François Moutou, en 2007, vous avez intitulé un de vos livres La Vengeance de la civette masquée, pourrait-on aujourd’hui parler de La vengeance des pangolins ?
François Moutou
C’est évidemment un mot totalement humain et humanisé, qui n’a rien à voir avec le point de vue de la civette ou du pangolin. J’avais écrit ce livre peu de temps après l’épidémie de SRAS, qui avait eu lieu en 2002-2003, à l’occasion de laquelle j’avais participé à un programme européen de recherche avec les Chinois pendant trois ans. L’animal qui avait semblé être la cause de la contamination par les humains est la civette palmiste masquée. Ayant été un lecteur de Pilote dans mon adolescence, je me suis souvenu des Aventures potagères du concombre masqué. Puisque mon livre racontait des histoires de relations humains-animaux à travers des agents pathogènes, j’ai trouvé ce petit jeu de mots. C’était un clin d’œil à mon histoire personnelle avec Pilote et au nom curieux de cette civette.
Dans le cas du nouveau coronavirus, on ne peut pas encore confirmer que le pangolin soit vraiment la source qui ait transmis le virus, lequel viendrait sans doute, à l’origine, des chauves-souris. Mais c’est vrai que les pangolins recouvrent un ensemble de huit espèces — quatre en Afrique et quatre en Asie — qui sont braconnées à grande échelle, essentiellement à destination du marché chinois pour deux raisons : une raison alimentaire et une raison culturelle. Comme souvent avec la consommation d’animaux en Chine, ces deux motifs se confondent. Dans le cas du pangolin, on consomme sa viande mais on réduit aussi ses écailles en poudre pour leurs vertus soi-disant curatives. Cela donne lieu à un trafic d’autant plus éhonté que la Chine a signé toutes les conventions internationales de protection des espèces menacées. Pour vous donner un exemple, on a saisi récemment trente et une tonnes d’écailles, ce qui correspondrait à quarante mille pangolins braconnés (pour un montant estimé de 90 millions de US$).
Quoi qu’il en soit, en mars 2019, les autorités chinoises ont saisi des pangolins asiatiques, que des virologues ont récupérés pour y chercher les virus que l’on pouvait y trouver. Ils ont publié en octobre 2019 tous les virus qu’ils avaient identifiés, parmi lesquels des coronavirus très proches de ceux que l’on a isolés, à partir de décembre 2019, chez les personnes qui avaient traversé ce fameux marché de Wuhan. C’est pour cela que l’on a parlé des pangolins : il y a une concordance virologique entre les virus trouvés chez eux, indépendamment de la crise actuelle, et l’épisode qui a démarré en décembre.
Est-ce suffisant pour établir que c’est l’animal qui a franchi la barrière des espèces ? Peut-être. Mais sur ces marchés, d’autres scénarios sont possibles. On y trouve des piles de caisses, qui contiennent chacune un groupe d’animaux d’espèces différentes ; or, si l’on voulait tester les possibilités de transmission de virus d’une espèce animale à une autre ou d’une espèce animale à l’espèce humaine, on ne s’y prendrait pas autrement ! Pour autant, malgré ces conditions virales dramatiques, nous n’avons connu depuis le début du XXIe siècle que deux échappements de virus : le SRAS en 2002 et le SRAS-2 en 2019. En d’autres termes, la barrière des espèces est rarement franchie, si l’on considère les tonnes d’animaux qui transitent et sont manipulés sur ces marchés.
Ceci étant dit, même si le pangolin n’a pas calculé sa vengeance, la crise actuelle lui profite puisqu’elle a apparemment fait chuter sa consommation.
Frédéric Keck
Dans le cas de la civette masquée, on a plus de preuves de la transmission du SRAS que pour la transmission du SRAS-2 par les pangolins, puisque ceux qui tuaient ce petit mammifère consommé dans la médecine chinoise traditionnelle étaient les premiers porteurs du SRAS. Le plus grand paradoxe dans tout cela, c’est que la consommation de cet animal devait protéger de la fièvre, et que, par une sorte de mimétisme, c’est à cause d’une « civette masquée » que les humains se sont mis à porter massivement des masques.
Au-delà de ce cas très ponctuel du SRAS, il y a un discours scientifiquement très solide dans l’écologie des maladies infectieuses émergentes qui revient à dire que la nature se venge en nous envoyant de nouveaux virus. Celui qui est à l’origine de ce discours est un Américain d’origine française, René Dubos. La phrase que l’on cite toujours est plus exactement « nature strikes back », « la nature contre-attaque ». Autrement dit, nous utilisons contre la nature des armes telles que les vaccins et les antiviraux et pour autant, à chaque fois qu’on invente une arme, la nature en crée une nouvelle. L’émergence d’un virus de chauve-souris est une arme inventée par la nature pour répondre à la déforestation. Dubos, qui était spécialiste des bactéries du sol, soulignait par exemple que les antibiotiques qui terrassaient 90 % des bactéries distribués depuis les années 1950 en faisaient émerger de nouvelles, plus résistantes.
