Après plusieurs semaines de crise politique en Bolivie à la suite des résultats controversés du premier tour de l’élection présidentielle et de la démission du président sortant Evo Morales, l’annonce de nouvelles élections présidentielles au début de l’année 2020 et la mise en place d’un nouveau Tribunal électoral suprême (TSE) ont contribué à apaiser les tensions et la violence politique entre les différents camps politiques, la population et les forces de l’ordre. La tenue rapide d’élections présidentielles, promise par la présidente intérimaire Jeanine Añez, semble être un élément structurant pour le développement futur du paysage politique bolivien.
Nommé membre du TSE par la présidente en place, puis élu président du TSE par l’assemblée plénière, Salvador Romero Ballivián joue un rôle clé dans le déroulement de ces élections et par là même, dans la résolution de la crise. Dans ce contexte, le politologue, chercheur et écrivain bolivien souligne le rôle central du TSE dans la politique bolivienne et la nécessité de garantir son impartialité et son indépendance.
Quel sera le rôle du Tribunal électoral suprême lors des prochaines élections ? La crise politique qu’il a traversée a-t-elle modifié son rôle et ses objectifs ?
Le Tribunal électoral suprême de Bolivie a une double fonction par mandat constitutionnel : d’une part, il exécute le processus électoral sur les plans technique, administratif et logistique ; d’autre part, il est la plus haute instance de justice électorale. Le TSE doit remplir ces deux fonctions avec une solvabilité technique et une impartialité politique. Le processus électoral de 2020 est crucial pour l’avenir démocratique du pays, après l’épisode traumatisant qui a conduit à l’annulation de l’élection présidentielle de 2019.
Quand les prochaines élections auront-elles lieu et comment la supervision sera-t-elle effectuée d’un point de vue technique ?
La date précise n’a pas encore été fixée. Après la nomination des représentants du TSE par l’assemblée législative – qui a eu lieu le 18 décembre –, le TSE dispose de dix jours ouvrables pour convoquer les élections et approuver le calendrier électoral. L’appel aux élections se fera au début de janvier 2020, et à partir de ce moment, l’élection aura lieu dans une période n’excédant pas 120 jours.
Des élections pour ainsi dire normales peuvent-elles avoir lieu dans un contexte de graves tensions politiques et dans lequel Evo Morales ne pourra pas se présenter ?
Le contexte politique est encore complexe et délicat, avec des implications et des conséquences pour le processus électoral. Toutefois, malgré ces tensions latentes, les forces politiques ont jusqu’à présent donné des signaux clairs et forts pour chercher un consensus et un accord, comme le montre l’approbation unanime à l’Assemblée législative des règles du jeu pour les élections de 2020. Le même esprit a prévalu lors de l’élection des représentants du TSE. La participation et l’accompagnement du processus électoral par tous les acteurs politiques et sociaux est la clé du succès de l’élection.
Comment pourrait-on rétablir la confiance des électeurs en cette institution ? Devrait-on permettre une plus grande transparence dans le processus de comptage des votes ou une plus grande implication des citoyens dans ce processus pour en assurer l’impartialité ?
Depuis plusieurs décennies, les Boliviens font confiance à cet organisme et aux processus électoraux. L’un des principaux défis de l’élection de 2020 est de rétablir ce lien de confiance, et cela se fera par un travail technique solide et surtout une impartialité politique envers les partis et les candidats, qui passe notamment par l’affirmation de l’indépendance du corps électoral par rapport aux autres pouvoirs.
La participation des citoyens est primordiale. Les citoyens choisis au hasard – toute personne inscrite sur la liste électorale peut être tirée au sort pour la fonction – sont ceux qui administrent la table de vote et remplissent le procès-verbal, qui est le document clé. Il appartient à l’organe électoral d’assurer une chaîne de contrôle adéquate de ces procès-verbaux, puis une transcription irréprochable et une divulgation transparente. De cette façon, on garantira des élections dont les résultats généreront une certitude chez les citoyens et les acteurs politiques.
Vous avez été nommé à ce poste clé par la présidente intérimaire. Pensez-vous que la nomination soit la meilleure manière de désigner le président du TSE ?
La question essentielle est la confiance que les nominations suscitent auprès des citoyens. Il existe une exigence sociale pour que les membres du corps électoral rétablissent l’indépendance et l’autonomie effectives du TSE. Les pouvoirs exécutif et législatif ont tous deux montré par leurs actions la volonté de répondre à cette attente des citoyens.
