Lorsque le pape François est apparu à la loggia de Saint-Pierre le 13 mars 2013, Jorge Maria Bergoglio était un parfait inconnu pour les foules catholiques qui l’acclamaient. Mais il n’en allait pas de même dans les milieux des vaticanistes bien informés. Ceux-ci, qui ont la mémoire longue, savaient que le cardinal Bergoglio était déjà le principal compétiteur de Joseph Ratzinger lors du conclave de 2005. Selon des indiscrétions calculées 1, les voix du camp progressiste se seraient alors déjà portées sur Jorge Maria Bergoglio, avant qu’il ne soit devancé par son rival conservateur, le futur Benoît XVI.
Le conclave de 2013 a donc été interprété logiquement comme la revanche des progressistes sur les conservateurs, le match retour en quelque sorte. Pourtant les choses ne sont pas aussi simples : premièrement parce que selon les mêmes témoignages de 2005, le cardinal Bergoglio, confronté à une pression émotionnelle considérable, aurait lui-même appelé à voter en faveur de Ratzinger ; en deuxième lieu parce que du fait de son âge (76 ans), Bergoglio a fait figure d’outsider au conclave de 2013 : le candidat progressiste médiatisé était alors plutôt le cardinal brésilien d’origine allemande Odilo Scherer, archevêque de Sao Paulo.
Seuls quelques organes de presse bien informés, dont La Croix, qui lui avait consacré un portrait 2, savaient que Bergoglio figurait dans la courte liste des véritables papabiles. Quant au candidat des courants conservateurs en 2013, il apparaît qu’il s’agissait très probablement du cardinal Angelo Scola, (né en 1941) archevêque de Milan et véritable héritier intellectuel de Benoît XVI, comme directeur de la revue internationale de théologie Communio. Cet espoir manqué a d’ailleurs occasionné une extraordinaire bévue de la conférence des évêque d’Italie qui, le soir de l’élection, a envoyé un message de félicitation à Scola, ce qui révèle sans doute de très grandes divisions au sein de l’épiscopat italien.
Le progressisme atypique de Jorge Maria Bergoglio
Il n’en reste pas moins que le cardinal Bergoglio n’était pas une des grandes figures progressistes du collège cardinalice habituées des médias, et conséquemment qu’une inconnue planait sur son véritable programme de réforme. Il est alors nécessaire de se pencher sur sa formation et les influences intellectuelles qu’il a reçues. Il en ressort que Jorge Maria Bergoglio, Argentin d’ascendance italienne, est admiratif de la culture de la vieille Europe, qu’il connaît cependant de loin.
Sa jeunesse a été avant tout marquée par le péronisme et ses mutations. Courant politique protéiforme qui entend dégager une troisième voie entre la droite et la gauche et emprunte certains éléments aux fascismes sans jamais s’y réduire, le péronisme a profondément marqué la vie politique argentine lors des présidences autoritaires de Juan Perón (1946-1955 et 1973-1974). S’il ne s’est jamais explicité réclamé du péronisme, Jorge Maria Bergoglio a plusieurs fois fait l’éloge des politiques sociales du couple Perón, et a loué son attention au « bon sens » du peuple ; il semble avant tout soucieux de ne pas être affilié à la droite conservatrice 3 telle qu’elle a pu s’incarner en Argentine dans la politique néo-libérale du président Mauricio Macri (2015-2019). Le pape François a pourtant entretenu des relations notoirement exécrables avec sa devancière Cristina Kirchner, autre héritière possible du péronisme de gauche.
Le pape François a reçu l’essentiel de sa formation intellectuelle dans la Compagnie de Jésus, au sein de laquelle il est entré en 1959. À cette époque, celle-ci connaît des mutations cruciales, sous le supériorat général du Père Pedro Arrupe (1965-1981), qui l’engage résolument dans les nouvelles orientations prises à Vatican II. En Amérique latine, ce tournant se caractérise par une attention accrue envers les questions de justice sociale, dans la lignée de la conférence tenue par l’épiscopat sud-américain à Medellin en 1968. C’est alors qu’apparaît la théologie de la Libération, qui articule théoriquement le message évangélique avec la lutte contre les structures d’oppression socioéconomiques, en recourant à des schèmes d’interprétation marxiste.
