Paris. Pendant des siècles, la représentation monétaire était limitée à sa forme numismatique, en recourant à des métaux précieux comme l’or ou l’argent, ou semi-précieux comme le bronze, voire même à des alliages non précieux pour les pièces de plus faible valeur ; puis, avec les temps modernes, sont apparus la monnaie scripturale sous forme d’écritures comptables et la monnaie papier sous forme de billets de banque. Depuis le début du 19ème siècle, ces représentations fiduciaires et scripturales de la monnaie n’ont pas (ou peu) évolué. Mais à la fin du 20ème siècle, avec la numérisation des modes de paiement, la représentation de la monnaie a connu une évolution sensible avec la diminution progressive de l’utilisation de la monnaie fiduciaire et le recours de plus en plus fréquent à des formes dématérialisées de la monnaie. L’aube du 21ème siècle voit ce mouvement s’accélérer avec l’arrivée des cryptomonnaies et ses avatars que sont les stablecoins, mais surtout les monnaies numériques des banques centrales1 (« CBDC »)2. Cette évolution constitue le pendant de la révolution numérique dans l’économie : alors que celle-ci se numérise de plus en plus, dans le sens que les échanges commerciaux recourent au commerce numérique, la représentation monétaire doit s’adapter à cette numérisation des échanges. De la même manière qu’il n’est plus possible de payer ces achats en monnaie fiduciaire dans une économie numérique en réseau, il sera bientôt archaïque de recourir à la monnaie scripturale ou même électronique dans une économie numérisée. Autrement dit, la transformation d’une économie de biens et de services, même en partie dématérialisée, vers une économie numérique nécessite une adaptation des représentations monétaires.

La représentation de la monnaie

Depuis quelques années, on voit ainsi apparaître des cryptomonnaies3, des stablecoins4 et on annonce comme imminente l’apparition de monnaies numériques émises par les banques centrales. Les projets en ce sens sont nombreux, et la BRI estime que plus de 70 % des banques centrales étudient le lancement d’une monnaie électronique. A titre d’exemple, six banques centrales ont créé au début 2020 un groupe de travail pour partager les expériences de la monnaie numérique des banques centrales et évaluer les cas d’utilisation : la Banque du Canada, la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon, la Banque centrale européenne (BCE), la Banque de Suède, la Banque nationale suisse, ainsi que la Banque des règlements internationaux (BRI). D’autres banques centrales ont lancé des études, voire même sont en phase de test d’émission d’une monnaie électronique. C’est notamment le cas de la Banque Centrale de Chine Populaire.

Qu’est-ce qui différencient la monnaie numérique de la monnaie fiduciaire ou scripturale ? Le trait caractéristique des monnaies électroniques réside en l’absence non seulement de corporalité de la représentation (pour la monnaie fiduciaire), mais surtout à la disparition de toute forme d’écriture tangible de la monnaie : celle-ci n’est plus un chiffre sur une ligne comptable, pas plus qu’une représentation chiffrée sur une pièce de monnaie ou un billet de banque. La monnaie électronique est un code, le plus souvent alphanumérique, lié à un protocole informatique. Elle ne recourt plus au signe qu’est l’écriture – comptable ou physique – et se détache toute de toute représentation même abstraite. Ce que certains appellent la troisième révolution graphique de l’histoire, après l’invention de l’écriture des langues et celle de l’écriture de la monnaie, et maintenant l’invention de l’écriture des réseaux ou encore de l’écriture réticulaire5. Dans ce cadre, la monnaie est avant tout un protocole informatique auquel il est appliqué une fonction d’échange monétaire : Code is money !

La monnaie numérique de banque centrale

Les différentes études produites tant par le FMI ou la BRI que par certaines banques centrales6 s’accordent à distinguer deux types de CBDC : celles visant les opérations entre professionnels, et en particulier le marché dit « de gros », et celles qui seraient plus particulièrement à destination de la vie quotidienne, ou encore le marché dit « de détail »7. Une CBDC « de gros » permettrait d’effectuer des transactions de bout en bout de la chaîne, c’est-à-dire du passage de l’acte d’achat jusqu’au paiement final des actifs objets de la transaction, lesquels seraient eux-mêmes numérisés sous forme de tokens dans une blockchain. Ce sont d’abord les actifs financiers qui sont ici visés, ceux-ci se prêtant le plus à ces transformations, lesquelles faciliteraient la numérisation des titrisations d’actifs. Tel est le cas du projet Stella entre la BCE et la Banque du Japon qui concerne les utilisations possibles de la DLT dans le domaine des infrastructures de marchés financiers, avec le développement de settlementcoins comme jetons permettant d’effectuer le paiement de manière sécurisée auprès de la banque centrale en même temps que la livraison que les actifs financiers8.

