Quels sont les enjeux majeurs de géopolitique interne à la Hongrie actuellement ?
Nos enjeux géopolitiques tiennent tout d’abord à l’appartenance de la Hongrie à l’Union européenne et aux obligations qui découlent du fait d’être membre de l’Union.
Un second enjeu, qui complète le précédent, vient de la position géographique la Hongrie, un pays situé à l’extrême Est de l’Union, ce qui implique une vision qui n’est pas nécessairement la même que celle qu’adopte un pays situé à l’extrême Ouest. La Hongrie vit dans un environnement dessiné par le triangle Moscou-Berlin-Istanbul, c’est pourquoi sa politique doit être plus attentive à ce qui se passe en Allemagne, en Russie ou en Turquie.
Quant au phénomène migratoire, il est également lié, d’une certaine manière, à notre voisinage direct ou indirect. Notre premier ministre M. Orbán a déclaré à plusieurs reprises que, pour la Hongrie, il y a trois pays dont la stabilité est fondamentale sous cet angle : la Turquie, Israël et l’Égypte. La déstabilisation de l’un ou l’autre de ces pays porterait un coup sévère à l’ensemble de l’Union européenne sous l’angle des flux migratoires.
Géopolitiquement donc, la Hongrie est liée à l’Union européenne, mais elle ne peut pas faire abstraction de sa position particulière au sein de celle-ci. Même si nous sommes un petit pays, qui n’a pas le rayonnement mondial d’un pays comme la France, nous estimons que notre particularité est un élément de richesse pour l’Union, et que notre voix peut être un complément utile dans la réflexion commune sur les grands problèmes de l’heure.
Quelle est la position de la Hongrie sur le débat de l’élargissement de l’Union européenne aux Balkans et quelle sera sa position lors de la reprise des discussions à Bruxelles ?
Notre position est très claire : ces pays doivent rejoindre l’Union européenne aussi rapidement que possible. C’est une région actuellement déstabilisée et pleine de problèmes, qui suscite beaucoup de convoitises extérieures de la part de la Russie, de la Chine, de l’Arabie Saoudite, de la Turquie… Nous nous étonnons que l’Union européenne soit la seule entité dont elle ne suscite pas la convoitise – ou si peu –, d’autant plus qu’il s’agit de pays qui font géographiquement partie de l’Europe. Tant qu’ils n’auront pas rejoint l’Union, l’Europe institutionnelle ne sera pas complète.
Je sais que la France a une attitude beaucoup plus réservée sur le sujet : nous la regrettons parce que nous pensons qu’elle ne sert pas l’intérêt bien compris de l’Europe. Il ne suffit pas de dire à ces pays qu’il faut trouver des moyens de rapprochement et de coopération. Selon nous, il faut vraiment leur donner une perspective et un calendrier clair d’adhésion à l’Union européenne. Les coopérations sont une bonne chose, mais cela ne suffit pas. Il faut vraiment les arrimer à l’Union européenne : c’est notre position, qui est d’ailleurs partagée par un grand nombre d’États-membres. Nous y sommes très attachés, car encore une fois nous sommes les voisins de ces pays et nous y voyons aussi une question de sécurité européenne.
Nous estimons, par exemple, que la Serbie et le Monténégro doivent rentrer très rapidement dans l’Union. De même pour l’Albanie et la Macédoine du Nord. Ces pays ont déjà fait beaucoup d’efforts. Il leur en reste à faire bien sûr, mais il faut les encourager au lieu de leur fermer la porte au nez. Quant à l’autre argument, qui consiste à dire que l’Union doit d’abord se réformer elle-même avant de les accueillir, il me semble extrêmement dangereux, voire pervers, parce que susceptible de justifier un report infini de l’adhésion de ces pays : l’Europe est en effet un ensemble en perpétuel mouvement, en redéfinition, en refondation permanente, la construction européenne est bien davantage un processus qu’un programme doté d’étapes ou d’une date de fin. Et je crains que sur cette base il se trouvera toujours quelqu’un pour dire que « nous ne sommes pas tout à fait prêts », et justifier ainsi – ou masquer – la volonté politique de ne pas élargir. L’Europe n’est pas digne d’un tel raisonnement, elle doit prendre ses responsabilités.