Or si nombre de jésuites s’engagent résolument dans ce courant, Jorge Maria Bergoglio s’en garde bien : il conserve une attitude résolument modérée, loyaliste, somme toute « centriste », qui lui permet de devenir à 36 ans supérieur provincial des jésuites d’Argentine, en un temps d’implosion rapide des anciennes structures ecclésiales. À ce poste, c’est toujours la prudence qui le caractérise : lors de la dictature militaire argentine, il est un opposant méfiant et attentiste au pouvoir en place, qui offre certes sa protection à des ecclésiastiques persécutés, mais refuse de s’engager aux côtés d’autres théologiens de la Libération dans la résistance déclarée au régime. Il en a résulté des rancœurs et des oppositions tenaces. Bergoglio n’est donc absolument pas un théologien de la Libération : tout au plus est-il proche de la tendance la plus modérée de ce courant, la théologie du peuple, qui professe une confiance de principe aux sensus fidei, traditions et dévotions populaires.
Sans doute faut-il en voir un écho dans les déclarations du pape François, pour qui le peuple n’est pas une catégorie logique ou politique, mais mystique. À cette aune, le synode sur l’Amazonie représenterait presque un acte de réparation envers certains théologiens de la Libération historiquement marginalisés avec son aval. Après la dictature, le P. Bergoglio s’est également retrouvé très isolé au sein de la Compagnie de Jésus, au point de connaître une mise à l’écart sévère et inhabituelle à Cordoba, dans le nord de l’Argentine, en 1987 – il n’en sera tiré qu’en 1992, pour devenir l’évêque auxiliaire du très conservateur cardinal Antonio Quarracino (1923-1998), archevêque de Buenos Aires. Certaines rumeurs attribuent cette relégation à l’existence d’un rapport très négatif sur le P. Bergoglio adressé au nouveau général des jésuites, Hans Peter Kolvenbach (1928-2016), dont on n’a pu pourtant retrouver la trace 4.
Tous ces éléments dessinent une trajectoire heurtée, qui contribue à faire de Bergoglio un prélat atypique dans le jeu ecclésial. Il ne se rattache pas vraiment aux personnalités connues de cardinaux européens qui, sous le pontificat de Jean-Paul II, plaidaient pour un tournant progressiste de l’Église. En particulier, il n’a jamais été proche de la principale d’entre eux, l’archevêque de Milan Carlo Maria Martini (1927-2012), autre jésuite et figure de premier plan du progressisme intellectuel. Il a été davantage marqué par l’influence des cardinaux allemands comme Walter Kasper (né en 1933) ou Karl Lehmann (1936-2018). Ces derniers, avec le Belge Godfried Danneels (1933-2019), le Français Jean-Louis Tauran (1943-2018) et le Britannique Cormac Murphy O’Connor (1932-2017), ont formé le groupe de St-Gall, du nom de leur résidence suisse où ils se sont réunis discrètement à plusieurs reprises, pour préparer l’alternance progressiste à Jean-Paul II.
Tous ces cardinaux étant trop marqués comme libéraux pour être eux-mêmes papabiles, il leur a donc fallu trouver un candidat de substitution. Tout indique que Jorge Maria Bergoglio, peu manœuvrable, a été lent à convaincre. Quoiqu’il en soit, ce programme, pour peu qu’il ait été réellement consistant, a échoué au conclave de 2005, où les libéraux déclarés ont été clairement mis en minorité face à Ratzinger. Or la curie du conclave de 2013, du fait des nominations cardinalices de Benoît XVI, était encore plus nettement conservatrice, du moins selon les éléments officiellement connus. Ce n’est donc pas la « mafia de St-Gall 5 » toute seule qui a fait élire le pape François. On peut raisonnablement avancer l’idée que les partisans de sa candidature ont su très habilement su jouer des divisions entre les cardinaux italiens indécis, et spécialement de celles des cardinaux de curie. Deux « factions » curiales importantes, qui étaient à couteaux tirés sous le pontificat de Benoît XVI, et qui portent chacune une responsabilité notoire dans les scandales de corruption récents du Vatican, se sont alors toutes deux réconciliées dans le soutien à Bergoglio, en qui elles ont dû voir un moindre mal : il s’agit des partisans des deux secrétaires d’État Angelo Sodano (en poste de 1990 à 2007) et de son successeur Tarcisio Bertone (de 2007 à 2013).