Le titre de Pilote sur les « concombres masqués » me fait penser à un autre exemple qui donne une idée de l’ampleur du problème. On a découvert en 2011 des bactéries résistantes aux antibiotiques, qui ont tué, en Allemagne, 50 personnes qui avaient mangé des steaks de viande bio. On s’est rendu compte que cette bactérie résistante aux antibiotiques était transmise par des graines germées en provenance d’Égypte. Les Allemands avaient d’abord accusé des cultivateurs espagnols d’avoir transmis cette bactérie par des concombres, les obligeant à en détruire plusieurs tonnes. À tort… Cet envoi de virus ou de bactéries par la nature vengeresse ne se fait pas uniquement par le biais des animaux sauvages — et donc plus inquiétants — comme la chauve-souris ou le pangolin, mais aussi par les animaux et les plantes que nous avons domestiqués.
Voyez-vous des limites à ce discours holiste qui consiste à considérer la nature comme un tout organique qui réagirait aux menées d’un agent renégat, l’Homme ? N’est-ce pas une résurgence de la controversée « hypothèse Gaïa » ?
François Moutou
Curieusement, j’ai l’impression qu’en Occident au moins, nous pensions nous affranchir complètement des règles de la nature — il y a un certain orgueil à s’appeler Homo sapiens. Et nous conservons l’image d’un monde vivant classé en espèces. Nous savons que ces dernières évoluent mais notre notion de la diversité demeure extrêmement étanche d’une espèce à l’autre. Je trouve qu’il faudrait un jour remettre en cause cette notion de barrière d’espèces, parce que les barrières sont faites pour être franchies. S’il fallait faire une analogie humaine, je dirais que tous les murs finissent par tomber. Les barrières s’ouvrent forcément un jour ou l’autre. Et nous avons perdu cette notion d’une cohabitation des espèces dans la nature, qui n’est ni bonne ni mauvaise. L’autre problème est que nous raisonnons la nature sur des échelles de temps extrêmement courtes. Qu’il s’agisse des mandats électoraux ou des plans quinquennaux, ces durées n’ont aucun sens dans la nature : la durée de vie d’une bactérie est de quelques heures, celle d’un éléphant est d’une cinquantaine d’années. Mais tout cela cohabite. Pourtant, nous n’approchons le temps qu’à partir de notre division très humaine du temps collectif, et ceux qui nous gouvernent, qui font face aux risques naturels, raisonnent en fonction de temporalités qui n’ont rien à voir avec les rythmes naturels. Cette réaction holiste pourrait être intéressante si elle nous permettait de nous extraire de notre carcan anthropocentré, de voir les choses de façon plus réaliste et de réfléchir en fonction des deux ou trois générations à venir.
Frédéric Keck
L’écologie des maladies infectieuses émergentes est liée à l’idée holiste d’écosystèmes stables dans lesquels les humains introduisent une perturbation ; la déforestation, par exemple, perturbe l’habitat des chauves-souris. Les deux grandes figures de ce domaine particulier de l’écologie sont René Dubos, qui avait une approche très locale de l’écosystème, et Frank Macfarlane Burnet, qui, curieusement, le concevait davantage à échelle nationale.
Dubos représentait les écosystèmes comme des terroirs au sens français, c’est-à-dire un sol riche, divers, qu’il faut cultiver pour éviter son appauvrissement. C’est à cet échelon local que Dubos lançait sa fameuse formule : « penser global, agir local ». Burnet, un Australien, a formé tous ceux qui ont construit Hong Kong comme sentinelle des pandémies de grippe. Il considérait qu’un écosystème devait se préserver des invasions, s’inspirant de l’expérience australienne de l’introduction d’espèces invasives qui ont perturbé l’écosystème jusqu’à le menacer d’extinction. Ces deux conceptions holistes — le terroir riche et l’écosystème fermé — sont remises en question par l’écologie actuelle.
L’idée dominante aujourd’hui, notamment popularisée par Jared Diamond, veut qu’il y ait dans l’histoire de l’humanité une alternance de phases de révolution et de stabilité. Dans ce cadre, la première grande phase révolutionnaire est la Révolution néolithique, qui a produit la domestication et la coévolution entre hommes, animaux domestiques et un certain nombre de microbes. La peste bovine, par exemple, est passée chez l’homme, chez qui elle est devenue la rougeole. En contrepartie, ce processus de sédentarisation et de domestication de la nature nous a apporté de nombreux bienfaits. Nous traversons le même type de révolution depuis les années 1970, avec le développement des élevages industriels, qui se traduit par l’augmentation massive de la « production » d’animaux à des fins de consommation humaine. Cette révolution de l’élevage industriel (livestock revolution) a rendu caduque les mesures mises en place depuis la révolution néolithique pour contrôler ces maladies qui nous viennent des animaux.
Comment comprenez-vous la répétition de ces épidémies d’origine animale ? Devrions-nous radicalement changer notre rapport à l’animal pour endiguer ce genre de phénomène ?
François Moutou
On a souvent tendance à raisonner sur des échelles de temps courtes et en fonction de situations que l’on imagine stables et durables. Or, il y a un paramètre qui change en permanence : la démographie humaine. Le nombre d’êtres humains croît d’un milliard tous les treize ans de façon pour l’instant assez imparable. Ces gens, il leur faut de l’espace, du travail ; ils auront besoin d’échanger, de bouger. Mais surtout, il faut les nourrir. C’est entre autres pour cela que les circuits de production alimentaire se sont industrialisés depuis les années 1950 grâce à un impressionnant progrès technologique. Le problème, c’est que la technique évolue beaucoup plus vite que les humains.
