Bruxelles. 45 Minutes. C’est le temps qu’aura duré la deuxième session de l’Eurogroupe qui a permis d’atteindre un compromis. Pour parvenir à ce résultat, il aura néanmoins fallu plus de 16 heures de négociations apparemment sans issue l’avant-veille et des heures de tractations multilatérales jusqu’à la reprise des discussions officielles du jeudi 9 avril.
Mercredi, l’heure était grave et les perspectives de réussite de l’Eurogroupe semblaient hors de portée. Bruno Le Maire, le Ministre français de l’Économie et des Finances, soulignait alors l’importance de l’enjeu avec gravité : « notre responsabilité collective désormais, c’est d’aboutir à un accord dans les vingt-quatre heures. Un échec est impensable. »1 Même s’il est très imparfait, l’accord in extremis du 9 avril envoie donc un signal positif pour envisager une action commune en complément de l’action de la Banque centrale européenne (BCE), des mesures économiques nationales et des actions de la Commission relatives aux règles budgétaires et à la réallocation des fonds européens. Il s’articule autour de quatre piliers constitutifs d’une approche d’ensemble face à l’inévitable récession qui se profile à la suite de la crise sanitaire du Covid-19.
Afin de contribuer au financement des mesures de chômage partiel des pays européens, la Commission avait proposé le déploiement d’un instrument de soutien temporaire à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence (SURE) selon les modalités prévues par l’article 122 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Spécifiquement dédiée aux mesures de lutte contre le chômage, cette assistance financière, garantie à hauteur de 25 milliards d’euros par les États membres et pouvant atteindre jusqu’à 100 milliards d’euros, viendra en complément des dispositifs nationaux sous la forme d’un prêt de l’UE, à des conditions favorables, auprès des pays qui en auront besoin. Deuxième volet de l’accord, la Banque européenne d’investissement pourra créer un fonds de garantie de 25 milliards d’euros qui pourrait soutenir jusqu’à 200 milliards d’euros destinés aux entreprises européennes pour faire face aux retombées économiques de la crise. Ces fonds devront être orientés en priorité vers les PME.
Pierre d’achoppement majeure des discussions, le communiqué final ménage la chèvre et le chou sur le Mécanisme européen de stabilité (MES) en réduisant la question à un facteur symbolique. Afin de contourner les positions inconciliables de l’Italie et des Pays-Bas, il a été décidé qu’une ligne de crédit assortie de conditions renforcées (ECCL) pourra être débloquée dans le cadre de dépenses spécifiquement dédiées à soutenir les financements nationaux des coûts directs et indirects liés aux soins de santé, à hauteur maximale de 2 % du PIB de l’État membre qui y aura recours.2 En réduisant les conditionnalités d’octroi à ces critères, l’Eurogroupe a ainsi rendu très improbable le recours effectif à ce dispositif tant les sommes mobilisables et la destination des dépenses sont restreintes. Ce faisant, la possibilité de sollicitation du MES est théoriquement actée, notamment afin d’envoyer un signal de plus aux marchés, mais il est tacitement convenu que personne n’en fera usage.
Enfin, la dernière et plus importante partie de cet accord demeure très indéterminée. En effet, les ministres des Finances ont appelé à la création d’un fonds de relance « temporaire, ciblé et proportionné aux coûts extraordinaires de la crise actuelle ». Financé « par le biais du budget de l’UE », ce fonds doit aider à répartir les coûts dans le temps grâce à « des sources de financement et des instruments financiers innovants ». Sans la nommer directement, c’est bien dans ce dispositif qu’a été repoussée la brûlante question d’un plan massif de relance économique commun et de ses modalités de financement, à savoir par une émission de dette commune à la zone euro (eurobonds).
En reconnaissant la nécessité de se doter d’un tel fonds, l’Eurogroupe admet notamment que les mesures décidées jusqu’ici ne seront pas suffisantes pour faire efficacement face aux conséquences économiques du coronavirus à long terme. La formulation ambiguë du communiqué de presse soulève notamment plusieurs questions techniques, comme celle du lien avec le budget européen. En l’absence de nouvelles ressources propres ou du déploiement d’un instrument de cofinancement spécifique, il est en effet difficile d’envisager la mise en place d’une réponse « proportionnée aux coûts extraordinaires de la crise actuelle » dans le cadre strict du budget général. A ce stade, les négociations du cadre financier pluriannuel faisant elles-mêmes l’objet d’importants blocages et d’une prise de retard préoccupante, la perspective d’une planification adéquate pour les sept prochaines années semble plus incertaine que jamais.
Éminemment politique, la question du fonds de relance ne pouvait toutefois pas être tranchée par l’Eurogroupe et il revient aux dirigeants européens d’y répondre. L’ambiguïté de ces formulations a le mérite de laisser le champ ouvert à la décision politique du prochain Conseil européen. « Les dirigeants clairvoyants planifient la paix avant la fin de la guerre » indiquait Mario Centeno, le président de l’Eurogroupe, à l’issue de la réunion et en guise de message avisé aux membres du Conseil. Dans le même esprit, Bruno Le Maire n’a pas manqué de relativiser son satisfecit en précisant : « il n’y a pas de bon compromis sans bonnes ambiguïtés. »
Démonstration de ces ambiguïtés, les réactions politiques et médiatiques au lendemain de l’Eurogroupe ont été très hétérogènes, chacun interprétant le résultat de la veille au travers d’un prisme résolument national ou partisan. Le quotidien néerlandais De Telegraaf titrait ainsi : « les Pays-Bas remportent la bataille européenne » alors que la Repubblica reprenait les termes du Ministre italien des Finances : « Eurogroupe, Gualtieri à propos de l’accord : ‘L’Italie gagne’. » Bruno Le Maire se félicitait, lui, d’une « vraie victoire française » auprès de l’AFP. La veille, il était toutefois particulièrement soucieux de démontrer que le moteur franco-allemand n’est pas à l’arrêt, en soulignant l’alignement total de sa position avec celle de son « collègue et ami Olaf Scholz. »3
Enfin, alors que Wopke Hoekstra, le ministre des Finances néerlandais, insistait sur la détermination inébranlable de son gouvernement à rejeter les eurobonds, Roberto Gualtieri considérait que la formulation de l’accord indique que les corona bonds sont toujours d’actualité.4 Passé l’éphémère acte d’unité5, le naturel d’une interprétation nationale et en termes de jeu à somme nulle du théâtre européen a ainsi rapidement repris ses droits…
Déjouant les pronostics, cet Eurogroupe a toutefois permis de faire avancer les discussions et de ne pas donner raison aux prophètes de malheurs qui prédisaient une dislocation imminente de l’Union face à ses blocages. Cela étant dit, il ne s’agit ici que d’une étape technique avant un Conseil européen, le 23 avril prochain, lors duquel les dirigeants européens auront la responsabilité politique de prendre position sur les éléments les plus sensibles. L’Eurogroupe a donc fait son travail mais la route est encore longue sur le chemin de la solidarité européenne.
Sources
- Elysée, Intervention de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des finances, 8 avril 2020
- 35 milliards par exemple pour l’Italie
- 2114 – Intervention de Bruno Le Maire lors du compte rendu du Conseil des ministres – Mercredi 8 avril 2020
- FLEMING Sam, KHAN Mehreen, Eurozone countries strike emergency deal on coronavirus rescue, Financial Times, 10 avril 2020
- Les ministres ont applaudi l’accord final lors de leur téléconférence