Et puis, quelle image donnons-nous de nous-mêmes aux grandes puissances – Chine, États-Unis, Russie ou autres – face auxquelles l’Europe veut faire valoir sa force ? Quelle est la crédibilité internationale d’une Union qui a peur de son ombre et qui proclame qu’elle se considère incapable d’intégrer une demi-douzaine de petits pays qui font géographiquement partie du continent européen ? Cessons de nous regarder dans notre propre miroir, et faisons l’effort de nous regarder avec les yeux des autres !
Quel rôle souhaiterait avoir la Hongrie dans l’Union européenne et ses institutions au cours du présent mandat ? Quelle est la position hongroise face à cette nouvelle Commission ?
Nous donnons crédit à la nouvelle présidente de la Commission, dans le choix de laquelle la Hongrie a également joué un rôle. Nous l’avons soutenue, et nous lui donnons tout le crédit nécessaire pour faire évoluer l’Europe dans le sens que nous souhaitons, celui d’une alliance d’États souverains consciente de ses racines chrétiennes et celui d’une Commission qui retrouve le rôle de gardienne des Traités qui est le sien. La Commission doit cesser toute velléité d’impulsion politique, rôle qui revient au Conseil européen, c’est-à-dire aux chefs d’État et de gouvernement. La Commission propose, certes, mais elle ne décide pas, et elle ne doit pas non plus s’y essayer furtivement, comme cela a été le cas sous la Commission Juncker. Dans la mesure où la nouvelle Commission retrouvera l’impartialité dont elle n’aurait jamais dû se départir, elle recevra tout notre soutien.
Pour nous, il est clair que la force de l’Europe ne peut venir que de la force de ses États-membres. Ce n’est pas en donnant toujours plus de pouvoirs au syndic que l’on renforcera la copropriété, c’est même tout le contraire. Il convient donc que chaque État-membre puisse faire valoir la valeur ajoutée qui est la sienne. Aujourd’hui par exemple, la valeur ajoutée de la Hongrie au sein de l’Europe, c’est celle de la croissance économique, de la création d’emplois, de la rigueur budgétaire, de la stabilité politique : avec une croissance de 5 % – trois fois supérieure à celle de la moyenne de l’Union –, avec un taux chômage de 3,5 %, une dette publique inférieure à 70 %, un gouvernement appuyé sur une majorité qui recueille près de 50 % des voix à toutes les élections, nous avons des atouts à faire valoir en Europe. Et puis, nous avons également notre politique régionale – celle du groupe de Visegrad.
C’est pourquoi nous souhaitons que notre position soit respectée au sein de l’Europe, et qu’aucun pays ne soit pris d’une espèce d’envie irrépressible d’imposer ses vues à tous les autres, ou de porter en permanence des jugements à l’emporte-pièce sur ce qui se passe chez ses partenaires : ce n’est pas comme cela que l’Europe fonctionne, ce n’est jamais comme cela qu’elle a été conçue. Sa devise est : L’union dans la diversité. Il y a des cas où, bien sûr, c’est l’union qui fait la force, et nous sommes entièrement en ligne avec cette idée, mais nous pensons que l’aspect diversité est en ce moment trop largement négligé, et il serait bon que ces deux piliers se rééquilibrent. Et la diversité, cela veut dire la reconnaissance du droit à exister de l’autre, le respect des uns par les autres, l’abandon de la culture de stigmatisation et de punition au sein de l’Union.
Que pensez-vous des déséquilibres dans les nominations européennes entre l’Est et l’Ouest ?
Le nombre des postes majeurs – président de la Commission, président du Parlement, président du Conseil européen, président de la Banque centrale européenne – est de quatre. Or, il y a 28 pays dans l’Union, tous ne peuvent donc pas recevoir de poste majeur. À partir du moment où il faut veiller à la fois à l’équilibre des sexes, à l’équilibre géographique, à l’équilibre des forces politiques, l’équation devient impossible à résoudre : tout le monde ne peut pas tout recevoir.
Ce qui est essentiel pour nous, c’est que les dirigeants appelés à exercer ces fonctions représentent, autant que faire se peut, des positions qui rejoignent les intérêts et les préoccupations de la Hongrie. C’est ce que nous attendons, entre autres, de la nouvelle présidente de la Commission, mais aussi du collège des Commissaires, du Parlement européen et de ses commissions, ainsi que de l’ensemble des institutions de l’Union. Je pense que c’est une préoccupation élémentaire, qui est du reste celle de chaque Etat-membre.