Ainsi, j’ai eu affaire à un vaste élevage de charolais dans la Côte-d’Or, qui était très moderne mais dans lequel s’étaient produits deux épisodes de tuberculose. En cinq ans, l’éleveur avait dû abattre à deux reprises son troupeau de plus de deux cents têtes… Et lors de l’enquête pour chercher à comprendre les raisons de ces épisodes, je me suis rendu compte que la pierre à lécher, sorte de bloc minéral que les animaux, comme son nom l’indique, lèchent, se trouvait par terre, au milieu du champ. Tout autour, le sol était piétiné, par les vaches bien sûr mais aussi par toute la faune locale qui passait par là ; pour ne rien arranger, le sol était couvert de bouse dans un rayon de deux ou trois mètres… Quand j’ai fait remarquer à l’éleveur qu’il fallait accrocher cette pierre — ce qui est normalement prévu — parce qu’elle constituait, en l’état, un risque sanitaire pour ses bêtes, celui-ci m’a répondu qu’il avait toujours procédé ainsi, comme son père et son grand-père avant lui. Dans cette exploitation extrêmement moderne, ce petit détail avait peut-être provoqué une catastrophe. Cela illustre bien le décalage entre tradition et progrès technologique. Je n’ai a priori rien contre les traditions mais la persistance de mauvaises habitudes peut s’avérer catastrophique, surtout en matière alimentaire et alors que nous avons basculé dans ce nouveau paradigme industriel.
Le cas du pangolin est très parlant. Au début du XXe siècle, on comptait à peu près 430 millions de Chinois, dont les conditions de vie n’avaient évidemment rien à voir avec celles d’aujourd’hui. À l’époque, le pangolin était un mets de choix réservé à une petite minorité. Son ingestion n’avait pas d’impact sanitaire. Un siècle de croissance démographique et de développement économique plus tard, ces habitudes traditionnelles peuvent emporter des conséquences sanitaires dramatiques. Pour le dire autrement, manger du pangolin dans des conditions sanitaires déplorables à une époque où des milliards d’êtres humains voyagent en avion chaque année fait courir un bien plus grand risque à l’humanité qu’il y a un siècle.
Frédéric Keck
La croissance démographique est évidemment inquiétante. Lévi-Strauss l’avait compris, qui disait à la fin de sa vie : « je suis né dans un monde d’un milliard et demi d’habitants. Et je le quitte à l’heure où il en compte six. » Mais je crois que la croissance de la population animale domestique est au moins aussi inquiétante. En 1997, au moment des premiers cas de grippe aviaire, on disait qu’on était passé en Chine de 13 millions à 13 milliards de volailles consommées annuellement depuis 1968, année de la dernière grande pandémie de grippe. S’il est bien sûr invérifiable, ce chiffre donne néanmoins un ordre de grandeur d’autant plus impressionnant que, sur la même période, la démographie chinoise s’est stabilisée. La surconsommation de viande, principalement de porc et de volaille, est une conséquence de la croissance économique. En Chine comme en Europe à partir de la fin des années 1970, c’est un signe de richesse que de pouvoir consommer de la viande. Ce qui nous apparaît aujourd’hui comme des pratiques archaïques, comme la consommation de pangolin, est en fait un signe paradoxal de modernité : ce qui était réservé à une petite élite et aux jours de fête est devenu une pratique beaucoup plus ordinaire.
François Moutou
Deux publications récentes ont estimé la biomasse des mammifères sur terre, c’est-à-dire le poids total estimé des mammifères. Aujourd’hui, 95 % de la biomasse des mammifères serait composée d’humains et d’animaux d’élevage — vaches, cochons, chèvres, moutons, chiens et chat, ce qui signifie que, de l’éléphant à la souris, les mammifères sauvages ne pèsent (littéralement) presque plus rien. Et certains veulent éradiquer ces animaux sauvages parce qu’ils seraient porteurs de virus ou de bactéries dangereuses pour l’Homme. Au rythme où nous allons, le problème ne se posera bientôt plus. Mais ne nous leurrons pas : cela ne signifiera pas pour autant que de nouveaux virus cesseront d’apparaître. La majorité des virus et bactéries ne sont pas d’origine animale mais stockés dans les écosystèmes de la planète, sous les glaciers, dans les océans ou dans la toundra, gelés dans le permafrost. Quelles conséquences pour Homo sapiens ?
De ce que vous dites, Homo sapiens devra donc s’habituer à des pandémies. Cela signifie-t-il aussi que le confinement va devenir quelque chose de récurrent ?
François Moutou
Il faut que l’Homme s’habitue à l’idée qu’il n’est pas seul. Nous partageons la planète avec des millions d’espèces que nous maltraitons directement ou dont nous détruisons les écosystèmes ; à force, cela peut finir par nous mettre en danger.
Frédéric Keck
Non, je pense qu’on ne peut pas s’habituer au confinement. Cela ne peut pas devenir une situation commune. Du reste, le confinement ne fait pas partie des plans de préparation aux pandémies. Il faut plutôt s’habituer à ce qu’il y ait des signaux d’alerte qui obligent les gouvernements à réagir très vite lorsqu’un virus apparaît. Les autorités de Wuhan ont perdu trois semaines en cherchant à faire taire les premiers lanceurs d’alerte. Les autorités européennes ont elles aussi perdu trois semaines lorsque les premiers cas non importés sont apparus en Italie. Le confinement est davantage le signal d’un échec dans la préparation aux pandémies qu’une mesure ordinaire de préparation.
