Le 29 février, le gouvernement décidait la mise en œuvre du 49.3 pour faire passer sa réforme des retraites à l’Assemblée, après qu’elle a suscité l’un des plus amples mouvements sociaux de ces cinquante dernières années. Le même jour, il annonçait les premières mesures d’ordre public pour limiter la propagation du coronavirus, avec l’interdiction des grands rassemblements et la restriction de la circulation dans les premiers foyers repérés. Il ne faut pas faire de cette coïncidence plus que ce qu’elle n’est. L’arrivée du virus reste bien sûr un élément exogène. Mais il ne faut pas non plus s’interdire de saisir cette occasion conceptuelle, car elle implique simultanément deux rapports des citoyens à l’État, qui peuvent paraître contradictoires.
Il nous a donc paru judicieux de donner à lire une chronique prononcée par le philosophe Jacques Rancière à l’été 2003 dans une situation qui présente certains éléments analogues à ce que nous vivons ces jours-ci – canicule d’une part entraînant le décès de milliers de personnes âgées, réforme des retraites de l’autre. L’auteur nous y a généreusement autorisés, à condition de « ne pas lui faire jouer le rôle de prophète. »
L’État et la canicule
En se défendant de n’avoir pas su prévoir les effets de la canicule 1, notre gouvernement a implicitement reconnu qu’il lui incombait bien sinon de commander le chaud et le froid, à tout le moins d’en prévoir tous les effets possibles sur les vies de nos concitoyens.
Si la chose prête à réflexion, c’est bien sûr parce que le même gouvernement est au même moment engagé dans l’entreprise apparemment opposée. Sa grande affaire, c’est de réduire les dépenses que la collectivité supportait pour garantir autant que possible à chacun emploi, rémunération, retraite et santé. Cette entreprise s’accompagne d’un discours exaltant les vertus retrouvées du risque et de l’entreprise individuelle contre la tyrannie de l’État-providence et l’archaïsme frileux des privilèges sociaux.
Or la circonstance actuelle nous présente apparemment un singulier contre-effet : au moment où l’État décide d’en faire moins pour notre santé, il se reconnaît responsable en bloc à l’égard de notre vie, de sa durée et de sa protection contre tous les fléaux qui peuvent la menacer. Il ne s’agit pas là d’une contradiction accidentelle mais bien d’une logique globale. Ce qui se joue dans les actuelles réformes, ce n’est pas, quoiqu’on dise, la restauration glorieuse des vertus de l’individu contre le carcan étatique. C’est bien plutôt le remplacement des systèmes horizontaux et associatifs de solidarité par une relation verticale de chaque d’individu à l’égard de l’État protecteur.
De quoi l’État nous protège-t-il au juste ? Cela se résume en un mot : insécurité. On a voulu assigner ce mot aux phénomènes de violence et de délinquance existant dans bon nombre de nos cités et collèges. Mais l’insécurité n’est identifiable à aucun phénomène particulier. Elle est le sentiment mobile que nous sommes menacés par des fléaux sans nombre et éventuellement sans visage. Notre président fut naguère élu par les uns pour lutter contre le fléau de l’insécurité dans les banlieues et par les autres pour nous protéger du fléau de l’extrême droite sécuritaire. Dans quelle mesure a-t-il vaincu ces deux fléaux, nul aujourd’hui ne le lui demande bien expressément. On lui demande en revanche si son gouvernement fait bien tout ce qui est nécessaire pour prolonger notre vie aussi loin qu’elle peut l’être.
Sous les hymnes officiels aux vertus de l’entreprise et du risque, ce qui apparaît en fait, c’est un lien toujours plus fort de chaque individu à un État chargé de nous protéger contre tous les périls, ceux de l’islamisme et du terrorisme, comme ceux du chaud et du froid. Cela veut dire que le sentiment de la crainte est ce qui aujourd’hui plus que jamais cimente le rapport des individus à l’État.
Il y aurait peut-être lieu alors de réviser certaines analyses sur lesquelles nous vivons depuis quelques lustres. Celles-ci nous décrivent l’État contemporain comme un État dont le pouvoir est de plus en plus dilué et invisible, synchrone avec les flux de la marchandise et de la communication. Nous serions à l’heure du consensus automatique, de l’ajustement sans douleur entre la négociation collective du pouvoir et la négociation individuelle des plaisirs au sein de la société démocratique de masse.
Déjà pourtant le fracas américain des armes, les hymnes à Dieu et au drapeau et les mensonges renouvelés de la propagande d’État ont mis en évidence une vérité dérangeante : l’État consensuel en sa forme achevée n’est pas l’État gestionnaire ou l’État modeste. C’est l’État réduit à la pureté de son essence, soit l’État policier. La communauté de sentiment qui soutient cet État et qu’il gère à son profit, c’est la communauté de la peur.
Les fautes que les gouvernements se reconnaissent ou dont on les accuse en matière de protection de leurs populations jouent alors à contre-effet. En ne nous protégeant pas bien, ils prouvent qu’ils sont là plus que jamais pour le faire. Que le gouvernement américain n’ait pas su protéger ses populations contre un attentat longuement préparé prouve surabondamment sa mission de protection préventive contre une menace invisible et omniprésente. Il en va de même pour les échecs de nos gouvernements à l’égard de la petite délinquance ou de la prévention des risques sanitaires. Prévenir les dangers est une chose, gérer le sentiment de l’insécurité en est une autre.
L’opinion régnante voudrait voir dans le développement de la logique sécuritaire la réaction défensive occasionnelle due aux dangers que font peser aujourd’hui sur nos sociétés avancées les attitudes réactives de populations défavorisées, poussées par la pauvreté à la déviance, au fanatisme et au terrorisme. Rien n’indique, à vrai dire, que les campagnes militaro-policières et les réglementations sécuritaires actuelles mènent à réduire cet écart entre riches et pauvres où l’on veut voir la menace permanente pesant sur nous.
Mais surtout l’insécurité n’est pas un ensemble de faits, c’est un mode de gestion de la vie collective. Le matraquage médiatique quotidien de toutes les formes de dangers, risques et catastrophes, tout comme la vogue intellectuelle du discours catastrophiste et des morales du moindre mal montrent assez que les ressources du thème insécuritaire sont illimitées. Le sentiment insécuritaire n’est pas une crispation archaïque due à des circonstances transitoires. C’est un mode de gestion des États et de la planète propre à reproduire en boucle les circonstances même qui l’entretiennent.