Comment le couple franco-allemand sur la scène politique européenne est-il perçu en Hongrie ? Quelle est l’attitude de la Hongrie vis-à-vis du leadership ouest-européen d’Emmanuel Macron ?
Le couple franco-allemand est une constante de la politique européenne, pour des raisons évidentes : ce sont les deux pays les plus puissants de l’Union, et ils sont voisins. Toutes les raisons existent pour que le couple franco-allemand soit une réalité incontournable.
Mais il ne suffit pas. Il ne faut pas oublier que l’Union européenne ne comporte pas 2 pays, mais 28 (ou 27). Le temps n’est plus où l’Union était un petit club fermé. Avec l’entrée, par le dernier élargissement qui a suivi la chute de l’empire soviétique, de nombreux pays qui avaient été tenus à l’écart de la construction européenne pour des raisons indépendantes de leur volonté, et même contraires à leur volonté, l’Union s’est naturellement diversifiée. A ce sujet, il faut se garder du dogme des « pays fondateurs ». On ne peut pas refaire l’Histoire, mais il n’est pas interdit de rêver et je pense personnellement que si le Rideau de Fer n’avait pas existé, les pays fondateurs de l’Europe n’auraient pas été six mais probablement plus, et que la Hongrie, avec d’autres, en aurait fait partie. Que demandaient d’autre les insurgés hongrois de 1956, qui ont eu l’audace, au péril de leur vie, de frapper à la porte du monde libre, et que le monde libre a encore fait attendre près de quarante ans avant de la lui ouvrir ? C’est pourquoi nous trouvons particulièrement déplacées les affirmations selon lesquelles l’élargissement aux pays d’Europe centrale aurait été « précipité » (merci), voire « contre productif » : contre productif pour qui ? Pour ceux qui se seraient sentis mieux sans ces intrus venus de l’extérieur ? Il n’y a rien de plus anti-européen que cette approche.
La réunification de l’Europe a été un corollaire de la réunification de l’Allemagne. La regretter n’a aucun sens. Certes, les nouveaux adhérents n’ont pas la même culture, la même histoire, les mêmes vécus que l’Europe occidentale – cela n’a d’ailleurs jamais été le cas, même au XIXe ou au XVIIIe siècle. Le défi de l’Union européenne est d’intégrer ces différences, pas d’essayer de les gommer. Si elle n’en est pas capable, elle n’est pas digne de son nom.
C’est pour cette raison que le couple franco-allemand n’est plus le seul moteur de l’Union. Tout comme la France se tourne naturellement vers l’Allemagne pour trouver un ancrage au niveau européen, la Hongrie se tourne vers ses voisins : la Slovaquie, la République Tchèque, la Pologne, pour former le groupe de Visegrad. Celui-ci est, en quelque sorte, le répondant géographique du couple franco-allemand. Si vous regardez une carte de l’Europe, vous avez au milieu l’Allemagne, à l’ouest la France et à l’est le groupe de Visegrad. Celui-ci, par sa population et par son étendue, est l’équivalent de la France. Le commerce de l’Allemagne avec le groupe de Visegrad est supérieur à son commerce avec la France, la croissance des pays du groupe de Visegrad est quatre fois supérieure à celle de la France.
Pour toutes ces raisons, l’Europe ne peut pas reposer sur un seul pilier. L’Allemagne, bien entendu, a un rôle central par la puissance de son économie. La France a également son rôle par son rayonnement international. Mais il y a aussi les autres. Et c’est la prise en compte de cet équilibre, je dirais presque géographique, qui peut et doit faire avancer l’Europe.
Le président Macron a insufflé dans la réflexion européenne la dimension intellectuelle qui lui manquait. La Hongrie lui en sait gré, parce que l’Union européenne ne se résume pas à une série de chiffres et de normes. Sa rencontre du 11 octobre dernier à Paris avec le premier ministre hongrois Viktor Orbán a permis aux deux dirigeants d’avoir pour la première fois un long échange bilatéral sur les grands sujets qui déterminent l’avenir de l’Europe. Ils ont confronté leurs visions. C’est à mon avis une excellente méthode, à poursuivre, pour faire avancer l’Europe.
