L’anniversaire des 30 ans de la chute du mur de Berlin propose un bilan contrasté où émerge une fracture politique et économique interne à l’Allemagne. Que reflètent en ce sens les résultats des élections politiques de septembre ?
Il y a bien entendu un élément à prendre en considération dans l’attitude adoptée face aux réfugiés et aux migrants. La population qui a connu l’Allemagne de l’Est était beaucoup plus enfermée et a eu beaucoup moins de contact avec l’extérieur. Une étude intéressante montre qu’aujourd’hui, dans une ville comme Francfort, 30 % de la population affirme avoir des racines étrangères d’une façon ou d’une autre. Pour la même question dans les villes de l’Est de l’Allemagne nous obtenons des réponses bien inférieures à 10 %. Il y a donc des réalités différentes qui se reflètent aujourd’hui dans l’actualité politique. Il y a également un autre élément. L’Allemagne de l’Est a connu une évolution démographique différente. Même bien après la chute du mur, beaucoup de villages, de petites ou grandes villes ont vu une partie de leurs populations, souvent la plus dynamique et la plus jeune, partir. La composition de la population est ainsi différente aujourd’hui ; pour faire un bilan honnête de ce que l’unification a apporté aux Allemands de l’Est, il faudrait aussi interroger les Allemands de l’Est partis à l’Ouest.
Toutefois, il faut bien comprendre que l’Est n’est plus une région homogène. On remarque des différences importantes dans le développement de certaines villes ou régions – visibles notamment dans des villes comme Berlin ou Leipzig, au développement de régions comme la Saxe. A contrario, à l’Ouest on retrouve des régions qui se sentent délaissées et des régions qui font face à des transformations économiques importantes.. Je mets donc en garde contre une simplification à l’échelle de l’Allemagne de l’Est.
Pour conclure, oui, il y a des différences. Oui, les dernières élections ont marqué un vote important pour l’extrême droite mais nous avons aussi vu cela dans d’autres régions, d’ailleurs, dans certains Länders de l’Est, le vote à l’extrême droite a même reculé par rapport aux résultats des fédérales. Il n’y a donc pas une courbe ascendante nette. Quand on compare les résultats de ces élections avec celles qui avaient eu lieu il y a 5 ans on se trompe de cible. Lorsqu’on fait des comparaisons avec les résultats de 2017, au moment des élections fédérales, on se rend compte que l’extrême droite avait déjà fait de très bons scores dans ces Länders. Tout dépend finalement du point de comparaison que l’on choisit.
Voyez-vous un impact possible sur la dynamique de la Grande Coalition par la percée de l’AFD dans les élections régionales ? Ces résultats expriment-ils des tendances lourdes qui pourraient se refléter aussi sur l’establishment ou sur le corps diplomatique ?
La tendance lourde de la CDU est de se distancer et de se différencier de ce mouvement. Tous les responsables de la CDU sont très clairs : ils ne veulent ni coopérations, ni alliances avec l’AfD. Certes, il y a eu, dans des toutes petites communes, des initiatives de rapprochement qui ont été cependant immédiatement contestées par le leadership du parti tant au niveau national qu’au niveau des länder. Les difficultés de la coalition, à mon avis, viennent plutôt d’autres raisons. La coalition entre la CDU et la SPD a existé pendant 10 des dernières 14 années, c’est une période exceptionnellement longue. Les deux partis sont censés s’opposer, or la durée même de la coalition a fini par créer une situation un peu anormale pour les deux partis qui traversent d’ailleurs une situation comparable à celle de leurs homologues européens. On peut, par exemple, se demander si la sociale démocratie allemande a autant de problèmes que la sociale démocratie française, italienne, néerlandaise… Pour les partis de droite la question est en tout cas comparable : comment faire pour articuler un conservatisme capable de se projeter dans l’avenir et de s’opposer aux mouvements politiques clairement révisionnistes, néonationalistes, extrémistes ?
Vous avez défini les rapports franco-allemands comme exceptionnels. Ne devrait-on pas nuancer ce propos ? Comment comprenez-vous des moments qui semblent aller à l’encontre de ce constat – absence de réponse allemande aux discours de Macron, divergences profondes sur le Brexit, sur le budget… Ne sommes-nous pas plutôt face à une crise du franco-allemand ?