Cette crise sanitaire dérive-t-elle de la crise écologique ? Va-t-elle nous obliger à réévaluer ce que recouvre traditionnellement l’écologie dans le débat public ?
François Moutou
Je l’espère. Il me semble que d’innombrables signaux, dans tous les domaines, laissent craindre un effondrement écologique. C’est pour cela que j’ai du mal à parler de crise : j’ai l’impression que le mot ne désigne pas vraiment ce qui est en jeu. Lorsque je travaillais, nous modélisions sans cesse des scénarios possibles de pandémie. Une crise désignait justement ce que nous n’avions pas envisagé. Dans le cas du réchauffement climatique, je ne sais pas si quelqu’un pourrait sérieusement arguer que nous n’avions rien prévu. Cela fait des décennies que des scientifiques nous avertissent d’un risque croissant. Le problème est que l’écologie n’est pas encore à l’ordre du jour. Le rapport de force entre ceux qui ont intérêt à ce que l’on ne remette pas en question notre modèle de développement et les personnalités politiques qui défendent un changement de paradigme est trop déséquilibré. Nicolas Hulot dit ainsi que le gouvernement ne fit absolument rien pour le défendre lorsqu’il devint la cible des lobbys. Et il s’agissait d’un ministre du gouvernement français…
Je crois aussi que l’espèce humaine ne veut pas entendre ce discours. Au fond, l’écologie n’est pas une politique mais un discours fondé sur des arguments scientifiques, qui vise à décrire l’impact de notre espèce sur son milieu et sur les autres espèces, animales ou végétales, qui cohabitent avec elle. La politisation de l’écologie est un piège, comme le montre très bien Patrick Tort dans L’Intelligence des limites. En comparant l’écologie à la théorie de l’évolution, il montre comment cette dernière a pu devenir un domaine scientifique à part entière, alors que les partis politiques dominants se sont employés à idéologiser volontairement l’écologie pour en faire une opinion parmi d’autres et participer à sa décrédibilisation.
Frédéric Keck
Je distinguerais la catastrophe écologique de la crise sanitaire. La catastrophe écologique, c’est le fait que, dans les années 1970, alors même que nous recevions de premières alertes sur ces conséquences de l’âge industriel que sont le réchauffement climatique et la déforestation, les décisions qui s’imposaient n’ont pas été prises et il y a eu une sorte de fuite en avant dont le néolibéralisme est la version idéologique. Il désigne cette dérégulation forcenée dont Reagan et Thatcher sont devenus les noms. La crise sanitaire, c’est plutôt le fait que, dans un État chargé d’un territoire et de sa population, le soin de celle-ci ne peut plus être assuré de manière ordinaire. La crise survient lorsque l’État n’arrive plus à gérer l’extraordinaire. Cela dit, je pense que cette crise sanitaire agit comme un accélérateur de la prise de conscience de la catastrophe écologique. En cela, il peut être vertueux de les lier, car les autres phénomènes qui signalent la catastrophe climatique — étés plus chauds, méga-feux, fonte des glaces — nous paraissent lointains. Nous pensons pouvoir vivre avec. Ils ne font pas assez réagir. Par contre, un virus très contagieux qui vient des chauves-souris et qui nous immobilise pendant deux mois parce qu’il tue 1 % des personnes qu’il infecte est si inédit qu’il est possible qu’il ait une fonction mobilisatrice. Je pense qu’il y aura des effets politiques majeurs.
Vous considérez donc que ces deux mois de confinement pourraient convaincre des centaines de millions de gens de changer leurs comportements ?
Frédéric Keck
Je pense qu’un certain nombre de forces — à commencer par les lobbys — qui s’opposaient à toute évolution vont être moins écoutées, notamment parce que cette crise est autant un crash économique colossal qu’une crise sanitaire. La conjonction des deux a de quoi faire réfléchir. Il est probable qu’on ne dépasse pas, en France, le nombre de morts de la canicule de 2003. La différence majeure entre 2003 et aujourd’hui, c’est que nous sommes actuellement plus de deux milliards d’êtres humains confinés et que nous nous trouvons face à la perspective d’une récession globale. Après cela, il va être compliqué de faire comme si rien ne s’était passé. Ce n’est pas la crise sanitaire stricto sensu qui va changer les choses mais les conséquences générales de celle-ci.
Comment interpréter la décision de certains gouvernements européens de sacrifier une partie de leur population au nom de l’immunité collective ? Lorsque l’on sait que l’immense majorité des décès survient parmi les populations les plus âgées, ne peut-on y voir l’achèvement d’un processus de mise à l’écart des anciens et de leur mort, identifié notamment par Philippe Ariès ?
François Moutou
Il y a eu dans certains pays un calcul assez cynique qui revenait à prendre le risque de sacrifier une frange de la population au nom d’un impératif économique supérieur. Après cette crise, il faudra nous interroger sur la manière dont nous nous sommes organisés autour de la famille nucléaire. Je ne peux pas en juger d’un point de vue culturel, mais d’un point de vue sanitaire, le contact ancien et régulier entre trois ou quatre générations pouvait avoir des conséquences bénéfiques. Pour le coup, on pouvait fabriquer de l’immunité familiale en exposant plus et plus longtemps plusieurs générations.