Le groupe de Visegrad traduit-il une volonté de constituer une opposition au sein de l’Union Européenne ?
Absolument pas. Opposition par rapport à quoi, à qui ? Nous ne nous opposons à personne, nous sommes soucieux d’une Europe performante. Nous ne sommes pas la seule sous-formation au sein de l’Union, il y en a beaucoup d’autres, chacune avec sa logique : la zone euro, l’espace Schengen, le Benelux, les pays baltes, les pays nordiques… Le groupe de Visegrad représente la sensibilité des pays d’Europe centrale, et l’on ne voit pas pourquoi on ne la ferait pas valoir au sein de l’Europe à 28.
Quels sont les points de convergence avec la politique française que la Hongrie souhaite approfondir ?
Si des points de convergence existent depuis un certain temps, de nouveaux apparaissent du fait des développements politiques actuels. La défense européenne en est un. M. Orbán a été le premier à évoquer l’idée d’une « armée » européenne. Même si le terme a pu effrayer, il traduit en tout cas la volonté de mettre en place une capacité de défense européenne venant compléter la protection première assurée par l’OTAN.
Tout comme la France, la Hongrie est en train de rejoindre à marche forcée le seuil de 2 % de ses dépenses de défense par rapport au PIB : nous n’y sommes pas encore, mais nous avons un plan pluriannuel de développement visant à l’atteindre dès 2024 – à la limite avant la France, par l’acquisition d’équipements européens tels que les hélicoptères Airbus et les chars Léopard. Par ailleurs, nous soutenons dans la mesure de nos moyens les forces militaires françaises déployées sur divers théâtres d’opérations, notamment au Mali. Tout cela est très apprécié par notre partenaire français.
Nous constatons également que la position pragmatique de la Hongrie en ce qui concerne les relations avec la Russie est désormais partagée par la France. La Hongrie, petit pays enclavé et dépourvu de ressources naturelles, est quasi-totalement dépendante de la Russie pour son approvisionnement en gaz et en pétrole. Le fait de dépendre d’un fournisseur unique, qui plus est par un seul canal d’approvisionnement – celui de l’Ukraine – ne nous satisfait absolument pas, c’est pourquoi nous essayons de diversifier nos sources, mais nous ne pouvons pas ne pas tenir compte de cet état de fait. A cette dépendance énergétique s’ajoute le fait que nous estimons depuis toujours que la Russie est un protagoniste incontournable de la géopolitique européenne et mondiale. Son exclusion des formats de dialogue existants nous semble de mauvaise politique. Nous estimons qu’un dialogue doit être maintenu avec la Russie. Y voir une « admiration » pour le régime de M. Poutine est puéril. Si nous sommes toujours restés loyaux vis-à-vis de l’Union européenne pour la reconduction des sanctions liées à la crise ukrainienne, nous n’avons jamais perdu une occasion de rappeler que ces sanctions ne sont peut-être pas la meilleure des solutions, qu’elles ne semblent pas mener aux résultats souhaités, qu’elles font autant de mal – peut-être même plus – aux sanctionneurs qu’au sanctionné, et qu’il faudrait peut-être les reconsidérer. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à le penser.
D’autres sujets de convergence existent : la politique agricole commune (PAC) en est un. Les ministres français et hongrois de l’agriculture en ont récemment convenu, et sont fermement décidés à obtenir qu’elle ne souffre pas des autres priorités du budget européen. La Hongrie et la France sont deux grands pays agricoles : la Hongrie produit deux fois plus de produits agricoles qu’elle n’en consomme. Nous sommes structurellement exportateurs. Les agriculteurs hongrois tiennent tout autant à la PAC que leurs collègues français.
Les points de convergence restant à approfondir se trouvent peut-être dans la gestion du phénomène migratoire. Nous sommes d’accord sur la nécessité de protéger nos frontières, sur la nécessité de reconduire chez eux ceux qui résident irrégulièrement sur nos territoires, mais nous restons divisés sur l’interprétation à donner à la notion de solidarité. Gageons qu’un dialogue constructif permettra de résoudre ce différend aussi.
Quelle est la place pour la collaboration UE-Russie dans le contexte actuel ? Est-elle aussi nécessaire que la collaboration Russie-Hongrie ?
