1 – Les réponses non pharmaceutiques : la première ligne de défense
Le Covid-19 représente un enjeu aigu de santé publique, probablement le plus important depuis la pandémie de grippe espagnole H1N1 de 1918. Depuis les premiers cas, apparus il y moins de 4 mois, il a causé des dégâts considérables et impacté de manière profonde et probablement irréversible l’intégralité des structures sous-jacentes aux sociétés humaines.
On peut à ce titre le distinguer d’autres enjeux de santé publics majeurs comme le SIDA, le cancer ou la prise en charge du vieillissement de la population que l’on pourrait qualifier de « chroniques », car ils agissent sur des intervalles de temps beaucoup plus longs. Il faut dans la plupart des cas au moins 5 ou 6 ans avant que les symptômes du SIDA n’apparaissent, et la majorité des cancers prennent au moins une décennie à se développer.
Plus encore que par sa force et sa vitesse de frappe, le nCoV-2019 se distingue de ces enjeux de santé publics chroniques par la rapidité de la réponse médicale requise. Nous n’avons pas le luxe de penser et de concevoir un « plan coronavirus » sur plusieurs années, comme c’est le cas pour les plans Cancer ou vieillissement. La situation évolue d’heure en heure, et nécessite une réponse en conséquence.
Une réponse « médicale », au sens où elle vise à prévenir, soigner, accompagner et suivre intègre deux grandes composantes et deux grands champs de réponse. Le terrain scientifique, au sens des sciences dites « fondamentales », et le terrain décisionnel et politique.
Or, ces deux réponses se conçoivent sur des échelles de temps très différentes : là où la politique peut apporter une réponse immédiate, la recherche scientifique et son exploitation médicale prennent du temps. La science a essayé de s’adapter : peer reviewing accéléré d’articles, autorisations d’essais cliniques et processus d’autorisation de mise sur le marché accélérés… Malgré cela, la réponse ne peut s’estimer qu’en semaines, voire en mois – échelle incompatible avec l’enjeu actuel.
Ainsi, la réponse à court et probablement moyen termes ne se trouve pas dans le champ « scientifique », au sens de l’apport de traitements par les sciences fondamentales. Elle se trouve dans le champ politique et décisionnel, via le développement de « réponses non pharmaceutiques » (RNP) visant à endiguer la propagation du virus.
Ces RNP constituent donc la première ligne de défense. Depuis la pandémie de grippe AH1N1 en 2009, la modélisation de l’impact des RNP s’est imposée comme un élément central dans la justification des décisions en matière de santé publique.
Il faut cependant noter que, bien qu’elles constituent un levier politique important, les modélisations mathématiques sont limitées, biaisées et imparfaites. Ce sont des simulations, basées sur un certain nombre de postulats, dont un certain nombre vont fatalement s’avérer faux ou incomplets. Il y aura aussi un certain nombre de données dont on ne dispose pas mais dont on aura besoin pour pouvoir lancer la modélisation, et pour lesquelles on sera contraint de faire des postulats. Ainsi il faudra, au quotidien, des données statistiques simples en temps réel pour pouvoir s’adapter aux nombreuses inconnues que le modèle n’aura pas prédites.
À l’heure actuelle, les travaux les plus influents proviennent de l’équipe de Neil Ferguson à l’Imperial College de Londres. Publiés le 16 mars dans un rapport de l’OMS, ils analysent l’impact de deux grandes stratégies de lutte contre le virus : celle de la mitigation et celle de la suppression.
2 – Le scénario de la stratégie de mitigation : ralentir l’épidémie
La mitigation correspond aux doctrines dans un premier temps mises en avant par la France et l’Allemagne. En combinant des mesures de confinement à domicile des cas suspects et de leur entourage familial avec la distanciation sociale des sujets vulnérables, ces mesures ne visent pas à arrêter l’épidémie, mais à la ralentir afin de réduire le pic de besoins de prise en charge hospitalière.
Selon les prédictions de Ferguson et son équipe, ce scénario permettrait de réduire le pic de besoin de prise en charge hospitalière de deux tiers et la mortalité de moitié. De tels résultats seraient loin d’être négligeables, cependant l’ampleur du nombre de personnes touchées par l’épidémie fait que cela résulterait tout de même en des centaines de milliers de morts et en une saturation des systèmes de santé. Au Royaume-Uni – où cette étude a été réalisée – il faudrait multiplier les capacités d’accueil par huit pour répondre à la demande, tout en conservant une mortalité estimée à 250 000 personnes, qui seraient d’1,1 à 1,2 millions aux Éats-Unis
Un discours visant à délibérément à accepter des centaines de milliers de morts semble intenable, comme peut maintenant en attester Boris Johnson. La stratégie de mitigation ne semble donc pas envisageable.