Mais une CBDC « de gros » pourrait aussi être utilisée comme un nouveau mode de paiement pour les opérations de gros montants entre banques commerciales et banque centrale. Tel est le cas du projet des projets Ubin et Jasper respectivement menés par la Monetary Authority of Singapore (MAS) et la Banque du Canada. Pour sa part, une CBDC « de détail » permettrait une réduction des coûts des paiements, et serait sans doute utilisée – tout au moins au début – de façon complémentaire de la monnaie fiduciaire pour les activités numérisées. Tel est le cas du projet de Digital Currency Electronic Payment par la banque centrale de Chine.
Dans le cas d’une CBDC « de détail », son mode de fonctionnement devrait être proche de celui de monnaie fiduciaire : seul le détenteur peut dépenser ses CBDC, lesquelles gardent un certain anonymat. Mais alors, deux modèles de circulation sont possibles : sous forme de tokens ou sous forme de compte. Dans le premier cas, les unités de monnaie numérique sont intégrées à un support physique, dédié ou non (par exemple, téléphone mobile, disque dur, une carte de paiement…), alors que dans le cadre du compte, la monnaie ne circule pas à proprement parler, mais elle est stockée dans un compte ouvert au nom du titulaire ; les paiements se feraient alors de compte à compte, lesquels comptes pourraient être tenus soit directement par la banque centrale, soit auprès d’intermédiaires financiers.

Reste à savoir ce que l’on entend par monnaie numérique de banque centrale. Dans sa version la plus large, une CBDC serait un « actif numérique émis et détruit par la seule banque centrale, s’échangeant au pair avec les billets et les réserves, disponible en permanence et dans des transactions de pair-à-pair et circulant sur des supports numériques au moins en partie différents de ceux utilisés de nos jours »9. De cette définition, il ressort qu’une CBDC est une monnaie légale (puisqu’émis par la banque centrale)10, mais représentée sous forme digitale aux fins de circulation dans l’économie numérique de pair à pair11. En ce sens, une CBDC se rapproche d’une cryptomonnaie, la principale différence entre les deux étant alors sa qualification juridique de monnaie légale et les conséquences qui lui sont attachées, notamment en termes de pouvoir libératoire (étant précisé que dans les différents modèles de CBDC étudiés, tous ne conduisent pas à accorder ipso facto le cours légal à une CBDC). Mais pour le reste, son mode de circulation de pair à pair s’inscrit lui aussi dans le cadre d’une économie numérisée. Tel est d’ailleurs bien le sens des recherches par les banques centrales12.

Le COVID-19 comme facteur d’accélération des monnaies numériques des banques centrales ?

Cette évolution vers des monnaies numériques émises par des banques centrales va-t-elle s’accélérer une fois la pandémie du COVID-19 passée ? 

Avec la pandémie et la crise économique qui en est la conséquence, les projets de monnaies électroniques numériques comme instruments de politique monétaire non conventionnelle sont de plus en plus l’objet d’attention. Nous avons dans ces mêmes colonnes évoqué l’idée d’utiliser une monnaie numérique comme instrument de mise en œuvre de la politique d’helicopter money14

Dollar et puissance militaire

Cependant, les conditions techniques permettant une large utilisation de la monnaie numérique ne sont pas encore suffisantes. Notamment du fait que les banques centrales sont en phase de test sur ce nouveau type de monnaies.

C’est dans ce cadre qu’il convient de porter une attention aux récents développements aux États-Unis quant à la création d’un dollar américain numérique. Alors que, depuis de nombreux mois15, des voix de plus en plus pressantes alertaient le gouvernement américain d’un risque de « déclassement » du dollar américain face à l’émergence de monnaies numériques émises par d’autres pays, à commencer par la Chine, les discussions au Congrès américain lors du plan de relance de l’économie ont été l’occasion de rouvrir le débat sur la nécessité pour les États-Unis de se doter d’une monnaie numérique. Et pour un peu « forcer » la main ou à tout le moins contribuer au débat, un groupe d’experts privés réunis en Mars 2020, autour de la Digital Dollar Foundation16 étudie les applications potentielles d’un dollar numérique. Le groupe consultatif comprend des experts dans les domaines de la technologie financière, de la cryptographie, de la banque, des marchés de capitaux, de la protection de la vie privée, des droits de propriété et des éducateurs, des universitaires et des économistes.