Frédéric Keck
C’est la nouveauté de ce coronavirus par rapport au SRAS qui, lui, tuait majoritairement les jeunes, ce qui explique peut-être la panique globale qu’il a tout de suite engendrée, alors que de nombreuses voix ont minoré le danger du coronavirus. Est-ce lié au caractère générationnel de ces deux maladies ? Dans le cas européen, je suis très frappé du choix des Suédois, des Néerlandais et des Anglais (jusque récemment) qui revient à dire qu’il faut laisser mourir les anciens. Ce n’est pas seulement un calcul productif qui consiste à laisser disparaître des catégories de la population dont la valeur économique est moindre.
Il y a de cela, bien sûr, mais je pense aussi que l’on peut discerner des racines anthropologiques plus profondes. J’ai été très frappé en lisant ce qu’a écrit Georges Dumézil sur les légendes scandinaves, dans lesquelles on trouve souvent des anciens qui, lorsqu’ils ont atteint un certain âge, s’excluent de la communauté pour aller mourir. Ce retranchement des personnes âgées de la communauté est quelque chose que beaucoup de sociétés ont codifié et que nous avons du mal à nous représenter, alors même que notre organisation sociale nous incite aujourd’hui à éloigner nos anciens dans des institutions dédiées pour les confier à d’autres, avec les risques dont nous prenons maintenant la mesure. Une épidémie de coronavirus dans une maison de retraite, comme c’est déjà arrivé en Italie, a des conséquences dramatiques.
L’autre regard anthropologique que nous avons est celui des sociétés asiatiques, où nombreux sont ceux qui ont exprimé leur choc devant la décision de certains gouvernements européens de sacrifier une partie de leur population. De fait, le modèle confucéen se traduit par le titre d’un roman de Lao She, « quatre générations sous un même toit », un modèle de construction architectural qui se justifiait par la volonté de transmettre le savoir, les histoires, la tradition. Il est certain qu’en Europe, notre modernité a favorisé le modèle de la famille nucléaire au détriment des plus anciens. Nous en mesurons sans doute le résultat aujourd’hui.
Pour continuer sur la question des conséquences du confinement, rentre-t-on progressivement dans une société de l’isolement social et de la défiance ? Va-t-on s’en relever ?
François Moutou
C’est difficile à dire. Les gens vont-ils se dire « vite, reprenons nos habitudes » ou, au contraire, « réfléchissons sur ce qui vient de se passer et imaginons peut-être un autre fonctionnement » ? Dans L’entraide : l’autre loi de la jungle, Pablo Servigne formule un discours positif, en rappelant qu’en temps de catastrophe, on voit des choses très étonnantes apparaître et des gens s’entraider, alors même qu’ils ne se parlent pas d’ordinaire, qu’ils se côtoyaient sans même se connaître. Lorsqu’un événement grave se produit, les valides aident les blessés, et quelque chose que l’on n’imaginait pas se développe alors. Pour ce qui concerne la crise actuelle, la sortie va être un moment très important. Le jour où cela sera terminé, ressortirons-nous tous faire nos affaires ou embrasser nos voisins ? Je l’ignore.
Je me souviens du dernier jour de grève en mai 1968, le jour où tout est redevenu possible. Paris s’est trouvée saturée par les piétons et les voitures toute la journée, tout le monde est ressorti en même temps, à pied ou en voiture. Puis, en quelques jours, les gens ont repris leurs habitudes ; on n’a pas oublié mais on a ramassé les pavés, remis debout ce qui était tombé, etc. Ce qui va peut-être faire pencher la balance, c’est la façon dont va s’opérer la sortie de crise. J’espère que les autorités l’anticiperont de façon cohérente et concertée, pour l’orienter dans la meilleure direction possible pour tous et éviter que chacun reprenne ses petites affaires en oubliant ce qui vient de se passer.
Frédéric Keck
En mai 1968, Hong Kong a été frappée par la dernière grande pandémie de grippe qui fut avant tout une crise politique. Au même moment la ville était bloquée par des grèves manipulées, selon le gouvernement britannique, par le Parti communiste chinois dans le but de faire tomber la colonie britannique. La colonie britannique a saisi l’occasion de cette crise pour y construire un État-providence, en renforçant les hôpitaux et en construisant des logements sociaux pour les réfugiés qui, jusque-là, vivaient de façon très précaire.
Lors de la crise du SRAS en 2003, Hong Kong s’est trouvée bloquée plusieurs mois, entre janvier et mai. Certains ont pensé que Hong Kong allait s’effondrer du fait de l’arrêt de l’activité économique, qu’une économie libérale fondée sur la circulation des personnes et des marchandises ne pourrait résister à un arrêt de six ou sept mois. Par chance, l’épidémie s’est arrêtée en mai, et l’OMS a alors déclaré Hong Kong libre de SRAS, « free of SARS ». L’économie est ensuite repartie très rapidement. Fait important, ce n’est pas seulement l’économie qui est repartie mais aussi l’expression politique. Le 1er juillet 2003, une manifestation s’est tenue à Victoria Park contre la volonté du parti favorable à Pékin de réformer la Constitution hongkongaise.