Non. C’est une question de méthode, mais je pense que l’imaginaire public s’occupe plus des choses que nous avons encore à faire que de celles que nous avons déjà faites. L’image ne correspond que très rarement à la réalité.
Concernant le discours du Président Macron, je trouve que l’idée même d’en attendre une réponse allemande revient à ignorer le fonctionnement de la politique allemande. Dans notre système institutionnel, le chancelier n’a pas l’espace politique – encore moins un chancelier n’ayant pas encore formé de gouvernement – de faire un grand discours dans lequel il définit les lignes de la politique allemande. S’il fait cela, en tout cas, il ne réussira pas à former un gouvernement. D’ailleurs l’Allemagne n’a pas à répondre au Président Macron ; évidemment nous tenons compte des positions des partenaires, et nous sommes ouverts et conscients de l’état du débat mais nous définissons notre propre politique comme tout autre pays européen. En mars 2018, le gouvernement a défini ses lignes de force pour sa politique européenne dans un document un peu plus compliqué qu’un discours : l’accord de coalition ! Le niveau d’abstraction sur l’agenda à entreprendre au niveau européen est à peu près équivalent à celui du discours du Président français, même si, bien sûr, c’est moins poétique. L’Allemagne a ses positions, qui ne peuvent être résumées à un simple oui ou à un simple non, et elle a pris ses positions en conscience et en connaissance des objectifs du Président français.
Depuis l’élection du Président Macron en mai 2017, trois décisions majeures entre la France et l’Allemagne ont été prises : un conseil de défense franco-allemand dans lequel des projets d’armement terrestre et aérien, d’une ampleur inédite, ont été lancés. Ces projets sont fondamentaux pour parler d’une Europe de la défense. Lors d’un conseil des ministres franco-allemand en juin 2018, une feuille de route pour les affaires européennes a été décidée par les deux gouvernements. Nombre de projets souhaités par le Président sont aujourd’hui réalité. En janvier 2019, nous avons également renouvelé notre contrat bilatéral avec de vastes nouveaux sujets à traiter entre nos pays aussi bien au niveau bilatéral et transfrontalier qu’au niveau du rapprochement des systèmes. Alors, certes, nos positions divergent sur certains sujets – par exemple, l’envergure des propositions françaises concernant le développement de la zone euro. Si nous ne disons pas oui, nous faisons d’autres propositions. Dans ce même contexte, le Ministre des Finances allemand a proposé un système de réassurance pour les assurances chômage au niveau européen ; où est la réponse française ? Il faut bien comprendre que des projets, dont l’initiative est ni totalement allemande, ni totalement française, sont en cours. Nous construisons un consensus et nous le défendons après. Par exemple, il faudrait lancer un chantier sur les politiques d’asile et sur les migrations européennes… d’ailleurs les difficultés ne sont pas franco-allemandes ici. Il y a eu, depuis deux ans, des avancées majeures.
Maintenant c’est donc une question d’appréciation politique. Est-ce que nous pouvons considérer qu’il s’agit d’un bilan positif ou bien est-ce que nous regrettons de ne pas avoir fait plus ? C’est aussi une question plus fondamentale : comment chacun dans sa sphère politique gère les attentes qu’il crée lui-même…. Si l’on crée des attentes sur certaines dossiers sans avoir la certitude que les différents partenaires suivront, il faut peut-être accepter que le résultat européen soit en deçà de ce qu’on a pu s’imaginer…
Pour le Brexit, les divergences sont peu nombreuses et marginales. L’approche européenne et du couple franco-allemand est surtout marquée par une très grande unité. Après le Brexit, la Grande Bretagne va continuer d’exister, elle ne va pas soudainement disparaître dans l’océan ! C’est un très grand pays avec, aussi, une économie importante. Nous allons entretenir des rapports avec eux pour les décennies, et sans doute pour les siècles à venir. Nous souhaitons, après ce Brexit, entretenir des rapports constructifs. Évidemment la nature de nos échanges ne pourra pas être la même, mais il faut qu’il y ait un rapport constructif. Un départ fait sur un fracas n’est pas propice à l’organisation de l’après. Si nous n’avons pas cet accord de sortie avec sa période de transition, nous passerons par un moment politiquement et économiquement difficile ; il faudra retrouver un niveau de confiance pour pouvoir recommencer à négocier quelque chose.