3 – Le scénario de la stratégie de suppression de l’épidémie
La suppression vise, quant à elle, à mettre un coup d’arrêt à l’épidémie en réduisant et en maintenant le nombre de cas à des niveaux très faibles. Il s’agit d’interrompre la circulation du virus dans la population (R < 1). Cela requiert des mesures fortes et prolongées : distanciation sociale de l’ensemble de la population, confinement à domicile des cas suspects et de leur entourage familial, ainsi que fermeture des écoles et des universités. Un des points critiques de cette stratégie réside dans la nécessité du maintien de mesures sur le long terme, c’est à dire aussi longtemps que le virus circule et où il n’y a pas de vaccin disponible. En effet, il suffirait de quelques personnes contaminées peu avant la levée du confinement et encore contagieuses pour relancer une épidémie aussitôt le confinement levé, faute d’immunité au sein d’une part suffisante de la population. Une levée précoce des mesures, tout comme un « relâchement des efforts », expose ainsi à un risque de rebond dans le nombre de sujets infectés, pouvant induire une épidémie dont l’ampleur serait semblable à ce qui aurait été observé si aucune intervention n’avait été adoptée.
4 – Deux stratégies intenables
Faute d’options pharmaceutiques à l’efficacité prouvée, les pouvoirs publics se retrouvent ainsi à devoir choisir entre deux grandes stratégies de RNP, toutes deux intenables. Aucun de ces scénarios ne parvient à trouver un équilibre satisfaisant entre réponse sanitaire forte et limitation de conséquences sociétales – telles la cohésion sociale, la disruption du rapport à la loi et au maintien de l’ordre et, enfin, l’impact économique.
La stratégie de mitigation accepte des centaines de milliers de morts, mais a l’avantage de consister en une série de mesures réalistement applicables et aux « dommages collatéraux non sanitaires » minimes.
Car c’est là que réside toute l’instabilité de la stratégie de suppression : bien qu’efficace sur le plan sanitaire, son coût aux plans économique et social est incommensurable. Combien d’entreprises feront faillites ? Combien de personnes perdront leur emploi ? Combien de personnes rateront ou ne seront même pas en mesure de passer des concours qu’elles auraient réussis ? Combien d’agents de police finiront par ne plus supporter de verbaliser des parents qui font prendre l’air à leurs enfants ?
La disruption non sanitaire (DNS) sera sans précédent et potentiellement sans commune mesure depuis la seconde guerre mondiale. Toutes les couches de la société seront touchées. Il s’avère ainsi particulièrement compliqué pour des gouvernements démocratiques de faire ne serait-ce qu’appliquer initialement ces mesures. Quid de les maintenir dans la durée ?
Enfin le décalage temporel entre les actes faits dans le contexte de cette stratégie de suppression, et les effets en termes de baisse du nombre de nouveaux cas et de décès compliquent l’instauration d’un circuit civique de la récompense. On peut à ce titre comparer cela à la lutte contre le changement climatique : pourquoi consentir à des efforts et des sacrifices aussi titanesques pour éviter un potentiel cataclysme, en sachant qu’on n’aura de toute façon pas de récompense immédiate ?
Sur le court terme, la stratégie de suppression est « moins intenable » car elle permet d’instaurer une narration active de la lutte contre la pandémie. Elle répond au besoin de mesures fortes. D’autant que, le cas échéant, des morts suite à cette stratégie seraient « plus acceptables », car on aurait réellement « tout tenté », tandis que des morts suite à la stratégie de mitigation seraient associés à une passivité intolérable.
Sur le long terme, en revanche, le durcissement des mesures de confinement, associé à une éventuelle accentuation de la répression face à ceux y contrevenant pourraient devenir insupportables. Un bouleversement des valeurs et de la perception associée à l’état régalien pourrait alors s’opérer.
La stratégie de suppression s’est imposée aux gouvernants étant donné l’impossibilité d’assumer une passivité devant des centaines de milliers de morts. Néanmoins, cette décision ne signifie en rien qu’elle est tenable et qu’elle ne comporte pas de coûts associés astronomiques.
5 – Quand faut-il lever le confinement ?
Tout l’esprit du confinement est d’arrêter la propagation du virus au sein de la population. Il est ainsi fondamental de bien choisir le moment de levée du confinement afin d’éviter une reprise la propagation du virus dans la population.