Regina Ip, qui est, aujourd’hui encore, l’une des grandes égéries du mouvement pro-Pékin, voulait modifier dans la Constitution hongkongaise un article sur la sécurité nationale, précisément pour faire face à des épidémies comme le SRAS. La population s’est mobilisée : un million de personnes sont descendues dans les rues et ont obtenu que l’article 3 ne soit pas modifié. Cela a marqué le début des grandes manifestations ; auparavant, les manifestations étaient de taille plus réduite, comme par exemple celle du 4 juin en mémoire du massacre de Tiananmen en 1989, mais à partir de la grande manifestation de juillet 2003, les manifestations de grande ampleur se sont multipliées. Je crois qu’après une période de confinement très dur comme celle-ci, se produit un rebond économique mais aussi une sorte d’effervescence politique
Aurait-on pu être mieux préparés à ce qui arrive ? Vous avez fait remarquer, à juste titre, qu’une crise est toujours le signe d’une impréparation. De quelle nature exactement aurait pu être cette préparation ? Comment aurait-on pu mieux anticiper ce qui est arrivé en Europe ?
François Moutou
C’est difficile à dire. Hier soir [le 22 mars, ndlr], j’ai appris que le gouvernement avait commandé des masques. Mais ce n’est pas hier qu’il fallait les commander ; il aurait fallu que nous ayons des stocks. Il est incompréhensible qu’il y ait encore des pharmaciens et médecins de ville qui n’en ont pas. Par ailleurs, dans une épidémie comme celle-là où le nombre de cas est très important, il faut nécessairement comparer ce nombre à quelque chose. Faut-il comparer les malades aux morts ou à la population générale ? Or nous ne dépistons que les individus qui présentent des formes cliniques avancées de la maladie, car nous ne disposons pas de réactifs en quantité suffisante pour opérer un dépistage de masse, ce qui signifie que nous n’avons en réalité aucune idée de la façon dont le virus circule.
À cet égard, le SRAS présentait un avantage par rapport au COVID-19 : seuls les malades cliniques excrétaient le virus, et à partir du deuxième jour seulement. On pouvait donc identifier les cas cliniques, les isoler et couper ainsi la transmission. On sait désormais que des individus asymptomatiques peuvent excréter ce nouveau virus, que la plupart des enfants peuvent en être porteurs et le redistribuer sans jamais présenter le moindre signe clinique. Ne testant, en l’absence de réactifs, que ceux qui sont cliniquement atteints, nous n’avons aucune idée de la réalité de la maladie en France. Or, comment gérer une maladie si on ignore qui est malade ? Certains débats sur la provenance des réactifs ou des composantes du test de diagnostic laissent entendre que l’on n’a même pas, en France, de quoi mener des tests de dépistage du virus à une échelle suffisamment importante pour obtenir un résultat réaliste. En réalité, nous avons été totalement débordés dès le début. On a ainsi appris qu’un homme originaire de l’Oise était décédé à la Pitié Salpêtrière, où on l’avait diagnostiqué ; durant toute la période pendant laquelle il avait été hospitalisé dans l’Oise, personne ne savait ce qu’il avait, car il n’avait pas été testé, et il a alors malheureusement contaminé tout l’entourage. On sait également qu’une cérémonie religieuse s’est tenue à Mulhouse, rassemblant des centaines de personnes non identifiées, parmi lesquelles un porteur virus. On a donc totalement laissé passer l’arrivée du virus alors qu’il semblerait que l’Allemagne, par exemple, dispose de bien plus de réactifs et dépiste beaucoup plus tôt. On y identifie donc les cas de COVID-19 à des stades beaucoup plus précoces, ce qui permet d’isoler les patients et de casser très tôt la chaîne de transmission. S’il est vrai que la France n’a pas eu de chance, il n’en demeure pas moins que, sans masques ni réactifs, nous livrons aujourd’hui une guerre sans armes.
Frédéric Keck
Au début, je considérais que la stratégie de communication du gouvernement était plutôt bonne, tout comme la gestion des rapatriés de Wuhan, et que l’information transmise aux médias était claire et plutôt transparente ; on sentait qu’il n’y avait rien de dissimulé et pas de confusion scientifique. En revanche, il est vrai que l’on constate un décalage entre la formulation des normes de préparation (la France excellant dans ce domaine) et leur mise en pratique. N’étant pas sociologue de la santé, je ne peux pas mesurer ce que cela exprime de la réforme du système hospitalier, mais il semble absurde de ne pas avoir acheté suffisamment de masques. De même, ne pas avoir suffisamment de salles de réanimation, alors même que les Chinois en construisent en masse depuis 15 ans, reflète un manque criant de préparation. On a bien déclaré la guerre, mais on n’avait pas les armes.
François Moutou
On parle depuis bientôt une semaine d’un hôpital militaire monté sur un parking à Mulhouse. On apprend qu’il comprend trente lits. Pendant ce temps-là, en Chine, on a construit en dix jours un hôpital de mille lits.
Frédéric Keck
Avec des canalisations d’évacuation de l’air, ce qui est critique dans ce type d’installation.
François Moutou
Ce ne sont pas les mêmes échelles ; nous ne jouons clairement pas dans la même cour. Jusqu’à ce coronavirus qui a la particularité de bien se transmettre lorsque le sujet est asymptomatique, on n’incluait pas dans les plans de préparation aux pandémies la fabrication et l’achat massif de tests. Pourtant le monde a changé. On a aujourd’hui des outils très performants, là où il fallait autrefois effectuer un prélèvement, mettre en culture cellulaire, attendre trois jours, ce qui rendait les tests très onéreux et prenait beaucoup de temps. Aujourd’hui, on dispose d’outils génétiques de séquençage haut débit beaucoup plus performants et peu chers, qui permettraient d’envisager un dépistage massif.