Y a-t-il une incapacité allemande à expliquer sa politique à l’extérieur même de son territoire ?
Il y a une difficulté ou du moins une inégalité profonde qui a une explication linguistique. Quand le Premier Ministre britannique ou un Président français explique son positionnement, en anglais ou en français, les médias reprennent assez facilement son discours. Si la chancelière allemande fait un discours au Bundestag – le lieu où la politique allemande est débattue – les médias internationaux n’en reprennent pratiquement rien. Dans l’espace public allemand, il y a une explication constante de la politique. Si des déclarations gouvernementales précèdent chaque débat et chaque conseil européen, elles ne sont pas ou peu reprises par les médias internationaux. Si le Président Macron fait un discours à La Sorbonne, en revanche, il y aura une écoute internationale – l’explication me semble principalement linguistique. Les déclarations faites en allemand sont plus difficiles à lire que celles en anglais ou en français.
Le 5 septembre dernier, la chancelière était à Pékin, l’économie allemande souffre du ralentissement des échanges commerciaux entre la Chine et les États-Unis, qu’un hard Brexit pourrait aggraver. La situation économique allemande pourrait-elle précipiter une crise économique au sein de l’Union ?
Tout d’abord, ce n’est pas la première visite de la chancelière en Chine. Après 14 ans passée en tant que chancelière et 12 visites en Chine, les relations politiques et économiques entre nos pays sont importantes ; cette dernière visite ne répond pas à une situation spécifique. Sur la partie économique, il y a évidemment une tension commerciale entre les États-Unis et la Chine affectant aussi les pays tiers. Un simple ralentissement chinois ou américain a des répercussions sur l’économie allemande et c’est une des raisons pour lesquelles nous pensons qu’un système commercial international devrait être basé sur des règles. Respecter ces règles, se tenir à l’intérieur des accords de commerce de l’OMC pour conserver une stabilité des cadres régulateur et juridique permettent aux entrepreneurs d’avoir la visibilité dont ils ont besoin pour faire des affaires.
Si nous prenons l’exemple de l’automobile, une baisse des ventes en Chine entraîne une diminution du nombre d’usines construites sur le territoire influençant des industries qui ne sont pas exclusives dans le secteur de l’automobile. Il y a aussi, par ailleurs, un changement d’attitude par rapport à la mobilité en Europe – voitures électriques, infrastructures adaptées, digitalisation et conduite assistée. Des secteurs comme celui de l’automobile, font face à des évolutions majeures n’affectant pas uniquement l’Allemagne. Il faut rester prudent sur le fait d’utiliser un indicateur individuel sur un mois ou deux pour en déduire toute une analyse sur le comportement d’une économie dans son intégralité. De même pour la digitalisation, l’ensemble des processus n’est pas nécessairement perçues par le consommateur final. Je rejoins d’ailleurs le Président Macron sur ce sujet ; soyons un peu plus optimistes et dynamiques, nous avons nos propres compétences et nos propres capacités.
Quel bilan l’Allemagne tire-t-elle du G7 ?
Le G7 était un moment très important, très bien conduit et très bien préparé par la diplomatie française. Le G7 permet d’une part de constater qu’un échange approfondi entre les leaders politiques est possible sur de très grands sujets de diplomatie internationale – l’Iran, le Mali, les questions migratoires et climatiques – ce qui est important car nous sortons, un peu, de nos discussions nationales habituelles. D’autre part, chacun peut prendre la mesure de la nécessité d’une coordination sur ces sujets si on veut arriver à des solutions réelles. Il est intéressant de constater que le Président américain peut finalement créer des disruptions tout seul, il peut refuser l’accord de l’Iran mais pour le moment cela n’a pas apporté de solutions sur le nucléaire iranien. Pour résoudre les dossiers compliqués du monde contemporain il faut se mettre à plusieurs autour d’une table. Dans ce sens le G7 était important : pour l’Ukraine, pour l’Iran, pour le Mali… tous ces sujets ne se règlent pas en un seul sommet. Mais une rencontre de ce type peut permettre de redynamiser certains processus, de générer une impulsion, de permettre d’envisager des nouvelles possibilités. Bien sûr, il est presque impossible de résoudre une situation sans faire participer les pays concernés… On ne règlera pas les problématiques du nucléaire iranien entre Américains et Européens, il faut inclure les Iraniens. On ne peut pas régler la situation commerciale sino-américaine au G7 puisqu’il faut les chinois. Dans l’économie de ses limites, ce G7 a donc très bien fonctionné.