On objectera que le pape François s’est tenu assez éloigné de ces deux personnalités qui représentaient les travers de « l’ancien monde » curial, et qu’il se montre déterminé à réformer la curie romaine selon des principes de bonne gestion. Ces remarques sont valides jusqu’à un certain point seulement. François s’est en effet signalé par ses discours incendiaires contre les maladies spirituelles qui minent la curie romaine 6 et a entrepris une refonte des dicastères romains, en particulier de ses finances. Mais une étude plus attentive du personnel curial en faveur sous François démontre des permanences intéressantes : les hommes du pape François, pour beaucoup, sont d’anciens affidés du cardinal Sodano. C’est ainsi le cas du « numéro 2 » du Vatican, le cardinal secrétaire d’État Pietro Parolin, par ailleurs diplomate de grand talent, ou du cardinal préfet de la congrégation pour le Clergé Beniamino Stella, sans doute un des hommes les plus puissants de la curie actuelle. L’étude des réformes successives des finances du Saint-Siège fait encore apparaître, derrière les modifications de structures, la mainmise accrue de la diplomatie du Vatican sur les autres services curiaux, phénomène latent depuis le pontificat de Paul VI (1963-1978). En somme, selon un air bien connu en Italie, « tout change pour que rien ne change ». Mais l’image du pape grand réformateur face aux pesanteurs de cardinaux ultra-rigides s’est partout imposée ; il n’est pas interdit de penser que, somme toute, les uns et les autres s’accommodent bien de cette distribution des rôles.
Un style de gouvernement inhabituel
Une fois élu, le pape François s’est certes attelé à réformer l’Église. Il a remis en discussion la plupart des points dont les courants progressistes voulaient débattre. Cependant il ne l’a pas fait selon un programme méthodique, contrairement à ce que le monde médiatique comme certains conservateurs imaginaient 7. En fait, le progressisme de François est atypique en ce qu’il réside sans doute moins dans des questions de fond que dans son style de gouvernement très inhabituel. Le pape discute, se montre ouvert, lance des processus qui porteront plus tard du fruit (selon l’un de ses adages favoris : « le temps est supérieur à l’espace 8 », qui semble inspiré de la spiritualité jésuite) : c’est tout l’inverse d’un esprit systématique.
Ainsi, envers une luthérienne qui lui demande si elle peut communier à la messe catholique, il se lance dans de longues explications et se garde bien, in fine ; de trancher : c’est qu’il n’a pas envie de le faire 9. Là réside la véritable rupture avec ses prédécesseurs. Au plan du discours, jamais la « synodalité », le dialogue et l’accompagnement pastoral n’ont été aussi souvent invoqués. Dans les faits, jamais un pape n’avait exercé un gouvernement aussi personnel et direct. Cet usage affirmé du pouvoir personnel a eu des effets contrastés : il a occasionné une grande efficacité à court terme (le pape dispose d’une « force de frappe » médiatique bien plus considérable que Benoît XVI), qui a beaucoup augmenté, dans un premier temps, la popularité de François auprès de l’opinion catholique mondiale. Mais il en a résulté également ce paradoxe : le pape s’est parfois retrouvé victime des phénomènes de cour qu’il dénonce sincèrement par ailleurs.
