constat est le suivant :
« Dans notre économie, en temps de paix, toutes les énergies ne sont pas pleinement utilisées. Au contraire, la guerre le permet parfois. La raison est qu’en temps de guerre, la productivité prime sur la rentabilité, ou bien que l’organisation de la circulation est libérée des restrictions qui sont habituelles par ailleurs. Il faut aussi relever que le surplus relatif de population [les chômeurs] créé par notre ordre économique est entièrement absorbé. »
Le point de vue de Neurath sur les économies de guerre était aussi simple que brutal : elles ont suspendu le fonctionnement normal du marché et « mis la valeur d’échange en vacances », comme l’a récemment dit William Davies. Elles ont forcé l’État à s’impliquer dans l’économie. Après tout, la société capitaliste évoluait dans cette direction « sociale ». Avant la guerre, les conservateurs britanniques avaient déjà commencé à s’inquiéter de la pénurie industrielle pour la simple raison que la société britannique ne créait pas assez d’hommes valides pour faire la guerre. L’industrie avait déjà « militarisé » la classe ouvrière, comme l’avait prédit Marx dans les années 1860 ; désormais cette militarisation se répandait lentement dans la société.
Ce processus est allé de pair avec une série de changements importants dans les structures de la concurrence capitaliste. Comme unités de base du marché capitaliste, les entrepreneurs héroïques se trouvaient remplacés par les cartels et les trusts dirigés par des services de planification et des bureaucrates plutôt que par des hommes d’affaires qui prenaient des risques. C’est la base du « débat sur la socialisation » qui a agité les marxistes de la Seconde Internationale avant la Première Guerre mondiale, sous l’impulsion de penseurs tels que Rudolf Hilferding et Charles Steinmetz, qui voyaient tous dans le nouveau capitalisme d’entreprise un héritage individualiste en voie d’effacement.
De nombreux auteurs socialistes espéraient que la socialisation imminente du capital par la grande entreprise faciliteraient la prise de contrôle révolutionnaire. Dans son livre L’Amérique et la nouvelle société de 1916, par exemple, Steinmetz affirmait que l’essor de l’entreprise géante ne représentait rien de moins que « la réorganisation rationnelle et la centralisation des moyens de production, et donc un prélude nécessaire au socialisme » ; « amenée à son apogée », disait-il, l’économie d’entreprise allait rapidement « basculer », et une révolution mondiale s’ensuivrait. Pour Neurath, l’économie de guerre représentait une autre modalité de cette socialisation immanente du capitalisme ; avant la guerre déjà, les monopoles avaient rendu nécessaire une intervention croissante de l’État ; le père de Neurath parlait d’un « pan-cartelisme », dans lequel les économies étaient dirigées par un petit nombre d’entreprises dominantes.
Le socialisme en pratique
La conflagration de 1914-1918 ne fait que renforcer l’hypothèse de Neurath. Les États ont créé des départements de planification et ont réduit leurs économies à leur squelette essentiel. La « production pour la valeur d’usage » redevient une nécessité, les fusils, les bateaux et les canons faisant tous partie de l’effort de guerre – si horrible que soit cette nécessité.
Neurath a pris bonne note de ces développements. Il a servi au front pendant la guerre et a ensuite été transféré dans la bureaucratie de guerre impériale. Il y suit de près les « questions d’organisation » qui accompagnent la guerre, le germe de « l’économie de transition » sur laquelle il a fait sa thèse. Après sa nomination au ministère autrichien de la Guerre, Neurath est invité par la nouvelle République soviétique de Munich, issue de la révolution spartakiste allemande, à élaborer un plan de « socialisation » (Vergesellschaftlichung) qui placerait la capacité de production de la région sous contrôle public. C’est à cette époque qu’il publie le recueil de ses articles sur l’économie de guerre, dont le socialisme serait l’aboutissement.
Mais l’expérience ne devait pas durer. Les corps francs envahissent la ville au bout d’un mois et donnent à l’Allemagne les premiers avant-goûts de terreur nazie. La réputation universitaire de Neurath en souffre également. Ainsi Max Weber affirme que « l’œuvre de Neurath en histoire économique de l’Antiquité a toujours été tenue en haute estime », mais considère son aventure bavaroise comme « une folie d’amateur, objectivement irresponsable, qui pourrait discréditer le ‘socialisme’ pendant cent ans, déchirant dans l’abîme d’une réaction stupide tout ce qui aurait effectivement pu être créé maintenant ».
Neurath décide de tenter sa chance ailleurs. Dans les années 1920, il s’enfuit en Autriche et s’installe dans les quartiers administratifs de la Vienne rouge 2. Il devient un membre éminent du Cercle de Vienne, représentant une variante du positivisme de gauche qui s’éloignera de l’orthodoxie de Carnap. L’ensemble était un vestige de ce que la social-démocratie avait représenté ; tout n’était pas perdu du débat sur la socialisation.