Ce projet s’inscrit dans les suites concrètes à apporter au train de mesures économiques votées par le Congrès américain pour relancer l’économie une fois passée la pandémie du Covid-19. La loi américaine CARES (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security) permet d’allouer une somme d’argent directement aux agents économiques en fonction de l’impact économique. Lors de l’examen de cette loi, les démocrates ont proposé que ces paiements soient effectués sous forme d’un dollar numérique, dans le cadre d’une infrastructure de paiement électronique administrée par la Réserve fédérale américaine (Fed). Une manière comme une autre d’appliquer en pratique la théorie de l’helicopter money.

Si finalement l’idée n’a pas été retenue, elle constitue toutefois une évolution importante dans la position des États-Unis sur le sujet de la monnaie électronique, jusqu’alors réticente. Car tel est bien l’enjeu, dans un avenir non pas immédiat mais qui pourrait s’accélérer : quelle sera la place du dollar américain dans les transactions et les réserves de change face à l’apparition des monnaies électroniques privées, comme le Libra ou autres, ou plus encore, souveraines, avec les projets chinois et européens. Au-delà des aspects techniques, l’enjeu est bien celui de la préservation de la domination du dollar comme outil politique américain.

Sources
  1. Le FMI distingue même cinq formes de monnaies (1) la monnaie de la banque centrale ; (2) la crypto-monnaie ; (3) la b-money, qui est actuellement émise par les banques ; (4) la monnaie électronique, ou e-money, offerte par de nouveaux fournisseurs du secteur privé ; et (5) la i-money, abréviation de investment money, émise par des fonds d’investissement privés : FMI, The rise of Digital Money, FinTEch, 15 juillet 2019
  2. Central Bank Digital Currency.
  3. Les cryptomonnaies sont des « moyens d’échange », c’est-à-dire des vecteurs monétaires acceptés par des personnes pour s’acquitter contractuellement de leurs dettes d’échange ; ils se distinguent des crypto-actifs, qui sont des représentations numériques de différentes formes d’actifs (immobilier, valeurs mobilières, œuvres d’art…).
  4. Un stablecoin est une crypto-monnaie, mais qui présente la particularité d’être lié à un actif – généralement une devise, comme le dollar – du fait que la valeur des droits émis correspond à la valeur d’un ou plusieurs actifs gardés en réserve par l’émetteur.
  5. HERRENSCHMIDT Clarisse, Ecriture, monnaie, réseaux, Le Débat, n° 106, septembre-octobre 1999. Cf. aussi du même auteur, Les trois écritures : langue, nombre, code, Gallimard, bibl. des sciences humaines 2007.
  6. Bank of England, Central Bank Digital Currency : opportunities, challenges and design, Mars 2020
  7. parmi la littérature nombreuse sur le sujet, cf. la plus récente, en provenance de la BRI : « Taking stock : ongoing retail CBDC projects », BIS, Quarterly Review, Mars 2020
  8. Cf. notamment l’analyse détaillée de la Bundesbank sur le settlement coin : Crypto tokens in payment and settlement, Monthly report, Juillet 2019, p. 39
  9. PFISTER Christian, La monnaie digitale de banque centrale, Banque de France, 14 janvier 2020
  10. DE VAUPLANE Hubert, Les attributs juridiques de la monnaie, Revue Banque, n° 825, 22 novembre 2018
  11. DE VAUPLANE Hubert, Les caractéristiques juridiques d’une cryptomonnaie émise par une banque centrale, Revue Banque, n° 829, 25 janvier 2019
  12. « Le motif essentiel d’émission d’une MDBC [CBDC] serait d’offrir un instrument de paiement parfaitement liquide et sûr adapté à l’évolution technologique » : Ch. Pfister, op. cit.
  13. DE VAUPLANE Hubert, Les monnaies digitales au secours des politiques monétaires non conventionnelles pour freiner la crise économique liée au Covid-19 ?, Le Grand Continent, 15 mars 2020[/]

    C’est ainsi qu’à la fin du mois de Mars 2020, le parti démocrate américain a présenté des projets de loi pour accompagner la relance économique lors de la sortie de la pandémie du Covid-19, projets qui préconisent – entre autres solutions – l’utilisation d’un dollar numérique permettant à chaque citoyen américain de disposer d’un montant en dollar numérique attribué par le gouvernement fédéral. Depuis déjà plusieurs mois, la recherche académique évoque cette possibilité, en pesant les avantages et les inconvénients13parmi la nombreuse littérature, cf. Ricks, Morgan and Crawford, John and Menand, Lev, “Digital Dollars” (February 1, 2020). Vanderbilt Law Research Paper 18-33 ; UC Hastings Research Paper No. 287.

  14. KHARPAL Arjun, Calls for a US ‘digital dollar’ rise as China powers ahead with a digital yuan, CNBC, 27 janvier 2020
  15. Digital Dollar Project