On l’a vu à l’occasion mal informé, demandant des éclaircissements, revenant sur des décisions prises à la hâte, voire, dans certains cas, reconnaissant une précipitation de jugement qui a pu le desservir. Ce style de gouvernement a bien souvent désarçonné les commentateurs et vaticanistes progressistes, comme Andrea Tornielli, ou conservateurs, comme Sandro Magister. On peut y voir l’habileté suprême d’un leader qui avoue lui-même être un po’ furbo 10(un peu rusé). Mais l’on entrevoit aussi, dans le lien charismatique entre un chef qui se place au-delà des structures et le « peuple de Dieu », des restes de la théologie du peuple, voire d’un certain style populiste.
On touche là un des derniers paradoxes du gouvernement du pape François : son style de gouvernement n’est pas sans rappeler celui des dirigeants populiste qu’il vilipende. Matériellement, ses convictions sont bien sûr souvent divergentes. Il promeut des principes de justice et de solidarité envers les « périphéries », et spécialement les pauvres, les migrants et les peuples autochtones, plaide toujours pour le renforcement de la coopération internationale, se préoccupe des questions environnementales et climatiques. Mais si l’on se rattache aux acceptions anciennes du mot « populiste », en particulier à celles qu’il a pu revêtir en Amérique latine, l’on comprend mieux de telles parentés, et l’assertion surprenante du pape selon laquelle il ne comprend pas le sens négatif de ce mot. C’est en définitive ces grandes divergences de points de vue et de stratégies qui font du pape François un progressiste atypique.
Le synode sur l’Amazonie, ou des Allemands derrière des plumes d’Indiens ?
Le synode des évêques pour l’Amazonie s’est achevé à Rome le 27 octobre dernier. Réunissant 184 prélats majoritairement issus des neufs pays sud-américains membres du REPAM (Réseau ecclésial pan-amazonien) sous la présidence du pape François. Dans son rapport final il ébauche des solutions pour répondre aux problèmes nouveaux de l’Église catholique dans cette région. Ceux-ci sont particulièrement nombreux en Amazonie : adaptation aux cultures indigènes, prégnance des questions écologiques, isolement des communautés, pénurie des vocations, concurrence des protestants évangéliques, meilleure reconnaissance du rôle des femmes…
Or il est patent qu’aussi importants que soient les enjeux du synode pour la région amazonienne, ils dépassent de loin cette dernière et acquièrent, de par leur retentissement médiatique, une portée à l’échelle de l’Église universelle. Ce qui a été décidé localement peut-il être exporté globalement ? Dans quelle mesure le pape, garant de l’unité ecclésiale selon le dogme catholique, va-t-il arguer d’un particularisme amazonien pour défendre les mesures prises ? Leur extension à d’autres régions est-elle d’ores et déjà inéluctable ? Ces questions mettent également en jeu une supposée « opposition conservatrice » au pape François qui serait prête à aller jusqu’au schisme pour garder immuable la discipline ecclésiastique. Or le pape lui-même a prévenu l’opinion : « je n’ai pas peur des schismes 11 ». Il est rare qu’un pape se risque à évoquer ouvertement une telle possibilité, serait-ce pour la braver. En droit canon, un schisme est défini comme la rupture de la communion dans l’Église visible avec le souverain pontife, « successeur de Pierre » qui en est le garant. L’Église, à l’époque récente, n’a pas connu de schisme d’ampleur. Pourquoi donc agiter une telle menace à un tel moment ? Quelle est la véritable portée des luttes intestines dans la hiérarchie de l’Église ? Et comment le style de François permet-il d’en saisir les cause ?