Maintenu pendant une période suffisamment longue, le confinement joue un rôle de facto de quarantaine en isolant les malades pendant leur phase contagieuse. Ainsi, si tout le monde avait été contaminé en même temps, plus personne ne serait contagieux après 30-40 jours de quarantaine. En pratique, bien que les cas soient drastiquement diminués par le confinement, il y aura tout de même des contaminations. Il est ainsi très probable qu’à tout instant t où serait levé le confinement, certaines personnes soient encore à un stade où elles sont encore contagieuses, et ainsi susceptibles de relancer l’épidémie.
Au regard de ce que l’on sait actuellement des propriétés du coronavirus, il faut atteindre 50 % d’immunisation de la population, afin de se prémunir de la propagation d’une épidémie. En l’absence de vaccin dont le principe est de faire naître une immunité sans avoir à passer par la maladie, tout l’enjeu est d’augmenter l’immunité de groupe pour atteindre ce niveau, sans pour autant augmenter le nombre de morts.
On pourrait tout d’abord envisager une levée « ciblée » du confinement. Après avoir repéré les sujets en primo-infection, immunisés, ou naïfs pour le SARS-Cov-2 par un dépistage massif, le confinement serait levé en deux temps, selon leur statut immunitaire. On voit ici tout l’enjeu d’un dépistage le plus large, précis et qualitatif possible.
Dans l’idéal, il ne s’agirait pas seulement de détecter la présence ou l’absence du matériel génétique du virus chez les patients grâce à la RT-PCR ; ce dépistage devrait également permettre définir le statut immunitaire du sujet via la recherche d’anticorps spécifiques dirigés contre le virus.
Pour simplifier, on peut dire que la réponse anticorps se met en place en deux temps.
Dans un premier temps, des anticorps IgM dits de « faible affinité » pour le virus sont déployés en première ligne de défense. Ensuite, une seconde génération d’anticorps, dits de « haute affinité » sont déployés pour lutter contre le virus. Ces derniers, généralement des IgG, sont plus spécifiques et apportent une réponse plus efficace.
L’enjeu de la vaccination est d’arriver à une production d’anticorps de seconde génération avec la plus haute affinité possible. En obtenant des informations sur les familles d’anticorps présents chez le patient, on aurait ainsi des informations sur la cinétique de l’infection.
Si l’on a que des IgM chez le patient, l’infection est probablement récente et il n’est peut-être pas encore guéri et potentiellement toujours contagieux. La présence d’anticorps de seconde génération (IgG ± IgA) marque une infection plus ancienne : le patient peut être considéré immunisé, et n’est donc potentiellement plus contagieux.
Toute l’idée de cette levée ciblée du confinement serait alors de le lever, d’abord pour ceux ayant développé une réponse immunitaire de seconde génération robuste, à l’exception de ceux ayant le virus mais ne présentant pas cette réponse, puis d’attendre qu’ils l’aient développée pour la lever pour eux aussi. Il faudrait donc faire de très nombreux tests diagnostics et plus poussés qu’une « simple » détection ou non du virus.
Une solution alternative, peut-être plus apte à recueillir une adhésion sociale, pourrait être trouvée dans la méthode de confinement intermittent, reposant sur l’alternance entre phases de confinement strict et brèves phases (1 à 2 semaines) de « relâchement ». Cela nécessiterait tout de même une surveillance rapprochée de l’évolution du nombre de cas, afin de pouvoir réintroduire sans délai les mesures de confinement en cas de rebond. Cependant, en raison du délai entre contamination et apparition des symptômes menant à un éventuel test diagnostic, même une surveillance accrue ne détecterait un rebond du nombre de cas qu’après coup, laissant ainsi le temps d’une propagation significative durant ce délai.
On peut enfin potentiellement considérer que les succès dans l’arrêt de la propagation du virus en Chine et en Corée du Sud sont, dans une certaine mesure, en trompe-l’œil, car les autorités sanitaires ont réussi à faire « décoller » les mesures de suppression et ainsi à stopper l’épidémie ; toutefois, il reste encore à savoir comment on les fera « atterrir ». Les mesures de suppression sont en effet encore actives, Wuhan et Daegu sont encore en quarantaine, et on a pour le moment pas réellement d’horizon de levée de ces mesures.