Frédéric Keck
Le cas de la Corée du Sud est très impressionnant. Ils ont cafouillé pendant deux mois, jusqu’à fin février, avec ce rassemblement évangélique qui ressemble à celui de Mulhouse. Une secte revient de Wuhan et refuse de se faire dépister, donnant naissance à un énorme foyer de cas. La Corée du sud avait connu il y a cinq ans un foyer de MERS-CoV, et s’était trouvée la risée du monde entier, avec ce virus arrivé dans le pays par l’intermédiaire d’une personne ayant été en contact avec un dromadaire, et qui avait quand même fait 35 morts. En 2020, lorsque le gouvernement sud-coréen se rend compte qu’il est en train de perdre la partie, il investit massivement dans les tests, et cela fonctionne. C’est très impressionnant.
Ne pensez-vous pas qu’il y a, dans la lenteur de la réaction des pays européens, la marque d’un fond de mépris culturel de l’Europe vis-à-vis de l’Asie, puis, à l’intérieur de l’Europe, des pays du nord vis-à-vis de ceux du sud ?
François Moutou
Je suis d’accord avec cette lecture. Le problème c’est que le virus, lui, ne fait pas de distinction. La différence n’existe pas, c’est l’idée que l’on se fait de la différence qui finit par importer. Et le virus nous remet tous au même niveau, ce qui n’est peut-être pas une mauvaise chose.
Frédéric Keck
Comme beaucoup, je suis désolé de voir que l’Europe n’avait aucun plan commun de préparation aux pandémies. Depuis les années 1950, on a construit une Europe économique et une Europe du contrôle de l’immigration mais pas une Europe des pandémies ni de la défense. Par contre, on peut s’interroger sur cet écart entre le nord et le sud, donc entre des pays scandinaves ou anglo-saxons qui pratiquent un libéralisme prêt à sacrifier les populations âgées pour maintenir l’activité, et des pays latins au contraire plus portés sur la réaffirmation de l’État, le besoin de discipliner des populations supposées réfractaires et indisciplinées, tout ce discours moraliste que Macron et Conte imposent et qui se justifie jusqu’à un certain point. Même si je pense que nous sommes en train de vivre un décentrement majeur, je pense qu’il faut faire attention à ne pas trop fustiger l’Europe.
Les États-Unis et la Chine sont eux aussi très fragmentés. Aux États-Unis, les réactions diffèrent à New York, en Californie ou dans le Midwest. Entre Trump et le gouverneur de Californie, rien de commun, sans parler de la réaction des GAFA – il y a beaucoup d’acteurs en jeu. En Chine, il faut distinguer la Chine centrale de ce que j’appelle les sentinelles des pandémies, c’est-à-dire Hong Kong, Taïwan et Singapour, auxquelles il faudrait rajouter aujourd’hui la Corée du sud. À l’intérieur de la Chine, on connaît la situation du Hubei, où 50 millions de personnes ont été confinées, et où les autorités locales ont clairement fauté en réprimant les lanceurs d’alerte. Mais j’ai appris hier la situation de la province du Sichuan, qui jouxte celle du Hubei et qui a à peu près la même taille. Au Sichuan, dont le gouverneur est un médecin spécialiste de santé publique, on dénombre 500 cas déclarés et trois morts. Le Sichuan, historiquement, est connu pour sa grande réactivité et sa capacité de mobilisation ; c’est la patrie de Deng Xiaoping et de nombreux généraux de l’armée de Mao Zedong. La comparaison entre le Sichuan et le Hubei sera certainement très instructive.
Finalement, qui sont ces fameuses sentinelles des pandémies ? Pensez-vous que l’on écoutera davantage les voix qui émanent de ces sentinelles une fois cette crise passée ?
François Moutou
C’est difficile à dire. J’ai travaillé, avec d’autres, sur des réseaux sentinelles dans la faune sauvage. Nous tentions de suivre la mortalité de la faune sauvage de façon aléatoire afin de détecter des phénomènes avant qu’ils ne soient trop avancés. Nous avons fait cela pendant 20 ou 30 ans, sans beaucoup de succès. Dans le schéma actuel, le lanceur d’alerte continue d’être mal vu. En Chine, notamment, c’est spectaculaire. En Iran, la situation serait similaire ; si nous n’avons eu que des échos feutrés et filtrés, des médecins iraniens ont néanmoins commenté ce qui se passait dans leur pays et ont été apparemment remis dans le droit chemin. L’Iran ne semble pas très transparent sur sa situation. La Chine est aussi un très grand pays ; la seule certitude est donc que l’on ne sait pas tout de ce qui s’y passe. L’écueil d’un système de sentinelles large, non ciblé, c’est que, par principe, on ne sait pas où ni quoi chercher. Cela peut rapidement devenir très cher si on veut être complet, ce qui n’est pas possible. Comment trouver un système relativement bon marché mais pertinent ? C’est une réflexion indispensable ; je n’ai pas la réponse.