Le storytellling médiatique réduit souvent l’actualité vaticane à un affrontement sans cesse recommencé entre « conservateurs » et « progressistes » désignés. Sans nier totalement la pertinence heuristique d’une telle catégorisation, bien souvent opératoire pour les hiérarques de l’Église eux-mêmes, il est toutefois nécessaire de la nuancer fortement. Trois correctifs peuvent être apportés au cliché d’un pape chevalier blanc de la lutte éclairée contre une curie sclérosée et corrompue. En premier lieu, si le pape François peut certes se rattacher aux courants progressistes, sa personnalité atypique et déroutante est loin de s’y réduire. Ensuite, « l’opposition conservatrice » au pape que l’on croit déceler au sein de l’Église hiérarchique est un courant tout sauf homogène. Enfin, le synode sur l’Amazonie, qui représente pour certains l’accentuation du virage progressiste de l’Église à la suite du concile Vatican II (1962-1965) 12, est en réalité plutôt le révélateur et la continuation de ruptures bien plus décisives qui ont été actées après le précédent synode consacré à la famille en 2015.
En apparence, le synode qui vient de s’achever sur l’Amazonie a ouvert la porte à des mesures plus révolutionnaires que le synode précédent, sur la famille, qui ont été votées à la majorité canonique des deux tiers. Le rapport final du synode amazonien a en effet proposé au pape l’ouverture de la prêtrise dans certaines conditions pour les diacres permanents mariés, sans doute dans le cadre d’un nouveau rite amazonien (sur le modèle des prêtres catholiques de rite oriental qui peuvent être mariés) ; il déclare aussi réfléchir à l’ordination diaconale des femmes. Ces mesures ne sont pour l’instant que des suggestions au pape sans aucun effet ; c’est seulement l’exhortation apostolique post-synodale, pas encore parue, qui les formalisera, lorsque François pourra décider de les reprendre à son compte. Bien que les changements mis en œuvre soient plus spectaculaires, en réalité, il se pourrait bien que les ruptures les plus significatives aient déjà eu lieu.
Des périphéries et du centre
Un des points de discussion très controversé du synode sur la famille, qui s’est tenu en deux sessions en 2014 puis en 2015, a consisté dans l’accueil des divorcés remariés qui, selon la discipline traditionnelle, sont en état de péché mortel, et donc privés de la communion sacramentelle. Les courants progressistes revendiquaient depuis longtemps une meilleure intégration des divorcés remariés, et donc l’abolition des anciennes censures. Or il s’agit là d’un point de blocage, irréformable selon les défenseurs des positions traditionnelles, car relevant de la discipline immuable de l’Église, fondée sur les paroles du Christ dans l’Évangile (à l’inverse du célibat des prêtres, qui a moins trait à la doctrine qu’à la discipline). La proposition qui ouvre la communion aux divorcés remariés n’a obtenu qu’une majorité très fragile au synode.
C’est pourquoi elle n’a pas été explicitement reprise par l’exhortation du pape Amoris laetitia : c’est seulement à la faveur d’une note de bas de page du document romain que l’on apprend que « dans certains cas, l’intégration des divorcés remariés peut aller jusqu’à l’accès aux sacrements ». C’est cette ambiguïté qui a généré les dubia des cardinaux conservateurs qui se sont demandés quelle était la bonne interprétation de ce passage. L’épiscopat argentin a demandé également au pape si cette note ouvrait bien l’accès à la communion pour des divorcés qui continueraient leur vie commune. La réponse du pape a été positive, et a loué la pratique des évêques argentins qui avaient déjà pris acte de ce changement. L’inscription de cette réponse de François, une simple lettre privée du pape, dans les Acta apostolicae sedis, le recueil officiels des actes du magistère, a représenté sans doute, en fin de compte, la véritable rupture. Car c’est par là que le pape François a vraiment pris le contre-pied de la politique suivie par ses prédécesseurs, et a inscrit ses propres mesures comme des actes magistériels. Il faut bien constater qu’il n’a entraîné à cette occasion ni schisme ni rupture formelle.