L’histoire de l’organe électoral comporte trois ou quatre grandes étapes. Dans les années 1980, la désignation des autorités électorales répondait à une logique partisane : les représentants étaient, formellement, des représentants de partis ; chaque organisation recevant un nombre de membres basé sur son vote. Puis, ce modèle s’est effondré lors de l’élection de 1989, lorsqu’il y a eu plusieurs manipulations des résultats qui n’ont pas modifié le nombre de voix attribué à chaque candidat à la présidence, mais qui ont eu une incidence sur la répartition des sièges parlementaires. Renforcés par l’expérience, la société et les acteurs politiques ont évolué vers un schéma différent, avec la nomination de représentants électoraux ayant une trajectoire reconnue dans la société et indépendants des associations politiques. Ce modèle, débuté en 1991, a perduré près de deux décennies et a permis d’assurer des élections libres et compétitives avec un niveau élevé de confiance de la part du public et des partis. Dans un troisième temps, l’organe électoral perd dans la pratique (c’est-à-dire, pas légalement) ses attributs d’indépendance, d’autonomie, d’impartialité, et est subordonné à l’une des branches du gouvernement. Cela explique certainement la peur et l’incertitude inhabituelles qui régnaient avant la dernière élection présidentielle. Ce schéma s’est effondré lors des élections d’octobre 2019.
Les acteurs politiques ont pris acte de cet échec et cherchent à reconstruire un corps électoral qui leur assure une équidistance, une absence de parti pris pour ou contre la prise de décisions, et donc les éléments indispensables pour retrouver une crédibilité.
L’élection d’octobre 2019 a-t-elle été une exception dans cette chronologie que vous proposez, un accident en quelque sorte, et est-ce donc ce que vous tentez de prouver ?
Paradoxalement, ces évolutions dans l’histoire de l’organisme électoral se sont produites avec la même formule de nomination des autorités, à savoir par les deux tiers de l’Assemblée législative et un membre nommé par l’exécutif.
En d’autres termes, l’essentiel ne réside pas tant dans le schéma d’élection des autorités électorales, qui est assez courante en Amérique latine, mais dans la volonté des acteurs politiques. Lorsque ces derniers ont misé sur un organe politique impartial et indépendant, ils ont réussi car, de fait, le mécanisme des 2/3 tend vers cet objectif. Cependant, la règle ne tient pas si le pouvoir politique s’obstine à ignorer l’esprit et l’essence de ce principe, qui n’est pas tant arithmétique que politique et institutionnel.
En d’autres termes, selon vous, le problème vient davantage des individus que de la structure du système ?
Le programme a donné des résultats satisfaisants pendant près de deux décennies. En fait, ce fut l’une des constructions institutionnelles réussies de la démocratie bolivienne : chaque nouvelle gestion des représentants progressait à partir de l’héritage de la précédente. La formule de désignation des représentants électoraux n’a pas changé, ce qui a changé, ce sont les intentions de certains acteurs concernant la mission à remplir par l’organe électoral.
Sans aucun doute, cette évolution reflète aussi une problématique fondamentale que la Bolivie partage avec la plupart des pays d’Amérique latine : une institutionnalité fragile, avec des mécanismes faibles pour faire face à un assaut soutenu du pouvoir politique.
Votre position ne cherche donc pas à faire face à l’histoire du système que vous soulignez, mais seulement à certaines volontés individuelles ?
Dans les contextes que j’ai soulignés, des constructions institutionnelles non entièrement consolidées, les variables individuelles peuvent avoir un poids pour gagner ou perdre la confiance des citoyens, même sur de courtes périodes. Le cas de la Bolivie, et de nombreux autres cas en Amérique latine, en est la preuve.
Cependant, la variable personnelle doit être comprise dans un contexte politique, institutionnel et social large. Les désignations reflètent la vision des acteurs, la façon dont ils imaginent le rôle des institutions ; les profils des personnes choisies s’adapteront, en général, à cette conception.
Aujourd’hui, l’attente des citoyens est de retrouver un organe électoral impartial et indépendant. Dans la mesure où l’on répond à la demande, le lien de confiance est rétabli.
Pourquoi réussiriez-vous à atteindre ces objectifs ? Qu’est-ce qui vous différencie, par exemple, de vos prédécesseurs ?