Pratiquement tous les pays européens sont d’une manière ou d’une autre en relation avec la Russie, y compris les deux plus puissants d’entre eux, la France et l’Allemagne, mais aussi beaucoup d’autres, comme l’Italie et la Grèce. Les dix premiers partenaires commerciaux de la Russie sont pour l’essentiel des membres de l’UE ou de l’OTAN. Entre 2017 et 2019, les relations commerciales entre la Russie et la France ont augmenté de 40 %, et celles entre la Russie et l’Allemagne de 56 %. La Pologne et les pays baltes ont des raisons historiques et objectives d’être plus réservés. Mais ces différences sont parfaitement gérables au sein de l’Union. Tout comme la France et l’Allemagne sont loin d’être d’accord sur tout, la Hongrie et la Pologne, par exemple, n’ont pas la même approche vis-à-vis de la Russie, mais cela n’empêche ni le couple franco-allemand, ni le groupe de Visegrad d’exister.
Tous les États de l’Union sont fort légitimement attentifs à leurs intérêts, et très souvent ces intérêts passent par une relation avec la Russie. Je ne dis pas que la Russie est un partenaire facile, personne n’est naïf et la Hongrie ne l’est pas non plus. Je ne suis pas sûr que l’attitude de la Russie vis-à-vis de l’Europe soit liée à la personnalité de M. Poutine, tout comme l’évolution actuelle de la politique américaine n’est pas forcément liée à la personnalité de M. Trump. Il s’agit d’évolutions géopolitiques auxquelles l’Europe doit savoir s’adapter. Nous sommes parfaitement conscients du problème ukrainien, nous n’avons jamais admis l’annexion de la Crimée et sommes très inquiets de la déstabilisation de ce pays qui est notre voisin. Nous espérons vivement que la nouvelle présidence ukrainienne, avec la collaboration de la Russie, arrivera à trouver une solution permettant de sortir de l’impasse actuelle des accords de Minsk.
Robert Menasse comparaît dans nos colonnes (et dans son roman) l’Union européenne et la monarchie austro-hongroise : cette comparaison vous semble-t-elle juste ?
La monarchie austro-hongroise appartient à un autre monde, à une autre époque à laquelle la première guerre mondiale et les traités qui l’ont conclue ont mis fin. De nombreux auteurs, notamment François Fejtő, se sont interrogés sur ce qu’il fallait penser de cet « empire défunt ». Cet « empire » a longtemps mérité son nom, dans la mesure où il avait vocation à soumettre les nations placées sous son autorité et à réprimer sévèrement celles qui manifestaient des volontés d’indépendance, comme la Hongrie pendant le soulèvement de 1848-49. Or là aussi le pragmatisme a fini par prendre le dessus : à la suite de la défaite de Sadowa en 1866, l’Autriche affaiblie a conclu avec la Hongrie le Compromis de 1867, qui créait la double-monarchie austro-hongroise. Pour la première fois, la Hongrie était nommément désignée dans la nouvelle configuration politique, sa diversité était reconnue au sein de l’ensemble dont elle faisait partie.
Cela dit, la comparaison entre les deux entités me semble un peu forcée : l’Union européenne n’est composée que d’Etats souverains, alors que l’Autriche-Hongrie était un patchwork de nationalités qui ne coïncident pas toujours avec les frontières politiques, ce qui a été une des causes de son démantèlement.
Nous sommes membres de l’Union européenne, nous avons signé les Traités et nous n’avons aucun problème avec cela. En revanche, nous estimons que nous avons droit – comme du reste tous les pays de l’Union – à voir notre spécificité reconnue : nous n’avons pas vocation à être fondus dans un empire, qu’il soit défini par Bruxelles ou par d’autres. Encore une fois, chaque pays a son histoire et son vécu. La République française n’a pas le même vécu historique que la Hongrie. La France et la Hongrie sont chacune fières de leurs passés, mais ce ne sont pas les mêmes passés. Je pense que c’est une erreur de vouloir, sous prétexte d’intégration européenne, que les Hongrois vivent selon des critères français, tout comme ce serait une erreur d’imaginer que les Français devraient vivre selon des critères hongrois. Je ne crois pas que la prise en compte de ce fait d’évidence soit de nature à affaiblir l’Europe, bien au contraire. C’est en assumant ses différences que l’on montre sa force, pas en essayant de les gommer artificiellement. Les « valeurs européennes » sont celles de tous les pays qui composent notre continent.