Est-ce à dire que le synode amazonien ne serait alors qu’un épiphénomène ? Il représente tout de même un enjeu crucial qui dépasse les simples questions locales. L’Amazonie est certes exemplaire de ces « périphéries » que la pape François veut replacer au centre de l’attention de l’Église ; mais elle ne concerne que quelques millions d’habitants, et pas tous catholiques. Derrière le souci pour les indigènes d’Amazonie, on voit poindre des questionnements qui concernent en réalité les Églises des sociétés occidentales, et en premier lieu l’Église d’Allemagne. La situation difficile des catholiques en Amazonie, par manque d’encadrement clérical, est certes plus grave que la longue crise des vocations des sociétés européennes ; cependant la situation de l’Amazonie n’est-elle pas ce qui risque d’arriver en Europe d’ici quelques années ? Les solutions concédées à l’Amazonie in experimentum pourraient alors être étendues demain à l’Allemagne, après demain à la France (où certains diocèses ne comptent qu’une infime minorité de prêtres encore en activité). Elles représenteraient alors un véritable tournant pour l’Église catholique entière, que certains appellent et que d’autres redoutent.
L’influence allemande sur les rives amazoniennes se lit aussi en filigrane dans le crédit dont les clercs germanophones exercent jouissent longtemps sur les affaires sud-américaines, avec des échanges qui ont été depuis longtemps noués (Bergoglio est lui-même un très bon germanophone, et a séjourné en Allemagne pour sa thèse de théologie en 1986, alors qu’il voyageait très peu). L’un des prélats les plus médiatiques du synode amazonien est le missionnaire allemand Erwin Kräutler, qui n’est pas un cas isolé. Il est donc raisonnable de penser que parler de la situation des cultures indigènes d’Amazonie a représenté une manière détournée d’évoquer les problèmes, autrement plus brûlants pour le Vatican, de l’Église d’Allemagne. Cette dernière, comme on l’a dit, est une des plus riches du monde grâce au système du Kirchensteuer (l’impôt ecclésiastique obligatoire pour les fidèles). Ses prélats, déjà têtes pensantes des mutations postconciliaires, ont encore aujourd’hui une puissance considérable sur le cours de l’Église universelle. Ils sont aujourd’hui sous la pression des associations de laïcs catholiques (regroupés au sein du Comité central des catholiques allemands), qui adoptent des positions bien plus progressistes qu’eux sur tous les sujets sociétaux, et réclament des réformes d’ampleur immédiates. Confronté à cette pression de sa base, l’épiscopat allemand est tenté d’aller de lui-même en avant : il a déjà essayé d’ouvrir de sa propre initiative l’intercommunion entre catholiques et luthériens, avant de se faire rappeler à l’ordre par la curie romaine. Le cardinal Reinhard Marx, président de la conférence épiscopale allemande, l’a affirmé très franchement lors du synode sur la famille : « nous ne sommes pas une filiale de Rome 13 ». Le pape François, à son habitude, s’est bien gardé de trancher cette initiative d’une Église particulière, pour peu qu’elle aille dans le sens qu’il encourage à mots couverts. Peu avant le synode sur l’Amazonie, la pression des catholiques allemands s’est intensifiée, avec des demandes d’abolition du célibat ecclésiastique et d’ouverture de la prêtrise aux femmes. Le synode sur l’Amazonie a donc représenté une réponse détournée à l’Église d’Allemagne. D’où l’opposition qu’il a également rencontrée dans les franges conservatrices. Mais François semble décidé à ne pas en tenir compte.
Une Église à géométrie variable
L’Église catholique se trouve donc aujourd’hui dans une situation d’entre-deux. Le risque de schisme formel, où l’on pourrait imaginer un parti conservateur reconnaissant Benoît XVI pour seul pape légitime, est une éventualité inenvisageable. En fait, aucune des parties ne désire la rupture, mais chacune fait mine d’attendre la faute de l’adversaire qui la rendra irréversible. Le risque du pontificat de François, bien plus subtil, est celui d’un schisme informel, non déclaré, silencieux. Il a pour cause directe le style de gouvernement imprévisible du pape, qui est déroute aussi bien ses soutiens libéraux que ses adversaires.