Le travail n’est pas seulement individuel. Le TSE est un organe collégial, avec une Chambre Plénière composée de sept membres et qui, au niveau national, est accompagné de tribunaux départementaux, eux-mêmes composés de Chambres Plénières. La réussite de notre tâche est due au bon fonctionnement et à la coordination de toutes ces instances.
Chaque membre apporte une expérience et des antécédents différents. Dans mon cas, j’ai trois bagages différents qui me permettent de contribuer à l’entreprise collective. La première est la gestion électorale en tant que telle, puisque j’ai été membre du Tribunal Électoral Départemental de La Paz de 1995 à 1998, et membre du Tribunal Électoral National, où j’ai occupé les fonctions de vice-président et de président (2004 – 2008). La seconde est internationale, liée aux tâches de promotion démocratique et électorale. J’ai été le premier directeur du National Democratic Institute (NDI) au Honduras entre 2011 et 2014. Entre 2014 et 2015, j’ai dirigé le Centre d’Assistance et de Promotion Électorales de l’Institut Interaméricain des Droits de l’Homme (CAPEL / IIDH), qui est le secrétariat exécutif des organes électoraux des Amériques. En 2017, j’ai eu l’honneur de faire partie de la Mission Électorale Spéciale en Colombie, créée par l’Accord de paix, pour proposer des réformes politiques et électorales. En 2018, j’ai servi comme secrétaire exécutif d’un vaste projet d’accompagnement technique de l’IIDH au processus électoral mexicain. La troisième dimension est celle de l’enseignement et de la recherche, qui se reflète dans de nombreux ouvrages et articles que j’ai écrits, spécialisés sur la démocratie, la citoyenneté, les partis et les processus électoraux, en plus des travaux spécifiques de la chaire universitaire.
Encore une fois, cela montre l’importance de l’individu pour le système, n’est-ce pas ?
C’est une variable importante, mais, en raison des facteurs que j’ai soulignés, elle ne doit pas être surestimée, ni dissociée des processus politiques, sociaux et institutionnels plus larges. La bonne approche consiste peut-être à considérer que les autorités institutionnelles sont l’illustration de l’esprit et des priorités d’une époque.
Comment expliquez-vous ce qui s’est passé avec Evo Morales ? Quel soutien l’ancien président a-t-il aujourd’hui ? Comment pensez-vous que la crise bolivienne va se terminer ?
C’est un domaine dans lequel il ne m’appartient pas d’exprimer une opinion. Afin de maintenir l’équidistance, il est préférable d’éviter de valoriser ou de juger les acteurs et les dirigeants politiques.
Cependant, je m’arrête sur votre dernière question. Le processus électoral de 2020 est une pièce fondamentale pour le destin démocratique de la Bolivie, et c’est pourquoi l’engagement des institutions, des forces vives de la société, des partis, des médias et, en définitive, des citoyens est si important pour assurer le succès de l’élection comme espace de rencontre pour les Boliviens. Le succès de la tâche dépasse le corps électoral.
Plusieurs affaires judiciaires sur le continent latino-américain impliquant des personnalités politiques centrales, comme Lula, ont soulevé la question de la judiciarisation de la politique. Pensez-vous que ces problèmes puissent se poser en Bolivie ?
Au-delà du cas bolivien, c’est l’une des questions centrales des régimes démocratiques contemporains. Elle se présente différemment dans les pays dotés d’institutions fortes, où elle constitue un débat conceptuel pertinent, que dans ceux dont les institutions sont fragiles, où, au débat intellectuel s’ajoute la faiblesse du pouvoir judiciaire vis-à-vis des organes exécutifs.
Pensez-vous que nous pourrions analyser ce qui se passe en Bolivie à partir d’une perspective régionale, en comparant le cas bolivien avec ce qui se passe dans les pays voisins ?
Il y a des éléments communs. 2019 demeurera une année d’événements politiques et sociaux forts en Amérique du Sud, avec des mobilisations intenses. Les éléments communs sont liés au changement de la situation économique, ainsi qu’aux désillusions et aux attentes des citoyens vis-à-vis du régime démocratique : la présence du peuple dans les rues s’explique tant par le rejet que par l’illusion. Cela dit, l’évolution de la Bolivie présente de fortes particularités, notamment parce qu’elle a été déclenchée par un processus électoral fortement remis en cause, facteur absent dans d’autres pays. En Bolivie, la variable fondamentale était politique et non économique.