Comment percevez-vous la montée des partis verts en Europe de l’Ouest, une tendance moins présente en Europe centrale et de l’Est ?
Je ne crois pas que le mouvement vert soit absent en Europe centrale. C’est un phénomène parfaitement européen, qui s’est manifesté dans les élections européennes – en France par le score inattendu de la liste conduite par Y. Jadot, en Hongrie par le score tout aussi inattendu du parti alternatif Momentum. Je pense qu’une grande partie des électeurs hongrois de sensibilité verte se retrouve dans l’électorat de ce parti, mais c’est peut-être trop tôt pour en être sûr.
Aujourd’hui en Hongrie, il n’existe pas d’opposition crédible au parti gouvernemental, le Fidesz, ce qui n’est pas une bonne chose. Une démocratie ne fonctionne bien qu’avec une perspective d’alternance. Cette absence de formations politiques susceptibles d’offrir des solutions d’alternance est générale en Europe, avec la perte d’influence des partis traditionnels. La France ne fait pas exception, l’Allemagne non plus. La gauche hongroise fait face à une décomposition en tous points comparable à celle de la gauche française. En revanche, contrairement à la France, l’extrême-droite hongroise est également en cours de décomposition, le parti d’extrême-droite Jobbik s’étant scindé en deux à la suite de dissensions internes, opposant une extrême-droite restée dure (minoritaire) à un courant plus favorable à des alliances avec la gauche, par-dessus la tête du parti de centre-droite au pouvoir. Ce qui est certain, c’est que la problématique écologique marquera le débat politique en Hongrie dans les prochaines années, de la même manière que dans tous les autres pays.
Quelles sont les sources de doctrines en Hongrie (Think-tank, etc.) et les principaux lieux de débats ?
En Hongrie, comme en France, il y a beaucoup de think-tanks, certains proches du gouvernement, d’autres plus réservés ou même carrément hostiles. Il existe aussi des centres de réflexion sur les réseaux sociaux, où toutes les tendances s’expriment. Le Hongrois est un individu politiquement curieux par nature, c’est pourquoi il s’est toujours senti étouffé par la censure pratiquée par le régime communiste. La presse hongroise d’aujourd’hui, contrairement à ce que l’on veut faire croire, est parfaitement ouverte, avec même un certain déséquilibre en faveur des organes hostiles au gouvernement : le quotidien le plus lu (Népszava), l’hebdomadaire le plus lu (HVG), la chaîne de télévision la plus regardée (RTL), le site d’information le plus consulté (Index) sont tous d’opposition. Il existe évidemment une presse pro-gouvernementale, mais rien ne permet de dire que c’est celle que les Hongrois consultent le plus.
Les électeurs hongrois ont donc tous les moyens pour faire leurs choix. Il y a eu deux élections récentes en Hongrie, les élections législatives de l’année dernière et les élections européennes de cette année. Aux élections législatives, le gouvernement sortant a été reconduit avec une majorité plus forte que la précédente et une participation électorale record de 70 %. Le gouvernement actuel a donc été reconduit et bénéficie d’une majorité parlementaire des deux tiers des sièges avec un nombre de suffrages exprimés de l’ordre de 50 %. Je signale au passage que 50 % des suffrages exprimés selon le système électoral hongrois ne donnent « que » deux tiers des sièges, alors qu’avec le système français, par exemple, 50 % des voix sur un seul parti donnerait une majorité de 80 à 90 %… Le système électoral hongrois est bien plus équilibré, il est d’ailleurs l’exact décalque du système allemand : la moitié des députés est élue au scrutin de circonscription à un tour, l’autre moitié étant élue à la proportionnelle intégrale.
Pour les élections européennes, il y a eu partout un accroissement de la participation, mais c’est en Hongrie que cet accroissement a été le plus fort : il y a 5 ans, en 2014, la participation avait été de 29 %, et on a fait plus de 43 % en 2019, soit moitié plus. La démocratie hongroise se porte donc plutôt bien. Le parti gouvernemental a obtenu 53 % des voix, ce qui fait de la Hongrie un des pays non seulement où le taux de participation a été le plus élevé, mais aussi où le soutien populaire à la liste du parti gouvernemental a été le plus élevé. L’engagement européen de la Hongrie ne peut se manifester plus clairement.