La critique néolibérale et la critique libertaire
Neurath se fait aussi des ennemis pendant son mandat d’administrateur de la Vienne rouge. C’est la ville de Hayek, qui dans les années 1920 se lance dans sa polémique contre la vision positiviste de la science, rigide et totalisante, capable d’une intégration complète. Lui qui voyait l’économie comme une boîte noire qui ne devait jamais être ouverte, est horrifié par l’ode de Neurath à la lisibilité universelle, qu’on retrouve dans son fameux isotype et sa reprise de l’Encyclopédie de Diderot. Pour Hayek, les économies ne pouvaient pas être cartographiées ou rendues lisibles ; il s’agissait plutôt d’ordres supra-humains qui n’étaient pas soumis à une action humaine collective et qui ne se prêtaient pas à une capture épistémique. L’« économie sublime » de Hayek – comme l’appelle Quinn Slobodian – était donc une économie anti-Neurath, avec ses planifications, ses cartels et ses administrateurs d’entreprises. Il n’est pas exagéré de dire que Neurath est la principale némésis du néolibéralisme primitif ; « toutes les erreurs du socialisme rassemblées en une seule personne », selon Hayek.
Mais Neurath n’eut pas non plus d’amis durables à gauche. À la fin des années 20, il dialogue avec Max Horkheimer et la première école de Francfort. Il écrit des articles dans la Zeitschrift für Sozialforschung et s’efforce de réaliser la même synthèse de la science et de la philosophie « que celle qu’exigeait le matérialisme de Marx », selon les termes de Horkheimer. Mais Horkheimer se retourne plus tard contre Neurath, le transformant en philosophe du désenchantement, un apôtre du rationalisme aride dont la doctrine a ouvert la voie à la « société administrée » (Adorno) de l’après-guerre.
La tendance que Neurath avait vue à l’œuvre dans le capitalisme monopoliste primitif et l’économie de guerre, était pour Adorno et Horkheimer bien réelle, mais elle ne débouchait pas sur le socialisme. C’est le nazisme qui allait restructurer le capital allemand et relancer la planification de la guerre. Au prix de la dignité humaine elle-même.
La nouvelle gauche et la nouvelle droite, Horkheimer et Hayek, se sont ainsi dirigées vers le même scepticisme à l’égard du « capitalisme organisé » que Neurath avait préfiguré dans les années 1930, dans lequel les cartels et les trusts rendaient possibles de nouveaux accords corporatistes avec le travail organisé. Le « capitalisme organisé » était organisé, mais toujours pas libre. L’histoire avait donc rattrapé Neurath, semble-t-il, lorsque le philosophe mourut à Oxford en 1945. Dans son agenda, il avait noté un rendez-vous remarquable : un débat avec Hayek, probablement pour discuter de la Route de la servitude (1944). L’occasion n’est jamais venue.
Et maintenant ?
L’histoire a aussi le goût de l’ironie. Après plusieurs décennies d’hégémonie intellectuelle partagée entre la nouvelle droite et la nouvelle gauche, le monde assiste aujourd’hui à une reconfiguration sensible de la capacité des États et, en conséquence, à une série de réalignements politiques. Lentement, les États désapprennent trente ans de théorie du nudge et remettent leur administration en état de marche. La production pour la valeur d’usage de Neurath pourrait redevenir une réalité vivante ; la Wallonie, en Belgique, a mis en place de nouvelles usines de ventilateurs tandis que l’Allemagne prévoit de raccourcir certaines de ses chaînes d’approvisionnement. Une fois que ces interventions se stabiliseront, il sera difficile de remettre les génies dans la lampe.
Mais le précédent de Neurath peut également s’avérer trompeur. Avec d’autres de la Deuxième Internationale, il a vu dans l’économie de guerre de 1914-1918 la preuve par l’exemple des théories selon lesquelles l’État pouvait planifier la production de valeur d’usage. Mais Neurath et sa génération ont opéré en marge d’un mouvement socialiste de masse, organisé en partis, conseils et syndicats, aspirant à compléter la socialisation d’un capitalisme qui se socialisait déjà lui-même. On peut difficilement en dire autant aujourd’hui.
Sources
- Otto Neurath, « War economy », in Economic writings selections 1904-1945, éd. Uebel et Cohen, New York, Kluwer, 2005, p. 193. Le recueil publié par Neurath lui-même en 1919 a un titre évocateur : Durch die Kriegswirtschaft zu Naturalwirtschaft [De l’économie de guerre à l’économie en nature].
- La municipalité est gouvernée par les sociaux-démocrates de 1918 à 1934.