Ce schisme silencieux est double, et en réalité déjà bien entamé : d’une part, la massedes catholiques réclamant des réformes ne règlent plus leurs comportements selon les règles de l’Église – qu’ils concernent la pratique religieuse ou la morale sexuelle – tout en s’exprimant dans des mouvements contestataires, comme la conférence des baptisés en France ou le collectif « Wir sind Kirche » en Autriche ; la génération suivante quittera l’Église sur la pointe des pieds, voire ne se reconnaîtra plus comme catholique. D’un autre côté, une autre frange de l’Église, elle aussi peu pratiquante et observante, mais en désaccord sur le positionnement politique du pape François, considère qu’il ne défend plus l’identité chrétienne, donc que le pape ne les représente plus, voire que les autorités de l’Église en général ont abandonné les chrétiens. A l’exception d’une minorité très militante et conscientisée, ces laïcs ne comprennent guère les raisons proprement doctrinales qu’il y aurait d’être en désaccord avec le pape François (qui sont pourtant celles qui motivent les oppositions au sein de la hiérarchie de l’Église). Il est frappant de constater que ces deux positions antagonistes relèvent toutes deux d’une mutation des comportements dans le même sens, tendant à une adaptation au monde moderne. De part et d’autre, la vision de l’Église se retrouve politisée, car on la considère selon des enjeux séculiers et temporels, ainsi que l’on ferait d’un parti politique ou d’une association humanitaire.
S’il est sans doute conscient de ces deux périls jumeaux, le pape François n’a guère d’autres solutions que de poursuivre dans la route déjà empruntée : la réforme par des voies détournées, alliant une grande autorité personnelle à l’encouragement d’initiatives locales, en somme la défense d’une Église à géométrie variable, où l’unité serait tendue à l’extrême sans jamais être formellement rompue, à l’exemple de ce qui se pratique dans beaucoup d’Églises protestantes. Tel paraît être le sens de l’Église « hôpital de campagne 14 » que François a appelée de ses vœux. Ce serait une manière audacieuse et périlleuse de mettre en œuvre l’unité dans la diversité.
Sources
- Selon la revue allemande Cicero, le cardinal Attilio Nicora aurait tenu un journal du conclave par la suite communiqué au cardinal Achille Silvestrini, non-électeur, donc non-astreint au secret du conclave, qui l’aurait divulgué.
- Dans son édition du 8 mars 2013 : https://www.la-croix.com/Religion/Actualite/Jorge-Mario-Bergoglio-l-ascete-proche-des-pauvres-_NP_-2013-03-08-918980
- Dans une interview donnée à la revue jésuite italienne La Civilta Cattolica, il affirme ainsi « je n’ai jamais été de droite ! ».
- https://www.diakonos.be/settimo-cielo/le-mystere-bergoglio-pourquoi-le-general-des-jesuites-ne-voulait-pas-quil-devienne-eveque.
- Ainsi qu’elle est souvent désignée dans les milieux traditionalistes, reprenant une expression du cardinal Danneels lui-même.
- Discours de Noël à la curie du 24 décembre 2015.
- Comme le prêtre traditionaliste Malachi Martin dans son roman d’anticipation de 1998, The Windswept House.
- https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/Pape/Les-quatre-principes-daction-pape-Francois-outil-discernement-avant-elections-2017-05-03-1200844187.
- http://magister.blogautore.espresso.repubblica.it/2015/11/16/si-no-non-so-fate-voi-le-linee-guida-del-papa-allintercomunione-con-i-luterani/
- https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/09/19/01016-20130919ARTFIG00508-pape-francois-je-suis-un-pecheur-un-peu-ruse-un-peu-ingenu.php
- Interview du 10 septembre 2019 au retour du voyage du pape en Afrique.
- C’est par exemple l’opinion de l’éditorialiste Isabelle de Gaulmyn sur son blog le 29 octobre dernier : « Synode sur l’Amazonie, la fin de l’Église catholique »
- https://www.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Actualite/Rome/Le-cardinal-Marx-defend-l-independance-pastorale-allemande-face-au-Synode-2015-03-02-1286467.
- https://www.la-croix.com/Religion/Actualite/Pape-Francois-Je-reve-d-une-Eglise-mere-et-pasteur-2013-09-19-1019933.