On a vu, il y a deux ans, émerger le virus Usutu, un arbovirus méconnu transmis par les moustiques, semblable à un virus mieux connu, le virus West Mile (ou virus du Nil occidental) qui affecte les oiseaux migrateurs entre l’Afrique et l’Europe et provoque parfois des épidémies chez les humains et les chevaux, en Roumanie, en France, en Italie ou en Espagne. Pour l’instant, les cas sont peu nombreux. Il y a eu une épidémie en Roumanie mais cela demeure limité en Europe. En 2018, les merles ont disparu d’une grande partie de l’Europe de l’ouest, sous l’effet de ce virus Usutu. Depuis un an, je ne voyais plus de merles à Paris, même s’ils commencent à revenir ce printemps. Il s’est clairement passé quelque chose. Pendant 30 ans de ma vie professionnelle, on a créé, souvent après une crise, des réseaux sentinelles qui se sont depuis arrêtés parce qu’ils n’intéressaient plus personne et qu’ils coûtaient cher alors qu’il fallait faire des économies.
Pour prendre un exemple très différent, on parle beaucoup cette année de nuages de criquets en Afrique, notamment en Somalie, au Kenya et en Tanzanie. Dans les années 1950-60, la FAO avait mis en place une surveillance acridienne. Avant d’être volants, les criquets sont terrestres, leurs larves n’ont pas d’ailes. Lorsque l’on fait de la surveillance, on peut les trouver et les traiter très tôt et facilement avec des procédés chimiques, sur une zone qui est délimitée dans laquelle les criquets sont au sol. Il y a très peu d’effets collatéraux négatifs. Or on a arrêté de faire de la surveillance parce que cela coûtait cher, dans des régions devenues non sûres, et maintenant on assiste au retour des criquets. Toutes les grandes crises ont souvent comme cause une absence de surveillance en amont. Cette surveillance peut être relativement simple et légère, mais il faut la faire, en dépit du côté « désert des Tartares ». Il faut trouver l’équilibre entre vouloir tout chercher, ce qu’on ne pourra jamais faire, car c’est trop cher, et ne rien chercher. Il faut parvenir à un compromis qui nous permette un maillage suffisamment fin par rapport aux risques dont on souhaite se prémunir.
Frédéric Keck
Je viens de publier un ouvrage intitulé Les sentinelles des pandémies et je vais tenter de résumer ce que j’entends par ce terme. Je l’entends à trois niveaux : il y a d’abord, effectivement, le niveau territorial : des endroits où l’on guette l’émergence de nouveaux virus. Ce fut Hong Kong pour la grippe aviaire et le SRAS, mais aujourd’hui c’est aussi Taïwan, Singapour, la Corée du Sud et Wuhan, car Wuhan a été construite comme une sentinelle pour anticiper les virus de chauve-souris. Il y a un deuxième niveau qui est plus de l’ordre des réseaux sentinelles que décrit François. Cela s’applique aux médecins en France, mais aussi aux vétérinaires dans des pays où se trouvent des fermes dans lesquelles les volailles ne sont pas vaccinées. À Hong Kong, seul pays à avoir mis cette technique en place, ces volailles non vaccinées, qui meurent donc les premières en présence d’un virus de grippe aviaire, sont nommées « poulets soldats siffleurs ». Il s’agit de la première ligne de front contre un virus potentiellement pandémique. Il y a ensuite un troisième niveau, celui des cellules sentinelles de l’organisme humain ou non humain. Ce sont celles qui se portent les premières vers un pathogène pour capter ses informations et les porter vers les bonnes cellules immunitaires, qui vont absorber le virus au lieu que ce dernier déclenche une réaction immunitaire inflammatoire. Ces sentinelles peuvent être leurrées ; ainsi, si le virus parvient à contourner ce premier niveau d’alerte, il déclenchera une panique immunitaire au lieu d’être graduellement absorbé par l’organisme.
Cela m’amène à l’hypothèse selon laquelle il ne faut pas soumettre les sentinelles au critère de la vraie ou fausse alerte ; sinon, on ne s’en sort jamais. Les travaux de Chateauraynaud et Torny ont montré que le lanceur d’alerte est en permanence dans cette question de la vraie ou de la fausse alerte. Ce fut par exemple le cas avec le docteur Li Wenliang, lanceur d’alerte, à qui l’on reproche d’avoir diffusé de fausses nouvelles. Le critère de la sentinelle, c’est plutôt sa réactivité. C’est le fait qu’elle se porte très rapidement sur la première ligne de front et c’est aussi ce que j’appelle la beauté du signal. La sentinelle doit envoyer un signal clair et coûteux de façon à susciter une réaction rapide chez tous ceux qui l’observent. Pour analyser la situation actuelle, il faut comprendre qu’il existe une concurrence entre sentinelles. Nous aimerions que le monde de l’après-pandémie soit un monde de solidarité, mais il s’agit en réalité d’un monde de concurrence acharnée. Les sentinelles prennent aussi part à des luttes de pouvoir économique et symbolique. Hong Kong était la sentinelle des maladies respiratoires depuis 1997 ; c’est ce qui lui donnait son pouvoir économique. Or, depuis cinq ou six ans, elle perd de ce pouvoir du fait de l’emprise de Pékin. Par exemple, la réduction de 25 % du budget des facultés de médecine à Hong Kong après les manifestations de 2019 a empêché Hong Kong de jouer le rôle de sentinelle dans cette pandémie de coronavirus, rôle qu’ont plutôt joué Singapour, la Corée du Sud et Taïwan. C’est donc aussi une situation concurrentielle. Mais il faut garder espoir : ce qui définit un signal d’alerte, ce n’est pas seulement sa réactivité, ce qui l’inscrit dans la logique néolibérale, mais bien sa beauté, ce qui l’inscrit plutôt dans une logique socialiste de l’effervescence collective.