6 – Les inconnues sur la propagation du virus
Malgré toutes les connaissances dont on dispose actuellement sur le virus, un grand nombre d’inconnues demeurent quant à la propagation du virus et à l’état sanitaire de la population au moment de l’instauration des mesures de confinement. Combien de personnes sont contaminées mais n’ont pas encore déclaré de symptômes ? Combien de contaminations cela va-t-il engendrer pendant la période de confinement ? Parmi les personnes contagieuses mais non symptomatiques, combien de citadins partis en exode dans leur résidence secondaire ? Quelle importation du virus dans ces territoires (ainsi que ceux traversés) cet exode va-t-il engendrer ? Quelles exacerbations des tensions sociales et réactions de rejet voire d’hostilité à l’encontre de ces citadins cela va-t-il causer ? Enfin se pose la question des « super spreaders », ces personnes à la charge virale particulièrement élevée, capables de contaminer plus d’une dizaine de personnes et responsables d’une part disproportionnée de la propagation de l’épidémie. Où sont ces super spreaders ?
La carte interactive ci-dessous fait un point à jour de la répartition des cas dans le monde.
7 – Les inconnues sur le respect du confinement
La courroie de transmission entre les instructions de l’exécutif et les comportements est loin d’être à motifs réguliers. La plus grande des incertitudes réside dans l’adhésion de la population aux mesures constituant le corps de la stratégie de suppression mise en place.
Dans une démarche d’ajustement des mesures aux comportements qu’elle suscite, un « durcissement » du confinement est envisagé pour tenter de compenser l’apparente légèreté avec laquelle un certain nombre de Français semblent l’avoir vécu jusqu’ici.
Toute la question sera de savoir jusqu’où il sera sociétalement acceptable de durcir ce confinement, mais aussi quels seront les moyens qui existeront pour appuyer cette politique. Il semble évident que les mesures constituant une stratégie de suppression ne pourront reposer uniquement sur la répression et la contrainte, et qu’une adhésion et une participation active de la population seront essentielles. Or, l’adhésion à ce genre de mesures tend en général à diminuer avec le temps, sauf en cas d’augmentation insoutenable du nombre de morts…
Par ailleurs même dans un scénario d’adhérence totale au confinement, il y aura des contaminations. Malheureusement, cela touchera notamment ceux qui sont en première ligne, à savoir les forces de l’ordre, les soignants, mais aussi les personnes travaillant dans la grande distribution. L’ampleur de ces contaminations, et l’impact que cela aura sont des inconnues significatives, reposant sur une combinaison de facteurs tellement complexes que presque impossible à modéliser, mais dont les conséquences seront majeures. Combien de temps un système de santé amputé constamment de ses soignants pourra-t-il continuer à tourner de manière efficace ? Combien de temps des forces de l’ordre amputées constamment et avec une perception de sacrifice étant donné les aléas liés à la fourniture de masques de protection pourront-elles leurs opérations de manière efficace ?
8 – Les inconnues sur l’adaptation des systèmes de santé
Si l’on prend une définition large des systèmes de santé et qu’on y inclut tous les moyens humains et logistiques qui serviront à lutter contre la propagation du virus, alors on peut considérer qu’il est susceptible d’y avoir un certain nombre d’adaptations dont le succès pourra influencer significativement la situation.
On peut comprendre l’usage volontairement répété du terme de guerre par le Président de la République comme une volonté de souligner le caractère dramatique et grave de la situation à ceux dont il a estimé qu’ils ont agi de manière légère et désinvolte, malgré ses premières communications sur le besoin de réduire leurs déplacements et leur activité. On peut aussi y voir une volonté de mobiliser une forme de doctrine clausewitzienne au plan sanitaire. Si le pays est en guerre, alors la guerre sera totale, et toutes les branches du pays seront mobilisées.
La première d’entre elles étant bien sûr l’armée et son service de santé, mobilisés pour le moment pour déplacer des patients de zones ou les hôpitaux sont saturés vers d’autres zones, ou pour monter des hôpitaux de campagne. Cela comprend également l’industrie, dont une partie s’est mise à produire du gel hydroalcoolique, des masques, ou des respirateurs. Enfin cela comprend le champ universitaire et de la recherche, dont la mobilisation pourrait permettre d’étendre significativement les capacités de diagnostic étant donné le nombre importants de thermocycleurs, les machines capables de réaliser des tests diagnostics de RT PCR, mais aussi de réactifs nécessaires, dont disposent de nombreux laboratoires de recherche en biologie. Cette mobilisation pourrait également permettre d’étendre le champ des informations recherchées lors d’un diagnostic et de commencer à regarder la présence et la nature d’éventuels anticorps produits. Enfin, il ne faut pas non plus occulter les initiatives transfrontalières, des régions allemandes proches du Grand Est ont indiquées être prêtes à recevoir des patients français.
9 – Qui avait prévu, ces dernières années, l’arrivée d’une pandémie et ses conséquences ?