Quelles sont les prochaines échéances diplomatiques allemandes importantes ?
Il y a de nombreux sujets importants pour l’automne : le Brexit, l’Ukraine, le commerce, l’Iran. Nous avons attendu longtemps mais il y a eu l’échange des prisonniers entre la Russie et l’Ukraine. C’est un premier élément qui permet de reconstruire un peu de confiance entre les deux pays. Il faut essayer de l’exploiter et d’aller plus loin. C’est très important. Nous en verrons la portée dans les prochains mois. Bien sûr, pour l’Allemagne la suite des négociations commerciales reste extrêmement importante entre la Chine et les États Unis. Il est également très important de réussir à engager une véritable conversation entre Américains et Européens sur la base du mandat que le conseil a donné à la Commission au printemps. Il y aura peut-être maintenant quelques négociations sur le Brexit, si les britanniques nous font des propositions concrètes.
Quelle place l’Allemagne veut-elle prendre sur la scène internationale tant à l’intérieur de l’Union que face à ses partenaires et rivaux ?
Pour l’Allemagne, l’intégration à l’intérieur même des institutions européennes et internationales est primordiale. L’ensemble des acteurs politiques responsables allemands qu’ils soient de centre droit, de centre gauche ou vert, pensent que l’Allemagne doit défendre et faire vivre les institutions multilatérales. L’Allemagne a vu et vécu le désastre d’un nationalisme exacerbé à l’extrême et la conclusion profonde que la société et la politique allemande en ont tirée est qu’il faut agir dans le contexte des systèmes internationaux, européens et au-delà. Il faut donc toujours préserver et créer des cadres dans lesquels nous avons finalement un droit et des règles communément acceptés pour régler nos différends. Cela passe par le fait de respecter les procédures de règlements des différends tout en acceptant leurs décisions. Car le bénéfice final est commun et bien plus grand. On peut perdre une procédure devant l’OMC, dans un cas spécifique, mais on gagne globalement à avoir une OMC capable de faire l’arbitre. On peut perdre un procès devant la Cour européenne sur un sujet précis, parfois cela peut être agaçant pour une société ou un pays, mais on gagne globalement à avoir un système dans lequel il y a un jeu institutionnel, pour lequel il y a un arbitre dont les décisions sont communément acceptées et appliquées. Je pense que cette idée du multilatéralisme est très profondément ancrée dans les convictions de l’Allemagne.
Pensez-vous que le concept de multilatéralisme soit en crise ? Plusieurs dirigeants contestent la légitimité de son fonctionnement institutionnel…
La légitimité de ces institutions ne doit pas être remise en cause, les dirigeants de pays qui font partie de ces institutions ne peuvent pas les entraver. Nous ne contractons pas des accords internationaux avec un gouvernement mais avec un pays, un pays qui est représenté par son gouvernement. Une fois qu’un accord est contracté et ratifié, le pays reste lié par ses engagements. On ne peut pas remettre en cause ce type de construction à chaque changement de gouvernement… Si nous abandonnons ces fondamentaux dans le droit international, on va tout droit dans la jungle, on entre dans le domaine de la guerre. Alors oui c’est peut être contesté ici et là et c’est une raison de plus de réexpliquer en quoi c’est fondamental. Traiter à travers un système multilatéral ou à travers des organisations internationales est la garantie que les divergences trouvent une résolution pacifique à travers des procédures communément acceptées. C’est absolument fondamental. Encore une fois on peut perdre sur un sujet ou un autre mais croire qu’on gagne à ne plus utiliser ces systèmes est faux ! C’est toujours plus facile de déconstruire d’un côté que de reconstruire de l’autre.