L’épidémie de coronavirus est apparue, pour une grande partie de l’opinion publique occidentale, comme une menace totalement nouvelle et imprévue. Les pays d’Asie orientale avaient certes connu, au cours de ces vingt dernières années, plusieurs épidémies virales d’origine animales (SARS, H1N1), mais celles-ci ne s’étaient jamais propagées à grande échelle jusqu’en Occident, entretenant l’illusion que la mondialisation demeurait immune à la logique épidémiologique. L’impréparation des systèmes de santé occidentaux au coronavirus est-elle imputable, dans ce contexte, à une incapacité des États occidentaux à anticiper ce risque ?
L’analyse de quelques grands documents de prospective stratégique produits par les administrations américaine et française suffit à constater que le risque d’une épidémie virale de grande échelle n’était pas un impensé, bien au contraire. Aux États-Unis, le National Intelligence Council regroupant différents services de renseignement, dans son exercice périodique d’anticipation de l’état du monde futur et des menaces à venir, évoquait déjà en 2017 la possibilité en 2023 d’une pandémie globale, ayant pour effet de réduire drastiquement les voyages internationaux afin de lutter contre la propagation du virus, et contribuant dès lors à un ralentissement du commerce international et des gains de productivité. À l’appui de plusieurs vagues d’épidémie de grippe H5N1 et H7N9 dans la région, le rapport allait jusqu’à identifier l’Asie orientale comme un foyer particulièrement à risque, en raison de la proximité qu’on y trouve entre certaines espèces d’animaux (notamment aviaires) et les humains.
En France, la possibilité d’une pandémie globale est décrite dans le Livre blanc de la Défense dès 2013. Ce risque est précisé dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, selon laquelle « l’interconnexion des filières alimentaires génère des risques », pouvant mener à « l’émergence d’un nouveau virus franchissant la barrière des espèces ». Ce type d’exercice prospectif demeure singulièrement l’apanage des stratégistes militaires. En France, Santé Publique France, pourtant héritier de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), ne publie pas de manière régulière des rapports prospectifs publics sur les nouveaux risques sanitaires possibles.
10 – Quelle est la valeur des scénarios ? Qui les écoute ? Est-ce que ces prévisions ont eu une influence sur la préparation des systèmes de santé ?
La possibilité d’une pandémie virale globale était donc une menace identifiée, explicitée dans certains travaux prospectifs publiés par les États. La démarche prospective est intrinsèquement liée à l’émergence de l’État-providence cherchant, par le truchement des sciences statistiques, à estimer la probabilité des risques. La hiérarchisation qui en ressort permet idéalement au décideur public de choisir, en fonction de ces probabilités, quels dispositifs préventifs financer en priorité.
Partant, deux éléments permettent en première analyse d’expliquer pourquoi les sociétés occidentales n’ont pas pu se préparer à un risque pourtant identifié. En premier lieu, c’est moins la possibilité d’une pandémie virale globale que sa probabilité qui semble avoir été insuffisamment prise en compte par la prospective. Les documents publics, produits par les armées ou les services de renseignement, listent souvent les risques possibles sans les hiérarchiser. En ressort un effet « catalogue » dont l’utilité concrète pour le décideur public paraît limitée. En second lieu, la temporalité du développement de dispositifs de prévention semble mal s’articuler avec celle, plus resserrée, du temps politique. À la suite des travaux de Nassim Nicholas Taleb, il apparaît que la prévention coûteuse de risques réels, mais peu probables, fait l’objet d’un sous-investissement par le décideur public, qui privilégierait l’investissement dans des dispositifs en prévention de risques sanitaires réels et immédiats.
Enfin, la complexité de la crise actuelle montre dans quelle mesure la seule préparation sanitaire à une pandémie affectant tous les aspects de la vie en société ne suffirait pas à endiguer ses effets. Il n’existe pas, à ce jour, de champ scientifique structuré des sciences sociales qui pourrait informer la décision publique de crise quant aux interactions entre choix politique et réponses collectives (acceptabilité sociale et respect d’un confinement, acceptabilité de la surveillance généralisée, recours à de nouvelles formes de solidarité de crise, etc.).
C’est pourtant à la fois des décisions publiques, elles-mêmes intimement liées dans leur contenu au degré de préparation réelle du système préventif de santé publique d’une part, et des comportements sociaux afférents d’autre part, que dépendra l’opportunité de favoriser un type de réponse non-pharmaceutique plutôt qu’un autre. Il est probable qu’un tel champ, au croisement de l’épidémiologie, de la sociologie du risque, de l’économie (théorie des organisations, théorie des jeux) et de la science politique, se développe dans les années à venir en Occident, ne serait-ce que pour tirer, dans un premier temps, les enseignements de la crise du coronavirus.